Jaune est la couleur

Dans son nouveau roman,
Alexandre Jardin célèbre la
France des invisibles

Française, c’est l’histoire de Kelly,
une combattante abîmée par la vie
mais qui ne s’en laisse pas conter.
Bien décidée à faire la lumière sur
ce viol qu’elle a subi et qui sert un
peu de fil rouge au récit, Kelly
entraîne le lecteur dans son
histoire où gravite toute une
galerie de personnages : ses deux
sœurs, ses amis, ses amours et ces
hommes et ces femmes qui chaque jour, loin de Paris, dans une
province oubliée, se réinventent et transforment une société en
perpétuel mouvement. Il y a là entre autres, la responsable d’un café
associatif, le maire d’un village luttant contre une administration
étatique qui a fait de cette campagne un désert médical ou le
gendarme payé une misère pour défendre une loi dans laquelle il ne
croit plus ou si peu.

Prévenu dès le début de l’ouvrage, le lecteur ne doit pas s’attendre à
retrouver la veine du Zubial ou de l’Ile des gauchers mais plutôt un
Alexandre Jardin qui a trempé sa plume dans un fiel civique coulant
dans les veines d’une majorité de citoyens et mise au service d’un
récit plein de verve. Cela s’apparente parfois à un véritable jeu de
massacre. Tout y passe : les institutions, président de la République
en tête, l’administration « spécialement inventée pour contrarier
l’homme »
, les convenances, la mondialisation avec son cortège
macabre de délocalisations – notamment celle de la Compagnie
Normande d’Expédition – qui laisse de côté ceux qui n’ont pas accès
à internet, et les médias avec le succulent personnage de Pierre-
Esprit, journaliste cynique et bonimenteur invétéré qui nous dévoile
les masques de la comédie d’un pouvoir parisien déconnecté des
réalités.

Son roman célèbre ainsi ces petites solidarités quotidiennes et
locales qui, mises bout à bout, permettent à notre pays de continuer
à se réclamer de valeurs telles que la liberté et la fraternité. Dans
son livre, Alexandre Jardin continue à croire dans la République, pas
de doute là-dessus, mais certainement pas celle qui nous gouverne,
celle de la technocratie qui broie les « sans-dents » mais plutôt celle
d’hommes politiques possédant encore « un savoir sans limites, une
tendresse profonde pour l’homme et une radicalité dans notre défense »

et qui ne sacrifient pas des maisons médicales si importantes dans
nos campagnes sur l’autel de petites rivalités politiques pathétiques.
Les jugements que l’auteur qui tenta d’être candidat à l’élection
présidentielle de 2017, livrent sur notre société sont à la mesure des
claques que distribuent Kelly : cinglantes. Notre héroïne,
professeure de français violée par on ne sait qui si ce n’est
symboliquement par la misère et le déclassement trouvera son salut
dans la révolte des gilets-jaunes, brillamment qualifiés de « citoyens-
serfs »
, sorte de Tiers-Etat contemporain quand d’autres y compris sa
sœur Cindy choisiront le fanatisme ou la violence d’Etat. « Quand
une société est à bout, la civilité devient un rêve »
écrit ainsi Alexandre
Jardin pour résumer cette jacquerie des temps modernes.

Refermant ce livre finalement assez optimiste qui casse
intelligemment tous les stéréotypes et les raccourcis en tout genre,
le lecteur en ressort marqué par cette résilience citoyenne qui,
passée par sa phase violente, laisse entrevoir un espoir, celui qui
verrait la famille de Kelly, à l’image de la France, se réconcilier.

Par Laurent Pfaadt

Alexandre Jardin, Française,
Chez Albin Michel, 320 p.