Eschyle aux enfer

Camp de Mauthausen ©Bundesarchiv

Le grand dramaturge grec
Iakovos Kambanellis raconte sa
déportation à Mauthausen.
Inoubliable.

Les grands livres, ceux qui
demeurent en vous toute votre
vie, laissent toujoursquelques
images. Parfois une seule. Un
enfant tétant le sang de sa mère
juive italienne. Un homme
brandissant le bras au milieu d’un
charnier sans que l’on sache s’il
s’agit d’un acte de survie, de
résistance ou les deux à la fois.
Des cadavres dont on fait le revêtement des routes. Des pendus
avec du fil de fer barbelé. « La mythologie de la cruauté à
Mauthausen comportait une foule de monstres »
écrit Iakovos
Kambanellis. Les mots de ce dernier marquent au fer rouge. Ils
manquent à traduire ce que l’on ressent en les lisant tellement ils
vous écrasent. On ralentit la lecture, foudroyé par la puissance du
texte ou décontenancé lorsque l’horreur cède à l’absurde, comme
avec ce détenu fondant en larmes au moment de quitter le camp
parce qu’il n’a rien à ramener à sa femme et à ses enfants.

Mauthausen est le récit de la déportation de Iakovos Kambanellis
(1922-2011) qui deviendra le plus grand dramaturge grec. Publié
initialement en 1963 puis remanié en 1995, il raconte la
douloureuse expérience des camps de concentration nazis du
point de vue d’un jeune étudiant grec devenu le représentant de
ses compatriotes à la libération du camp. Sa construction
narrative qui oscille en permanence entre les semaines qui
suivirent la libération du camp en mai 1945 et les quelques dix-
huit mois de captivité de l’auteur permet de mettre en miroir,
l’asservissement et la liberté mais surtout les vivants et les morts
où on se demande parfois de quel côté du miroir sont les uns et les
autres.

Bien évidemment, comme dans de nombreux récits
concentrationnaires, on y retrouve cette quête omniprésente du
sens, de celui que l’on donne à sa vie lorsque vous n’êtes plus qu’un
objet, qu’une chose.  Cette quête qui vous rend fou si bien qu’il
faut abandonner toute logique si vous voulez survivre ou comme
le dit un prisonnier espagnol «mettre une croute de folie autour du
cerveau »
. Cependant Kambanellis montre que la fin du supplice ne
signifie pas le recouvrement de son identité. Car le monde, sur le
point de basculer dans la guerre froide, a changé et laisse les
déportés, d’une autre manière, hors du temps sans savoir qui ils
sont.

Mais Mauthausen n’est pas qu’un chant funèbre. C’est aussi un
livre plein d’amour où les regards entre les hommes et les femmes
à travers la clôture électrifiée est, chaque dimanche, une victoire
contre la mort. Cet amour notamment celui qui né entre Iakovos
et Yannina et traverse tout le livre, ne fut jamais vaincu. Tel un
fleuve enfermé si longtemps dans la souffrance, et qui se met
lentement, à coups de vengeance et de lutte contre ses démons, à
briser la glace qui le retenait prisonnier durant cet hiver sans fin.

N’en doutons pas, Mauthausen est avant tout un livre plein
d’espoir. De la vie face à la mort. De la force de l’homme face à la
barbarie. Après l’Auschwitz de Primo Levi et le Buchenwald d’Imre
Kertesz, il convient d’ajouter aux monuments de la littérature des
camps, ce Mauthausen de Iakovos Kambanellis. Comme avec les
deux premiers, on ne sort pas indemne d’une telle lecture. « Aucun
mortel ne traverse intact sa vie sans payer »
écrivit Eschyle dans les
Choéphores
. A n’en point douter, Iakovos Kambanellis, paya la
sienne avec ce livre inoubliable qui ne laissera pas notre vie
intacte.

Par Laurent Pfaadt

Iakovos Kambanellis, Mauthausen,
Chez Albin Michel, 384 p.