Julie de Lespinasse

Mise en scène Christine Letailleur

Christine Letailleur, metteure en scène associée au TNS, passionnée du 18ème siècle (nous n’avons pas oublié sa très belle et pertinente mise en scène des « Liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos en 2015) crée au TNS une pièce inspirée de la biographie de Julie de Lespinasse de Pierre de Ségur et de ses lettres au colonel Guibert. Elle en présente une adaptation tout à fait sensible et bouleversante.

C’est que l’histoire de Julie de Lespinasse est en tout point remarquable. Née, bâtarde, dans une famille de la noblesse lyonnaise, elle devient, après le décès de sa mère, gouvernante des enfants de sa soeur et découvre que le mari de celle-ci fut l’amant de sa mère et donc son propre père. Cette terrible révélation la pousserait à entrer au couvent si ce n’est qu’alors, sa tante Madame du Deffand, la soeur de son père, la prend comme dame de compagnie et l’emmène à Paris.

Una autre vie commence pour elle avec, en particulier, la fréquentation des « Salons » où se retrouvent les « intellectuels » de l’époque, entre autres, Montesquieu, Voltaire, Marivaux, d’Alembert… Elle apprend beaucoup, son esprit, sa finesse séduisent. Elle finit par ouvrir son propre salon suivie par nombre de ces « messieurs » dont d’Alembert très amoureux d’elle.

C’est ainsi que la petite Julie, vouée à rester dans l’ombre devient cette femme éclairée qui échange sur un pied d’égalité avec  ceux qui, comme Condorcet, s’élèvent contre l’esclavage, l’obscurantisme et prônent l’égalité homme-femme.

Ce parcours  extraordinaire pour une femme de cette époque (nous sommes dans les années 1760-1770) nous est restitué au courant du spectacle par une voix off, moyen habile de donner à ce personnage toute son épaisseur et son authenticité. (voix off Alain Fromager)

Ce que  nous donne la scène c’est  ce grand moment de la vie amoureuse de Julie lorsqu’en 1774, elle fait la rencontre du colonel Guibert, en tombe follement amoureuse et se retire du monde. Elle a quarante ans, lui dix de moins. Il est beau, séduisant, intelligent. Il est la coqueluche des salons parisiens et plaît dans toute l’Europe car il écrit des traités innovants sur l’art de la guerre. Il est volage aussi, très souvent absent, alors Julie lui écrit.

Nous la voyons assise à son petit pupitre, griffonnant de sa plume, des mots qui expriment l’attente douloureuse de sa venue, l’impatience de recevoir des lettres, parfois les reproches d’une aussi longue absence puis des remords d’avoir osé lui en faire part. Elle va et vient dans ce huis clos qui l’emprisonne, observe derrière les vitres de la fenêtre son improbable arrivée.

Nous entendons cet amour qui fait vivre mais qui tue à petits feux à travers ces instants de bonheur, ces moments douloureux de fièvre anxieuse, les trahisons, les jalousies, les doutes, les espoirs qu’il suscite. Entre offenses et pardon, c’est un cheminement de soi à l’autre, de soi à soi pour le meilleur et pour le pire. Un jeu d’introspection dont témoigne ses lettres pleines de réflexions pertinentes concernant sa situation de femme qui se sent délaissée, qui est délaissée. Eclairs de lucidité, suivis de l’espoir fou d’un renouveau de cet amour qui la dévore.

Un remords la hante aussi, celui de cet amour qu’elle a connu juste avant de rencontrer Guibert, celui pour le marquis de Mora qui l’a sincèrement aimé et qui est mort de tuberculose pendant le voyage qu’il effectuait pour la revoir. De façon très habile Christine Letailleur le fait apparaître,  traversant le plateau d’un pas léger tel un spectre ou passant furtivement comme une ombre derrière la vitre de la fenêtre.

Les deux personnages se croisent sans jamais se rencontrer. Mora est interprété par le comédien Manuel Garcie-Kilian avec la componction qui sied à cette âme malheureuse.     

Apprenant l’éventuel mariage du colonel Guibert, Julie lui écrit encore pour le dissuader, pour lui démontrer que le mariage est une entrave à la liberté, (belle idée pour l’époque). Mais apprenant qu’il aura bel et bien lieu, elle sombre dans la folie, ingurgite des pilules d’opium, délire, se consume, croit entendre les cloches du mariage et s’imagine poursuivie par des nuées d’oiseaux. Une vidéo bien conduite par Stéphane Pougnand nous rend compte de ce moment d’hallucination. Enfin, ses souffrances la conduisent à la mort.

Ainsi, cette jeune femme émancipée, finit-elle par mourir d’amour comme bien d’autres femmes qui, comme elle, ont aimé, se sont données totalement à leur passion alors qu’elles étaient souvent trahies, abandonnées, pendant que l’homme, parcourant le monde, s’adonnait à ses plaisirs, allait et repartait comme un enfant gâté, sûr d’être pardonné et toujours aimé.

La belle Julie, la tendre Julie, dans sa superbe longue robe de satin, créée par Elisabeth Kinderstuth et réalisée par les ateliers du TNS, est magnifiquement, délicatement interprétée par Judith  Henry qui sait montrer avec justesse le désarroi, le chagrin, parfois la colère et le désespoir qui habitent cette amoureuse qui ne cesse de réécrire à la fin de ses lettres  » mon ami, je vous aime », ce leitmotiv épistolaire étant soutenu à maintes reprises par l’air envoûtant de l’opéra de Gluck « J’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur » ( son Emmanuel Léonard). La comédienne fait de Julie cet être exceptionnel dont la sincérité crée en nous une véritable empathie.

Une scénographie, signée Emmanuel Clolus et Christine Letailleur, très dépouillée, laisse toute la place au jeu de l’interprète, particulièrement soutenu par des jeux de lumière travaillés avec finesse et pertinence comme ces bougies portées sous les visages pour en souligner les expressions, cette semi-obscurité qui marque la nostalgie, rend plus lourde la solitude (Grégoire de Lafond).

Julie de Lespinasse se comparaît, dit-on à Phèdre. Cette mise en scène  et cette interprétation lui donnent incontestablement  sa dimension d’héroïne racinienne particulièrement émouvante.

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation  du 25 avril

jusqu’au 5 mai au TNS