Fifty rouble

L’auteur de La Soif et de La Rose des vents suit, dans son nouveau roman, la vie d’un rappeur russe

On aurait tort, sous prétexte de guerre ou de russophobie primaire, de se priver de lire la littérature russe. Car, non seulement elle survivra au régime en place comme elle l’a fait dans les siècles passés mais surtout elle raconte une société nous permettant de comprendre une guerre, une époque, un monde.


Dans ce décor, le nouveau roman d’Andrei Guelassimov s’aventure sur le sentier de la drogue en compagnie de Tolian, rappeur de cette Russie qui est entrée tête baissée dans cet ultralibéralisme né avec la chute de l’Union soviétique. La rencontre en Allemagne avec une ancienne fille de sa cité de Rostov-sur-le-Don le fait plonger quelques vingt-cinq ans en arrière. Guelassimov y dépeint une société post-soviétique en pleine déliquescence où tous ses piliers se sont effondrés. Plus d’Etat, plus d’armée, plus de valeurs laissant, sur ce champ de bataille sociétal, la violence régir les rapports humains. Chacun se débrouille comme il peut. On trafique, on deale, on vole les ampoules dans les hôpitaux pour les revendre. Les uns trouvent leur salut dans le rap comme Tolian devenu Pistoletto quand d’autres deviennent les proies du crime organisé. « Evidemment, elle s’était foutue de moi quand, sur notre trajet vers l’hôpital, elle avait suggéré de gagner le fric des truands en composant du rap, mais mon cœur se métamorphosa alors en oreille » dit ainsi Tolian.

Commence alors pour Tolian/Pistoletto, une vie faîte de lumières, blanches comme la poudre et de ces ténèbres que sont la dépendance, les cures de désintoxication et la perte de soi. Sa rédemption, Tolian la trouve auprès du père Mikhail au monastère de Pskov. Là-bas, il redevient Tolian avant d’opérer, tel un saint orthodoxe, une nouvelle transfiguration et devenir Booster, nouvelle icone…du rap.

A l’image de cette dope que l’on revend à Rostov, la prose de Guelassimov, une nouvelle fois magnifiquement traduite par Raphaëlle Pache, est, comme à chaque fois, addictive. Tolian est si attachant qu’on veut en savoir plus, l’accompagner dans sa rédemption. Avant Pskov, Tolian était un mort en sursis et son destin a fini par se confondre avec celui de tout un pays. Après il est devenu un ressuscité millionnaire.

Dans ce chaos de l’après communisme où dans les clubs les portraits de Lénine et de Staline côtoient ceux de femmes nues et où les producteurs de MTV ont remplacé les apparatchiks dans les chambres du Metropol même l’armée n’est plus un élément de stabilité, ravagée par la gangrène de la guerre de Tchétchénie, un thème que l’auteur reprend. Dans La Soif, elle avait mangé le visage de Kostia. Dans Purextase, elle dévore la notion même de paternité privant Tolian de père comme on prive une société de ses repères. Mais Kostia et Tolian ont fini par trouver dans l’art, l’instrument de leur rédemption.

Avec leurs œuvres, les écrivains tracent des perspectives sur le temps long, matérialisent sur le papier des convulsions sous-jacentes qui, telles des microséismes, ne sont pas perceptibles immédiatement mais conduisent aux tremblements de terre les plus violents comme celui du 24 février 2022. Comme Guelassimov, les écrivains ouvrent cependant la voie à des renaissances, celle de Tolian comme celle de la Russie. Des renaissances que seule la littérature russe peut produire. Voilà pourquoi il est impératif de continuer à la lire.

Par Laurent Pfaadt

Andrei Guelassimov, Purextase
Aux éditions des Syrtes, trad. Raphaëlle Pache, 384 p.