Histoire d’un fiasco

attentat © afp.com/Lionel Bonaventure
attentat © afp.com/Lionel Bonaventure

Gilles Kepel décrit la lente et implacable mécanique socio-politique qui a conduit aux attentats de 2015

 

L’ouvrage a quelque chose qui s’apparente à la prophétie. Ecrit et programmé bien avant les attentats du 13 novembre 2015, il trouve une résonnance plus que pertinente au regard des funestes évènements qui frappèrent Paris.

On ne présente plus Gilles Kepel tant il est devenu l’un des spécialistes de l’islam et du monde arabe les plus médiatiques depuis plusieurs années. Mais plus qu’un bon client de tous les médias français et étrangers, Gilles Kepel est avant tout un chercheur, un universitaire scrupuleux qui, depuis Science Po ou l’institut universitaire de France, scrute et analyse les lignes de fracture d’une société traversée par des identités multiples et les effets parfois désastreux de
décisions géopolitiques et domestiques.

Regarder le temps long, la lente progression d’évènements concomitants aboutissant à la catastrophe que l’on connait, voilà tout l’intérêt de Terreur dans l’hexagone écrit en compagnie d’Antoine Jardin.

L’ouvrage qui revient sur les évènements qui ont structuré les attentats depuis dix ans est avant tout un constat d’échec. Kepel montre bien comment 2005 constitua l’année charnière de la catastrophe, sorte d’alignement des sombres planètes qui ont permis ce qui allait suivre : le changement de génération à la tête de l’Islam de France, les mutations de la mouvance djihadiste, l’affaire des caricatures
danoises et les transformations opérées dans les banlieues. A cela s’ajoutent les profonds bouleversements affectant le monde digital avec l’émergence et le développement des réseaux sociaux et la
dimension criminogène de la prison.

Dans le même temps, les pouvoirs publics fermèrent les yeux sur l’importance de ce problème où aucune réponse ne fut donnée à la crise des banlieues de 2005 tandis que la crise économique, à partir de 2008, vint encore dégrader les conditions de vie des habitants des banlieues et aggraver jusqu’à l’insupportable des discriminations déjà fortes. Kepel dresse ainsi avec succès le décor d’une situation qui a mis des années à arriver à maturation en croisant tous les
phénomènes sociaux, économiques, culturels et politiques.

On voit ainsi, et c’est la grande force du livre, que ce processus – implacable malheureusement même si de nombreux jeunes des
banlieues ont trouvé une forme de résilience pour s’en sortir – va fabriquer les Merah, Kouachi et Abaaoud. On ne naît pas terroriste, on le devient. Et ce que Kepel considère comme une désintégration sociale conduisit des jeunes en rupture à partir de 2012 avec
Mohammed Merah à rejoindre la mouvance terroriste et à commettre des attentats sur le sol français. « Cette tuerie perpétrée par un enfant des cités questionne la pertinence de l’idéologie française de
l’intégration comme roman national laïque et républicain et réécrit dans le sang un grand récit sombre de la France contemporaine qui la révèle brusquement comme société retrocoloniale »
écrivent ainsi Gilles Kepel et Antoine Jardin.

Le repli sur soi, la mort du vivre-ensemble, la fragmentation identitaire de notre société et l’émergence de l’Etat islamique ont ainsi permis à l’expérience Merah de faire des émules. Devant les constats accablants de ce fiasco politique et social relatés par ce livre fondamental, il est donc urgent de trouver les réponses adéquates. Pour notre pays, nos enfants, notre démocratie, il n’est pas trop tard.

Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone, Genèse du djihad français,
Gallimard, 2015

Laurent Pfaadt