Interview Serra

« D’Annunzio, c’est la rencontre entre la Renaissance et la modernité »

Maurizio Serra partage son temps entre les salons dorés de la
diplomatie italienne et sa machine à écrire. L’ancien ambassadeur de
l’Italie auprès de l’Unesco et francophile est l’auteur de plusieurs
biographies remarquées consacrées à certains de ses illustres
compatriotes comme Italo Svevo, Filippo Tommaso Marinetti ou
Curzio Malaparte, cette dernière lui valant en 2011 le prix Goncourt
de la biographie. A l’occasion de sa dernière biographie consacrée au
poète Gabriele d’Annunzio, Hebdoscope l’a rencontré.

Vous décrivez Gabriele d’Annunzio comme une sorte de romantique du
19
e siècle perdu au 20e et qui a semblé, surtout dans l’Entre-deux-
guerres, dépassé par son époque. 

D’Annunzio appartient sans doute à ce qu’on pourrait appeler la
dernière génération romantique. Mais je ne le définirais pas « perdu »
dans le XXème siècle, dont il a su « magnifiquement » (avec bien sûr,
des hauts et des bas) annoncer la modernité du moins jusqu’à la
Grande Guerre et à Fiume. S’il est dépassé dans l’entre-deux-
guerres, c’est essentiellement parce qu’il s’agit d’un homme âgé pour
l’époque, épuisé par une vie et une œuvre sans relâche et isolé par le
régime. Mais n’oubliez pas qu’il dénonce immédiatement l’ascension
de Hitler, à un moment où beaucoup en Europe, hommes politiques
et intellectuels, considéraient qu’on pouvait composer avec le
dictateur nazi.

Ce condottiere, cet esthète armé fut également un homme d’action,
n’hésitant pas, à pratiquer le coup de force comme à Fiume en
septembre 1919. Est-ce là la rencontre d’un humanisme tiré des siècles
passés avec le futurisme de ce début de 20
e siècle, mêlant beauté et
violence?

Le coup de force commence avec son exceptionnel engagement
personnel avant et pendant la Grande Guerre, et se prolonge à
Fiume. Je dirais que c’est la rencontre entre la Renaissance et la
modernité. Du futurisme il aime l’élan vital, mais son « machinisme »
ne l’attire pas vraiment.

Pourquoi fait-on souvent de d’Annunzio le précurseur du fascisme alors
qu’il a entretenu des relations pour le moins ambiguës avec ce dernier,
s’y rangeant, écrivez-vous, « de guerre lasse, faute de mieux » ?

Parce que c’est la vulgate encore largement entretenue. Toute la
deuxième partie de mon livre va contre cette thèse, résumée dans la
phrase que vous citez.

Cependant, on a un peu l’impression qu’il a raté son rendez-vous avec
l’Histoire, qu’il a laissé filer son destin au profit de Benito Mussolini alors
que les deux hommes, à bien des égards, se ressemblaient.

Oui, il l’a raté, mais je pense qu’entre l’homme d’action et le lettré
c’est ce dernier qui devait, à la fin, prévaloir, et ce fut beaucoup
mieux ainsi, pour d’Annunzio surtout. Les similitudes avec Mussolini
sont très superficielles: Mussolini était un véritable animal politique
né pour le pouvoir (et la perte). D’Annunzio foncièrement un
esthète. On pourrait grosso modo dire de même du couple
De Gaulle-Malraux.

Après Curzio Malaparte et dans une moindre mesure Italo Svevo dont
vous avez été le biographe, la figure de d’Annunzio participe-t-elle à
dessiner en partie celle de l’intellectuel italien de cette époque ?

Vous savez, il n’y a pas plus un modèle italien qu’un modèle français
d’intellectuel. La ressemblance entre D’Annunzio et Malaparte (qui a
aspiré à lui succéder comme personnage et non seulement comme
écrivain) est évidente, de même que tout sauf le talent les oppose
tous deux à Svevo. On pourrait mettre en musique ces trois auteurs
comme trois temps d’un concerto. Allegro-Largo-Vivace.

Par Laurent Pfaadt

Maurizio Serra, D’Annunzio le magnifique,
Chez Grasset, 700 p. 2018

A lire également ses autres biographies
de Curzio Malaparte et d’Italo Svevo également publiées

Maurizio Serra © Emma Rebato

chez Grasset et Perrin (Tempus en version augmentée pour celle de Malaparte).