Archives de catégorie : Cinéma

Chemins de désirs

J’ai aimé vivre là de Régis Sauder (2020)
avec la participation et les textes de Annie Ernaux

Régis Sauder a rencontré Annie Ernaux en marge d’une projection de son Retour à Forbach : un documentaire où la maison de son enfance est vidée, métaphore d’une ville qui se vide… de son activité et sans doute un peu de son âme. De cette plume, de cette caméra qui racontent, traquent la vitalité des « quartiers »devaient forcément naître un projet partagé. C’est J’ai aimé vivre là. Là, c’est Cergy-Pontoise (210 000 habitants), ville nouvelle surgie de nulle part dans les années soixante-dix et où Annie Ernaux vit depuis vingt ans. Sorti en 2020 dans les turbulences des restrictions sanitaires, le film prolonge sa carrière en parallèle du dernier opus du réalisateur : En nous.


Les chemins de désirs sont ces itinéraires qui naissent, se gravent sous les pas des usagers, des riverains et que les urbanistes, les architectes n’avaient pas prévus. Une appropriation têtue et dynamique qui redessine les aménagements en cité rêvée. Des lignes microscopiques quelquefois – pour gagner cinq secondes –, mais surtout la vie qui s’empare des lieux : y échanger, y partager, y apprendre, y chanter et danser… Un vaste mouvement qu’insufflent les habitants à leur espace et qui innerve le film.

Au début, le RER nous mène à Cergy avec les visages de passagers que le spectateur apprendra à connaître. Vers la fin, l’usage du roller amplifiera la respiration de ces espaces urbains. Des trajectoires régulièrement ponctuées par la silhouette d’un couple qui s’embrasse comme un leitmotiv de sens et de promesses. En cinquante ans, la végétation aussi a conquis le minéral magnifiant les images de Tom Harari. Même les départs – souvent pour poursuivre des études – sont des aboutissements teintés de regrets par la crainte du déracinement.

La poésie des textes d’Annie Ernaux, lancinants, obsédants, tresse une tonalité mineure, mais résonne surtout du regard empathique envers tous ces êtres qu’elle côtoie. Des corps trop souvent saisis par le maussade rituel des courses au supermarché et le métro-boulot-dodo – scandé comme un rappel à l’ordre par cette énorme horloge de la gare qui toise la foule industrieuse.

Un film choral dont l’écrivaine serait l’aède et les habitants les choristes qui, tour à tour, lisent ses textes et se racontent avec leurs mots. Des visages, des sourires, beaucoup de complicités que fait revivre le réalisateur. Une jeunesse d’âme et un enthousiasme partagés tant par les adolescents nés là que les anciens qui ont fait souche voilà des décennies. Un terreau humain qui perpétue aussi la solidarité et l’accueil bienveillant des premières années quand la France manquait de bras – la patinoire est devenue centre d’accueil pour migrants. Tous partagent leurs lignes de vie : des coins de parc, des bords d’Oise, des bouts de jardin avec d’amicales tablées qui tissent les liens à l’écart du spectaculaire urbanistique : l’Axe majeur tourné vers celui de la Défense, la pyramide inversée de la préfecture, la place des colonnes-Hubert Renaud, la gare…

L’utopie est dans les gens qui font la ville, lui donne cette incroyable énergie comme le suggère le réalisateur qui compose ici une cartographie subjective et humaine en contrepoint des mots d’Annie Ernaux. Au fil de ses voyages, Nicolas Bouvier avait dressé ce bel Usage du monde, Régis Sauder, de film en film, dresse ce bel Usage de la Ville.

Par Luc Maechel

documentaire de Régis Sauder
image : Tom Harari, Régis Sauder
montage : Agnès Bruckert
son : Pierre-Alain Mathieu
production : Thomas Ordonneau (SHELLAC)

The Safe Place

En nous de Régis Sauder (2021)

En 2009, Régis Sauder avait filmé une quinzaine de jeunes des quartiers nord de Marseille (une ZEP) qui s’emparaient d’un texte du XVIIe siècle et, grâce au filtre des mots de madame de Lafayette, évoquaient leur vie, leurs difficultés, leurs rêves… C’était le très beau : Nous, Princesses de Clèves. Ils et – surtout – elles étaient en première ou en terminale et passaient le bac. La plupart l’ont eu, d’autres pas. Dix ans plus tard, le réalisateur les interroge à nouveau : Quand je les ai retrouvés pour entamer l’écriture de ce film, j’ai été frappé par leur force, leur aptitude à déjouer les schémas d’un verdict social qui les voudrait courbés, soumis, radicalisés…


S’il filmait beaucoup les visages, le réalisateur capte ici la gracieuse chorégraphie des corps qui marchent, conduisent, s’approprient l’espace urbain, le paysage – les parcs remplacent les cours et le béton. Il tisse aussi le temps entre le passé – quelques archives des Princesses – et le présent forcément plus terne. Les images sont tournées pour l’essentiel au début du 2e confinement (novembre 2020). Un contraste qui accentue la couleur de leur vie présente devenue sérieuse. Des lunettes mangent quelques visages. Au gré des échanges sont évoqués des enfants nés depuis, des séparations aussi, une responsabilité et des chemins de vie pas toujours faciles. Cependant par deux ou trois, le lien perdure et les rires, les partages renaissent avec le verdict du réalisme qui sanctionne désormais les départs de rêve. En dix ans, ils ont déjà beaucoup vécu mais l’engagement prend le pas sur la révolte.

