La braise de la littérature hongroise

maraiPlusieurs romans de Sandor Marai
hongrois ressortent en poche

Très largement méconnu du grand
public, Sandor Marai (1900-1989)
demeure l’une des figures de proue
de la littérature hongroise durant cet
entre-deux guerres qui vit la Hongrie
devenir après le traité de Trianon et
le démembrement de l’empire
austro-hongrois, un état
indépendant. Cette époque resta
marquée par l’instauration en 1919
de la république des conseils,
d’inspiration communiste, écrasée par le régime autoritaire de
l’amiral Horthy qui devait régner sur la Hongrie pendant près de
trente ans.

Dans ce monde qui n’est plus tout à fait celui d’hier tout en portant
en lui la gestation de celui de demain et qui s’avéra bien pire encore,
Sandor Marai a construit une œuvre littéraire qu’il nous ait possible
de relire en poche. Souvent comparé à Stefan Zweig dont il finit par
épouser le destin funeste, Marai est d’abord un admirable analyste
des mœurs bourgeoises de son époque. Issu lui-même de la
bourgeoisie de cette Hongrie de Trianon, c’est-à-dire provenant d’un
territoire perdu, Kassa (aujourd’hui Kosice en Slovaquie), sa plume
plonge au plus profond de sa condition pour l’analyser, la
décortiquer. Ainsi, dans Métamorphoses d’un mariage (1980), il met
en lumière cette volonté manifestée par la bourgeoisie de conserver
sa place dans cette société en mouvement de l’entre-deux guerres.
Les Braises, roman écrit en 1942 et qui a permis en France et dans le
monde de redécouvrir son œuvre, met le doigt sur cette
structuration de la société hongroise en opposant les deux héros
dont l’amitié s’est muée au fil du temps en rapport de classes. Cette
analyse lui valut d’ailleurs les foudres d’un Thomas Mann puis des
communistes, maîtres de la Hongrie à partir de 1948, qui en firent
l’archétype de l’écrivain bourgeois décadent.

On a parfois rangé Marai dans la catégorie des écrivains de la
Mitteleuropa mais pour de mauvaises raisons car même s’il a vécu
dans cette Europe centrale de la première moitié du 20e siècle, il a
surtout su comme certains de ses contemporains (Schnitzler,
Canetti) scruter les rapports humains et cette violence
psychologique qui les régentent. Voilà pourquoi ses romans se
réduisent souvent à des conversations comme cette magnifique
Conversation de Bolzano (1940) construite autour d’un triptyque
(Casanova qui vient de fuir Venise, le vieux comte de Parme et sa
jeune épouse Francesca).

Ayant été confronté aux deux totalitarismes du 20e siècle, Sandor
Marai a livré à la postérité plusieurs récits notamment Ce que j’ai
voulu taire
, inédit découvert en 2013. Centrées autour de deux dates
majeures, l’entrée des troupes nazies dans Vienne le 12 mars 1938
et le 31 août 1948, date de son départ, ces mémoires fouillent les
tréfonds de la société de cette Hongrie qui « n’était pas plus
antisémite qu’il ne le fallait »,
qui conduisit plus de 500 000 juifs à la
mort et qui était marquée par de profondes inégalités foncières.
Mais surtout, Marai livre ici une critique acerbe du nationalisme.
Contraint de s’exiler lors de la prise de pouvoir des communistes,
Sandor Marai ne revit jamais sa Hongrie natale, « payant de son
propre destin l’effondrement d’un monde »
selon Imre Kertesz, prix
Nobel hongrois de littérature.

Sandor Marai, les Grands Romans,
coll. La Pochothèque, le livre de poche, 2016.

Sandor Marai, Ce que j’ai voulu taire,
le livre de poche, 2016.

Laurent Pfaadt