Des hommes ordinaires

Comment des pères de famille, des maris aimants, des ouvriers, des artisans sans expérience de la guerre, ont pu, en l’espace de quelques mois, quelques semaines, se muer en tueurs de masse, en génocidaires ? C’est à cette question qui dépasse le contexte de la seconde guerre mondiale, que tente de répondre Christopher R. Browning, universitaire américain et grand spécialiste de la Shoah dans ce livre consacré au 101e bataillon de réserve de la police allemande. A l’occasion du 80e anniversaire de l’Aktion Reinhard, ce vaste programme d’extermination des juifs et tsiganes du gouvernement général de Pologne, la 3e édition revue et augmentée de ce livre daté de 2002 permet une fois de plus de prendre conscience que la Shoah ne fut pas uniquement le fait de nazis convaincus mais également d’hommes ordinaires comme se plaît à le rappeler l’auteur.


Puisant dans les témoignages des 210 survivants de ce bataillon, Christopher R. Browning replonge le lecteur dans le village de Josefow et ses environs, dans le sud de la Pologne, où le 13 juillet 1942 et pendant près de dix-huit mois, moins de 500 hommes vont conduire, entre « chasse aux juifs », fusillades, liquidations de ghettos et déportations à Treblinka, plus de 80 000 personnes à la mort. Une question vient immédiatement à l’esprit. Comment en est-on arrivé là ?

Pour y répondre, Christopher R. Browning compose un récit fascinant où l’on suit ces hommes venus majoritairement de la région de Hambourg, du commandant Wilhelm Trapp pleurant comme un bébé lorsqu’il s’agit de convaincre ses hommes d’exécuter leurs terribles besognes aux volontaires zélés demandant toujours plus. L’auteur s’introduit dans leurs psychés en convoquant quelques grands spécialistes dont Stanley Milgram, analyse leurs origines sociales, leurs places dans la société du Troisième Reich et leur adhésion à la doctrine nazie pour en tirer les enseignements nécessaires à la compréhension de leurs crimes.

En premier lieu, ces hommes ont été engagés dans une lutte à mort à l’Est, dans une guerre d’extermination théorisée par les dirigeants nazis. Aucune frontière émotionnelle, éthique, morale n’a résisté à ce contexte. « Cette polarisation entre « eux » et « nous », entre les nôtres et « l’ennemi », fait assurément partie des lois de la guerre » écrit Christopher R. Browning. « Et il semble bien que, même si les hommes du bataillon n’ont pas consciemment fait leur la doctrine antisémite du régime, ils ont tout au moins intériorisé l’assimilation du Juif à l’ennemi » poursuit-il. Les scènes de meurtres, de massacres que racontent ces hommes sont évidemment insoutenables mais elles révèlent avant tout une totale déconnexion avec une réalité qui aurait préservé un sens moral chez la majorité d’entre eux. D’ailleurs, l’auteur revient sur ces membres du bataillon, « ces êtres d’exception » comme il les nomme, qui ont trouvé la force psychique, résistant notamment à la dynamique mortifère du groupe et élaborant des stratégies d’évitement, pour ne pas devenir les complices de ces crimes.

Puis, reprenant le leitmotiv arendtien de banalisation, l’universitaire américain avance l’idée d’une banalisation du crime adossée à une politique gouvernementale fondée sur l’extermination d’êtres déshumanisés et résumée dans un concept de « distanciation ». Pour autant, Christopher R. Browning rappelle, dans une postface éclairante sur sa polémique avec Daniel Goldhagen, auteur du polémique Bourreaux volontaires de Hitler (Seuil, 1997) et qui soutint, en s’appuyant sur ces mêmes témoignages des hommes du 101e bataillon, des conclusions contraires, que tous les Allemands ne furent pas forcément des antisémites en puissance capables de massacrer des juifs, et estimant finalement que « cette histoire ordinaire n’est pas l’histoire de tous les hommes ».

Toujours aux Belles Lettres, on lira également avec intérêt l’ouvrage polémique de Jan T. Gross, Les Voisins, 10 juillet 1941, un massacre de juifs en Pologne (2019) consacré au massacre de Jedwabne au nord-est du pays par leurs voisins polonais pour comprendre comment la guerre et ses corollaires transforment des hommes ordinaires en génocidaires.

Par Laurent Pfaadt

Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires, Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne,
coll. Le goût de l’histoire
Aux éditions Les Belles Lettres, 348 p.