© Shellac

Le Nous des titres est essentiel pour Régis, ses témoins, ces jeunes devenus adultes. Et si lucides sur leur condition. Être ou ne pas être, pour eux, la question ne se pose pas. Ils sont, envers et contre tout. Avec un peu d’amertume, car l’égalité des chances n’est pas vraiment au rendez-vous et la société leur renvoie obstinément leur condition d’origine, leur couleur de peau… un parfum discrètement patriarcal voire colonial malgré des avancées.

Si l’ascenseur social est en panne, Armelle défend le service public pour qu’il ne le soit pas définitivement. Laura, docteur en pharmacie, évoque l’insertion professionnelle bien plus facile pour les camarades issus de milieux favorisés. Au fil des conversations surgit ce maillon essentiel de leur réussite : l’école de la République et l’entrée au lycée pour décrocher le bac qui semble conjurer la prédestination à l’échec. En creux se dessine le schéma qui marche : l’appui du ou des parents avec l’indispensable soutien humain et matériel des services publics, l’école en tout premier.

Et c’est là où le bât blesse. En fil rouge du documentaire, la voix off dite et écrite par Emmanuelle, professeure de français depuis 15 ans au lycée Denis-Diderot, traduit le sentiment partagé par ses collègues et le réalisateur. Le désengagement de l’État enfonce le clou de la marginalité au nom d’une fictive rentabilité (ZEP, etc. : tous ces changements de noms avec toujours moins de moyens) favorisant le focus sur les voitures brûlées, les trafics et les règlements de compte. Le jeune Abou établit un constat similaire à l’hôpital : épuisé par sa tâche d’infirmier en France et le sentiment de ne plus être au service des patients (60 à gérer), il a trouvé un poste à Lausanne où il s’épanouit (avec seulement 15 patients).

Alors ?
Croire en Nous. Préserver et solidifier entre nous ce commun nécessaire : la bienveillance au bon sens du terme et au bon endroit, à l’opposé du laxisme brandit par certains. C’est ce qu’ont réussi ces jeunes : investir the safe place, pas seulement matérielle, mais en termes d’éthique, d’intelligence, de conduite de vie. La galère – quelquefois noire – serait-elle le préalable pour ouvrir notre conscience vers une lumineuse épiphanie ? Avec l’obligation de provoquer le miracle qui peut nous sauver…

Par Luc Maechel

documentaire de Régis Sauder
image : Aurélien Py, Régis Sauder
montage : Agnès Bruckert
son : Pierre-Alain Mathieu
production : Thomas Ordonneau (SHELLAC)

En même temps

un film de Benoît Delépine et Gustave Kervern

Attachant, c’est le mot pour qualifier ce film ! Foutraque, naïf, excessif mais profondément humain et complètement dans l’air du temps, il fait la part belle à une réflexion politique décomplexée de tout sérieux et qui heureusement sort à trois jours du 1er tour des élections. Une façon de dire : « Fais gaffe à ton choix, tu ne diras pas que tu ne savais pas, on te l’a dit sur tous les tons et même celui de la comédie ! »


Ce fut un tour de force technique que de finir de réaliser le film à cette date d’avant le 1er tour. Pour Gustave Kervern, rien des préoccupations actuelles n’est plus important et plus grave que le réchauffement climatique, la crise écologique planétaire qui nous attend. Comment le parti des verts a-t-il pu se tirer une balle dans le pied alors que tout aurait pu lui réussir, à voir les manifestations nombreuses et très suivies pour le climat ? La bonne idée du film est d’avoir allié la cause écologique à celle des féministes par un ressort de scénario pour le moins drôlissime. Force est de constater que la colle des messages affichés sur les murs de nos villes pour la cause féministe fait de gros dégâts sur les crépis. Elle est très difficile à enlever. C’est ainsi que pour l’exemple, pour le coup d’éclat spectaculaire, une passionaria de la cause (India Hair) colle deux maires ensemble. Et ce n’est pas une image. L’un est de droite (plus ou moins extrême) et l’autre est écologiste. Ils sont opposés dans un projet de construction d’un parc de loisirs qui devrait prendre sa place dans une forêt primaire. Voilà que les deux hommes sont liés pour 1h 30 de film dans une position bien incongrue qui les oblige à accorder leurs pas. Ce n’est que le début d’un compromis qui les conduira à devoir composer dans un débat et confrontation pour un destin commun.

