Le camion au TNS

C’est peut-être une façon d’aller plus loin ou plus au fond de la
provocation que de faire du théâtre à partir d’un film dont
l’existence n’est que parlée.

C’est le pari réussi d’une jeune metteure en scène Marine de
Missolz qui présente au TNS cette pièce « Le camion » une
adaptation en quelque sorte du film éponyme de Marguerite
Duras sorti en 1977 et qui fit plus ou moins scandale car il
bouleversait les codes de la mise en scène cinématographique.
Etait-ce bien un film ? se demandait-on alors. Est-il devenu
théâtre ? Le questionnement reste largement ouvert.

Sur le plateau il y a bien trois comédiens dont deux représentent
les protagonistes du film, rappelons-les, Marguerite Duras, elle-
même et Gérard Depardieu qui, assis autour d’une table lisent le
scénario d’un film possible intitulé « Le camion ». Elle lit, décrit ce
qui pourrait exister : un camion, une femme qui monte dans la
cabine, se met à parler, à chanter parfois.

Lui essaie de suivre, pose quelques questions : « qui est-elle cette
dame ? comment ça va finir ?

Elle lui demande de  » voir  » ce qu’elle imagine. Il affirme que  » oui  »
il voit. Parfois il pose des questions pertinentes, ajoute des
remarques. Avec circonspection il entre dans son propos.
L’imaginaire prend forme et se déroule comme ce camion qui
longe des paysages de terres et de banlieues.

Ce film qui évoquait la possibilité d’un film nous avait fascinés car,
avant-gardiste, poétique, drôle. Ce film on le reçoit comme un
conte, fascinés que nous sommes par le pouvoir suggestif de la
parole.

La mise en scène de Marine de Missolz ne déroge pas à cela. Sur le
plateau le pouvoir des mots, les images qu’ils engendrent sont
portés par Laurent Sauvage dont la voix, la qualité d’élocution, le
rythme, le ton qu’il sait donner à ses paroles sont d’une étonnante
sensibilité, d’une grande sensualité, tout en retenue et
délicatesse. Il tient le rôle de Marguerite Duras. Il se tient face à
nous. Il évoque, suggère, réfléchit, hésite. A ses côtés, celui qui
écoute, c’est Hervé Guilloteau dans un rôle de composition qui en
fait ce personnage intrigué par ce qu’on lui raconte et qui,
manifestement, se concentre pour suivre le déroulé de cette
histoire d’une rencontre insolite entre le chauffeur du camion et
la  » dame « . Il montre un certain embarras, hoche la tête, se gratte
le crâne, s’éponge le front mais acquiesce et dit qu’il  » voit « .

Face à nous, ils nous font entrer dans le jeu de l’imaginaire.

En effet l’interprétation est fidèle à la magie du conditionnel, ce
temps de la langue qui permet le jeu de tous les possibles, celui
qui permet aux enfants de mettre en place des scénarii où ils sont
créateurs réalisateurs et acteurs

Comme dans le film, un écran placé à gauche du plateau laisse
défiler des paysages gris et sans âme.

Pour ne pas rester figés face au public les comédiens se rendent
parfois près d’une petite table qui évoque, bien sûr celle autour de
laquelle se tenaient Marguerite Duras et Gérard Depardieu
Parfois ils entament une chorégraphie à laquelle participe le
troisième comédien, Olivier Dupuy, inventé par la metteure en
scène et censé représenter le deuxième chauffeur, celui qui dort
dans le film. Il devient, ici un témoin muet qui va et vient auprès
des deux autres. Il est comme  » l’oreille « ,  » la pensée « …

Reviennent en boucle les remarques sur l’enfermement dans la
cabine et le regard que tous deux portent sur la route. Le discours
parfois décousu de la femme aborde les questions politiques par
le truchement de ses souvenirs de militante qui a cru à la
révolution par le prolétariat mais qui dit-elle à déchanter en
constatant la collusion entre le capitalisme et le socialisme.

Elle parle aussi d’un enfant nommé Abraham, celui de sa fille.

Est enfin évoquée la probabilité que cette femme se soit
échappée de l’asile situé non loin de là, une personne étrange que
la pièce de théâtre comme le film nous rend paradoxalement
proche et mystérieuse, pour le moins fascinante.

Marie-Françoise Grislin