Le dragon

Foisonnant, délirant, palpitant, euphorisant, ubuesque, baroque,
burlesque, grotesque, éminemment politique, tous ces qualificatifs
conviennent à cette mise en scène par Thomas Jolly d’un conte de
l’auteur russe Evgueni Schwartz écrit en 1943, car le spectacle est
total. Travaillant sur tous ces registres, y introduisant le chant, la
danse, la narration, multipliant les effets scéniques, bruitages,
lumière, décors, costumes et maquillages, le metteur en scène
manifeste une totale maîtrise du plateau, accompagnée d’une
direction d’acteurs qui met les comédiens en demeure de jouer de
leur corps, de leur voix, de leur mimique avec une grande
virtuosité. Tout cela pour nous faire vivre une histoire tragique, un
conte cruel, une situation qui en rappelle un autre.

Dans une ville lointaine, un monstre à trois têtes fait régner sa loi,
exigeant qu’on le nourrisse d’abondance et surtout que chaque
année on lui offre une jeune fille. Les habitants semblent résignés.
Cette fois, c’est Elsa, la fille de l’archiviste Charlemagne qui a été
désignée. Elle aussi semble admettre son sort sans se révolter. C’est
alors qu’arrive un voyageur, Lancelot. Mis au courant de la situation,
il n’entend pas laisser faire et décide d’éliminer le dragon. La
population n’est pas très enthousiaste, pas plus que le bourgmestre
car le dragon leur aurait rendu, autrefois, quelques services dont
celui de leur épargner une épidémie en faisant bouillir l’eau grâce à
son feu légendaire. Le bourgmestre ne sait quelle décision prendre,
se contorsionne et en perd quasiment une  voix qui devient de plus en plus perché accentuant le ridicule du personnage. Les péripéties
se multiplient jusqu’au combat que Lancelot gagne avant de
disparaître au grand dam d’Elsa qui en était tombée amoureuse.

C’est alors que l’histoire devient manifestement politique car le
bourgmestre sans aucun scrupule revendique cette victoire comme
étant la sienne et, sans vergogne, organise son mariage avec Elsa qui
se retrouve ainsi aux prises avec un nouveau monstre d’autant plus
imprévisible qu’il nous avait paru ridicule, certes, mais plutôt
bonhomme.

Le sens de ce conte apparaît clairement et grâce à cette formidable
troupe d’acteurs qui le porte haut et fort il nous touche  vivement:
oui, le pouvoir est pervers et revêt des formes monstrueuses qu’il
n’est pas toujours aisé de détecter car, par sa roublardise, il apparaît
parfois sous des dehors honorables. A nous de savoir le démasquer
pour s’en prémunir telle est la belle  et nécessaire leçon qui nous est
ainsi donnée de la manière la plus ludique qui soit et sans doute, de
ce fait, la plus efficace.

 Marie-Françoise Grislin

Représentation du 8 février au TNS