Demain ne meurt jamais

Carré © Ralph Crane

John Le Carré
revient avec un
roman éblouissant
en forme de
testament

Peter Guillam,
ancienne pièce
maîtresse du Cirque,
surnom du
département des
opérations
clandestines des services secrets britanniques pendant la guerre
froide, devenu aujourd’hui un paisible sexagénaire, ne s’attendait
certainement pas à être tiré de sa retraite bretonne pour devoir
faire la lumière sur les morts, en 1961, de son ancien ami, Alec
Leamas et de la maîtresse de ce dernier, Elizabeth Gold, les
protagonistes de l’Espion qui venait du froid, publié en 1963.

Mais que veulent savoir ces jeunes agents aux surnoms stupides sur
une affaire vieille de plus d’un demi-siècle et sur cette opération de
désinformation de la Stasi baptisée Windfall et chargée d’identifier
le ou les traîtres infiltrés par les Soviétiques dans le Cirque, alors
dirigé de main de maître par George Smiley, le héros le plus célèbre
de John Le Carré ?

Tel est le point de départ du nouveau roman de l’ancien espion
devenu romancier à succès et qui, à près de 87 ans, a conservé tout
son talent et sa manière si unique de plonger son lecteur dans des
abysses psychologiques dont il ne sort qu’au prix de nuits blanches
et de séquelles psychologiques et littéraires irréversibles, à son
grand ravissement au demeurant.

Au fur et à mesure que le lecteur, suivant en cela les pas de Peter,
s’enfonce dans cette obscure forêt, ce passé des années 60 où se
joua le sort du monde, peuplé des spectres d’Alec, son ami,
d’Elizabeth Gold, d’Hans-Dieter Mundt, le maître-espion de la Stasi,
et surtout de Doris Gamp, la fameuse Tulip qu’il a aimé, ses
certitudes vacillent. Peter Guillam découvre alors que les gens en
qui il avait une totale confiance, n’étaient peut-être pas ceux qu’il
croyait, que la cause qu’il servait n’était finalement pas aussi juste
qu’il le pensait. Dans cette forêt en forme de miroir apparaissent ces
hommes et ces femmes qu’il a connu mais également les reflets
d’une autre réalité.

Une fois de plus, avec ce roman écrit avec maestria, John Le Carré
rappelle qu’il est, à l’image de George Smiley, son alter ego littéraire,
immortel, et que les espions, marionnettistes de leur temps, finissent
toujours par devenir les marionnettes d’une histoire passée dans les
mains de ces jeunes générations qui, par le biais de Bunny et de
Laura, demandent des comptes. Laissons le mot de la fin à George
Smiley : « Si j’ai été sans cœur, je l’ai été pour l’Europe. Si j’ai eu un idéal
hors d’atteinte, c’était de sortir l’Europe des ténèbres dans lesquelles elle
se trouvait pour l’emmener vers un nouvel âge de raison. Et je l’ai
toujours.»
L’histoire est ingrate pour ceux qui ont tenté de sauver le
monde à Berlin doivent se dire Peter Guillam, Jim Prideaux ou
George Smiley. Car elle laisse les héros de l’ombre, seuls, à ressasser
dans des caravanes ou dans les alcôves d’une bibliothèque leurs
exploits passés.

En refermant ce roman qui d’une certaine manière achève une
œuvre prodigieuse, on se demande si tout cela n’a pas été vain. Peut-
être sur l’échiquier géopolitique. Certainement pas en littérature.

Par Laurent Pfaadt

John le Carré, L’héritage des espions, Seuil, 320 p.