l’Age du capitalisme de surveillance

C’est un livre époustouflant, qui vous laisse KO sitôt sa lecture
achevée. En un peu plus de 860 pages, Shoshanna Zuboff, professeur
émérite à la Harvard Business School, décortique notre système
économique, politique et culturel né de la révolution technologique.

Après les attentats du 11 septembre 2001, nos titres de transport
ont été numérisés. Il a fallu badger à chaque montée dans le bus puis,
à chaque station sous peine de risquer une amende. Sur internet, en
réservant un voyage chez une compagnie aérienne lowcost, vous
receviez des promotions pour des produits directement ou
indirectement liés à votre voyage. Personne à l’époque ne savait ce
que voulait dire ce mot assez barbare d’algorithme. Voilà comment
tout a commencé. Et ceux qui prétendaient abattre l’Amérique ne
l’ont, en fait, que renforcer via ses GAFAM, ces nouvelles héroïnes
auto-proclamées de cette soi-disante liberté numérique.

C’est là que nous emmène Shoshanna Zuboff, dans l’envers du décor
de ces géants du net qui, sous couvert de liberté, ont en fait asservi
l’esprit humain en le privant de vie privée et en transformant nos
goûts culinaires et sexuels et nos rapports sociaux en données. 1984
n’est plus un mythe ou un récit de science-fiction visant à effrayer les
plus jeunes mais bel et bien une réalité arrivée avec quarante ans de
retard sur la prévision de George Orwell. Car, nous rappelle l’autrice,
nous sommes en présence d’un véritable système organisé visant à
dépouiller l’homme de son libre-arbitre. Etonnant cynisme que de
voir les théoriciens du complot qui se vantent de leur clairvoyance
demeurer aveugles devant la manipulation des GAFAM.

Déjà Joyce Appleby, dans son ouvrage fondamental (Capitalisme,
histoire d’une révolution permanente, Piranha, 2016) avait montré que
l’esclavage né du commerce du sucre avait grandement contribué au
développement du capitalisme. Shoshanna Zuboff poursuit cette
réflexion avec l’Age du capitalisme de surveillance en exposant la
mutation de ce phénomène où esclavage et capitalisme se sont
adaptés au monde d’après comme un virus bien connu. Seulement,
et c’est peut-être là le plus effrayant, cette servitude a été
volontaire. Tout cela porte un nom : totalitarisme. Alors rangez Marx
dans votre bibliothèque et actualisez-le avec Zuboff. Mais évitez
Google, on ne sait jamais, il risquerait de vous renvoyer vers le site
d’une bibliothèque aux ouvrages datés ou une marque de vodka.

Par Laurent Pfaadt

Shoshanna Zuboff, l’Age du capitalisme de surveillance,
Zulma Essais, 864 p. 2022