« J’ai écrit à cause du silence de la langue de mon père »

Leïla Sebbar a construit son œuvre littéraire autour de l’exil. Son
dernier ouvrage, Lettre à mon père, finaliste du prix Médicis essai
2021, clôt ainsi sa trilogie autobiographique commencée avec Je ne
parle pas la langue de mon père et L’arabe comme un chant secret. A
l’occasion du Festival international de géographie de
Saint-Dié-des-Vosges, Hebdoscope a rencontré Leïla Sebbar.

  • Pourquoi avoir attendu si longtemps pour écrire ce livre ?

Je crois qu’il était nécessaire d’avoir écrit beaucoup de livres pour
arriver à celui-ci. Il a fallu que j’écrive précédemment Je ne parle pas
la langue de mon père et l’arabe comme un chant secret. Parce qu’ils
représentent des étapes, des séquences, des épisodes que je ne
pouvais pas sauter. Je n’ai pu écrire Je ne parle pas la langue de mon
père après la mort de mon père en 2003. Je ne l’aurais pas écrit de
son vivant. Ma mère l’a bien compris quand elle l’a lu puisqu’elle m’a
dit : « tu n’aurais pas dû écrire ce livre ». Je pense que pour elle, mon
père n’aurait pas été satisfait. Ainsi quand je rencontre des jeunes
gens qui veulent écrire, je leur dis « surtout n’en parlez pas ». Je
n’aurais pas écrit si j’avais pensé d’abord aux membres de ma famille.

  • Ces silences vous ont-ils construit ou plutôt vous ont-ils déconstruit ?

J’ai pensé, pendant un certain temps, qu’on m’avait meurtri et j’ai
compris que c’est parce ces silences existaient que j’ai écrit. J’ai écrit
à cause du silence de la langue de mon père. Si je parle de l’exil et j’en
parle beaucoup, c’est parce que je suis en exil de la langue arabe.
Sans cela, je n’aurais pas écrit.

  • Comment analysez-vous ces silences ? La pudeur ? La culture ? L’exil ?

J’ai mis du temps à les comprendre. J’ai interrogé mon père qui ne
m’a jamais répondu. J’ai interrogé ces silences en réfléchissant et en
écrivant. Je pense que c’est la situation coloniale qui a constitué les
raisons des silences de mon père. Il a vécu dans une contradiction. Il
était instituteur, directeur d’école puis inspecteur dans la langue
française c’est-à-dire la langue du colonisateur même si c’était la
belle langue de sa femme. Mais l’amour ne suffit pas à recouvrir ces
souffrances. Et il a gardé le silence pour préserver ses enfants, issus
d’un mariage mixte qui était mal vu des deux côtés, et était
considéré comme une monstruosité, comme contre-nature.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Lettre à mon père, Bleu autour, coll. D’un lieu l’autre, 200 p.

Leïla Sebbar & Isabelle Eberhardt, Nouvelles, Bleu autour, coll.
D’un lieu l’autre ,192 p.