Eichmann à Buenos Aires

Dès le livre refermé, il a fallu revoir son portrait en uniforme SS, le
regarder et constater ce « mauvais assemblage des deux parties de son
visage » ainsi que « la petite cicatrice sous son œil gauche, en plus du
tremblement dont il souffrait dans la même zone lorsqu’il s’énervait ».
Comme pour être certain de voir Eichmann et non Klement.

Impossible de lâcher ce livre avant la fin tellement il nous happé.
D’Adolf Eichmann, on connaissait essentiellement le début, sa
naissance dans l’histoire de l’humanité en tant qu’organisateur de la
solution finale et la fin, son procès à Jérusalem. Comme l’a dit
Hannah Arendt, il a personnifié la banalité du mal. Mais à quoi
ressemblait ce mal lorsqu’il s’est, à nouveau, banalisé ? C’est tout le
propos du roman d’Ariel Magnus, auteur d’un Eichmann à Buenos
Aires de feu ou plutôt de cendres, celles d’un nazisme encore tiède
que des hommes tels que Ricardo Klement – le nom d’emprunt
d’Eichmann – se sont plu à entretenir dans une capitale argentine
dirigée par un Juan Peron complaisant avec les anciens séides du
Troisième Reich.

Là-bas, Eichmann se cache, y compris de ces enfants. Il rumine sa
frustration et rêve de reconnaissance, littéraire, à défaut de celle de
son Führer. Ariel Magnus excelle lorsqu’il décrit le morne quotidien
d’un homme enfermé dans une sorte de schizophrénie : Klement
cultive son oubli quand Eichmann ne désire qu’édifier sa légende,
légende que seuls ses ennemis lui reconnaissent. Alors oui, il y a les
effluves assez pathétiques du nazisme suranné d’un homme
enfermé dans son antisémitisme et qui rêve de le dissoudre dans sa
germanité intime. Son machiavélisme est pathétique à souhait. Mais
l’incroyable talent littéraire de l’auteur réside dans cette précision
presque métronomique à décrire l’obsession bureaucratique d’un
homme, d’un fonctionnaire fier d’avoir réussi à bureaucratiser le plus
grand crime de l’histoire. Peu importe la mort d’une personne ou
d’un million, la satisfaction se trouve avant tout dans la mise en place
du process. Les pages de Magnus glacent le sang car elle montre que
n’importe qui, y compris le plus banal des fonctionnaires, peut se
transformer en un criminel de masse. Si Eichmann est un être hors
du temps, Klement peut être chacun d’entre nous.

Par Laurent Pfaadt

Ariel Magnus, Eichmann à Buenos Aires,
traduit de l’espagnol par Margot Nguyen Béraud,
Aux éditions de l’Observatoire, 208 p.