Interview Alexandre Bande

« Ce lieu fut le plus meurtrier des centres de mises à mort »

Alexandre Bande est professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires au Lycée Janson de Sailly à Paris, intervenant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, au Mémorial de la Shoah et à l’INSPE de Paris. Il a coordonné plusieurs ouvrages notamment la Nouvelle histoire de la Shoah (Passés composés, 2021) ou l’Histoire politique de l’antisémitisme en France (Robert Laffont, 2023). Pour Hebdoscope, il revient sur son dernier ouvrage, Auschwitz 1945 (Passés composés).


Quelle est la situation que découvre les Soviétiques en entrant dans le camp d’Auschwitz, le 21 janvier 1945 ?

Après de rudes combats, les soldats soviétiques prennent possession dans l’après-midi du 21 janvier 1945 d’un imposant complexe concentrationnaire composé de plusieurs camps et sous-camps et découvrent ce qu’il reste des chambres à gaz, des crématoires et des nombreux effets personnels volés aux déportés dès leur arrivée. Les soldats soviétiques qui entrent dans Auschwitz sont des combattants, ils ne sont pas préparés à affronter ce qu’ils découvrent. L’urgence est alors de nourrir, de soigner et de tenter de sauver les milliers de déportés dont plusieurs dizaines d’enfants encore vivants à leur arrivée. Ils vont mettre des jours, peut être des semaines, à saisir l’ampleur du crime et du drame qui se sont déroulés en ce lieu dont la « lecture » est particulièrement difficile en raison de son immensité, du froid, de la neige et des destructions. Il leur est logiquement impossible de percevoir immédiatement le nombre de victimes, la manière dont le complexe fonctionnait économiquement ainsi que les rouages du système de mise à mort. 

A la lecture de votre ouvrage, on découvre qu’Auschwitz fut plus qu’un simple camp, un complexe voire même un projet urbain

En effet, lorsque les autorités nazies décident d’implanter dans la ville d’Oswiecim (Auschwitz en allemand) un camp de concentration au début de l’année 1940, ils envisagent également de faire de cette ville un « avant-poste » de la colonisation allemande à l’Est. Rattachée au Reich, comme toute la partie occidentale de la Pologne, cette ville est vidée de la plupart de ses habitants (dont 60% étaient juifs avant la guerre) et un vaste projet d’aménagement urbain, de mise en valeur des terres agricoles et des richesses naturelles est mis en œuvre par la SS. Enchevêtrement d’usines, d’entrepôts, de fermes modèles et de structures concentrationnaires, le complexe d’Auschwitz s’étendait sur plusieurs dizaines de km². De grandes entreprises allemandes (IG Farben, Siemens) ont profité d’une main d’œuvre servile et « corvéable à merci » pendant plusieurs années, les SS ont même tenté de développer du caoutchouc synthétique. Si le nom d’Auschwitz est encore aussi fortement ancré dans les mémoires, 80 ans après, c’est que ce lieu ne fut pas seulement le plus peuplé des camps de concentration du Reich – plus de 100 000 déportés à l’été 1944 – mais aussi le plus meurtrier des centres de mises à mort puisqu’un million cent mille personnes dont près d’un million de Juifs y ont été assassinés. 

La libération du camp ne signifia pas pour autant la liberté pour de nombreux déportés

Lors de leur entrée dans les différentes parties du camp, les Soviétiques découvrent environ 7000 survivants abandonnés par les SS le 18 janvier précédent lors de l’évacuation de près de 60000 déportés valides. Ces déportés, très majoritairement juifs, étaient dans un état de santé fort précaire. Décharnés, épuisés, souvent malades ou gravement blessés (c’est pour cela qu’ils n’avaient pas été forcés à se déplacer à partir du 18 janvier 1945), ils sont pris en charge de toute urgence par les services de santé soviétiques et la Croix Rouge polonaise. Initialement, les malades sont soignés dans les trois parties du complexe du camp d’Auschwitz, à savoir l’ancien camp principal, Birkenau et Monowitz. Mais les conditions dans les hôpitaux n’étant pas bonnes, surtout dans les deux derniers camps, le manque de médecins et de personnels infirmiers, malgré l’investissement de plusieurs dizaines de déportés valides, rendent difficiles les déplacements entre hôpitaux. Rapidement, comme le relate Primo Levi, les malades des différents camps furent rapatriés dans l’hôpital principal situé au cœur d’Auschwitz I administré par les Soviétiques. Les plus faibles périssent, parfois plusieurs semaines après le 27 janvier, les autres se rétablissent, sont soignés et quittent progressivement les lieux. 

L’historiographie insiste rarement sur ces semaines, ces mois qui ont suivi la libération du camp, pourquoi ? 

En effet, les ouvrages existant sur l’histoire d’Auschwitz évoquent rapidement l’épisode du 27 janvier 1945 et le basculement vers le lieu de mémoire que devient une partie du camp dans les années qui suivent. Mais à l’exception de quelques historiens polonais, rares étaient ceux qui s’étaient penchés sur ces questions. L’ampleur du crime de masse qui s’est déroulé à Auschwitz, l’importance de la parole des survivants, la symbolique associée à ce lieu de mémoire si spécifique ont contribué à focaliser l’attention des historiens sur l’histoire du site, son fonctionnement, sur les spécificités du système concentrationnaire et exterminatoire sans équivalent dans le processus de la « Solution Finale ». 

Laurent Pfaadt