Vincent Macaigne et Jonathan Cohen sont ce personnage à deux têtes. Passée la surprise de la situation, le principe fonctionne, étonne et amuse. Après les tentatives de se décoller l’un de l’autre grâce à un vétérinaire pour chevaux (séquence inouïe d’un cheval suspendu à qui il soigne une carie), et en espérant en la force désarçonnante d’un rodéo endiablé sur un taureau de foire, en présence d’un François Damien philosophe et heureux comparse complice de la bande des sympathisants de ce duo de choc que composent Kervern et Delépine très influencés par l’humour belge, Molitor et Béquet, les deux maires, vont devoir se rendre, tout collés qu’ils sont, au conseil municipal pour décider du projet du parc d’attraction. Mais le dialogue forcé entre les deux hommes en ces trois jours d’intimité a eu du bon. Quant à la « colleuse » et ses copines très rock and roll, elles n’ont pas dit leur dernier mot. La fin du film est réjouissante. Mais ne nous y trompons pas, cette comédie résonne comme un rire de désespoir avant la catastrophe annoncée. Comme dit la chanson, « Faut rigoler avant que le ciel nous tombe sur la tête ! »

Elsa Nagel

La Abuela

 Un film de Paco Plaza

On avait découvert Paco Plaza au début de l’année 2008 au
Festival International du Film Fantastique de Gérardmer. Il y
présentait REC, coréalisé avec Jaume Balaguero, dans le cadre de
la compétition. Le film avait récolté trois récompenses dans la
Perle des Vosges, le Prix du Jury, le Prix du Public, et enfin le Prix
du Jury Jeunes. Paco Plaza allait continuer l’aventure en réalisant
deux suites, pour ensuite laisser Jaume Balaguero réaliser seul le
quatrième et dernier opus.

Avec La Abuela le metteur en scène avait fait le déplacement pour présenter le film aux festivaliers en ce début d’année 2022. Sur la scène de l’Espace Lac, il est alors revenu sur les souvenirs de sa première fois à Gérardmer avant d’introduire brièvement l’histoire. Présenté dans la compétition du 29ème Festival International de Gérardmer, La Abuela n’en est pas reparti les mains vides. Il a dû se partager le Prix du Public avec le film irlandais Samhain mis en scène par Kate Dolan, sur une soirée d’Halloween bien barrée.

Les premières images de La Abuela nous donnent des indices sur sa fin. Nous faisons la connaissance de Pilar, la grand-mère du titre, qui vit dans un grand appartement au coeur de Madrid. Très élégante, elle boit son café dans un bar avant de rentrer chez elle. Au milieu de son salon un corps inanimé étendu sur le sol… Un peu plus tard on apprend qu’un grave AVC va la laisser fortement diminuée. Prévenue, sa petite fille Susana devra interrompre sa carrière de mannequin (elle était sur le point de percer dans le milieu de la mode à Paris) pour venir s’occuper d’elle sur place. Dans le grand appartement de vieux souvenirs vont ressurgir, et l’aïeule s’avérer moins inoffensive que son état le laisse supposer.

L’état de Pilar nécessitant la présence d’un aidant 24H/24, Susana va dans un premier temps s’installer sur place. Elle sera aux petits soins pour sa grand-mère et ne la quittera pas d’une semelle. Le metteur en scène a commencé son histoire avec une scène forte laissée sans réponse, il poursuivra par petites touches minutieuses. Il choisit de prendre son temps, décrit en profondeur le personnage de Susana (interprété par Almudena Amor avec une justesse impressionnante pour un premier film) et la met face à une boogeywoman originale (dans le rôle de Pilar, l’ancienne mannequin brésilienne de Chanel Vera Valdez accapare l’écran).

Le Fantastique s’immisce vite dans le film, mais de manière insidieuse. De petits détails, une musique particulière ici, certains gestes de la grand-mère là. Paco Plaza fait monter progressivement la tension en utilisant les trois éléments principaux dont il dispose : Susana, dont l’esprit va progressivement vaciller à la lecture d’un vieux journal lui ayant appartenu, Pilar, dont les apparitions/disparitions et le mutisme renforcent le côté inquiétant, et enfin l’appartement, qui est lui-même un personnage à part, chaque pièce étant susceptible d’abriter le Mal. Aucune pièce n’est réellement propice au repos, l’appartement apparaissant alors comme l’antre d’une entité maléfique.

Avec La Abuela le réalisateur a souhaité raconter une histoire sur les liens de la famille, très forts dans la société espagnole, et les confronter à l’élément surnaturel. L’association des deux est plutôt naturelle. Il y a dans La Abuela des choses prévisibles, mais la manière de les amener permet de l’oublier. La conclusion du film, à la fois sensible et glaçante, fait partie des thèmes chers aux amateurs de genre. Un petit côté Le Témoin du mal (Gregory Hoblit, 1998) pas déplaisant. Le Jury ne s’y est pas trompé, en lui remettant son Prix lors de la cérémonie de clôture sur la grande scène de la salle de l’Espace Lac.

Jérôme Magne

Compagnons

Un film de François Favrat

Enfin un film social qui traite des banlieues sur le mode positif ! On
regrette le manque de films à la Ken Loach en France. Compagnons
est de ceux-là, orienté autour du sens de la fraternité avec une
bienveillance accordée à tous les personnages, même secondaires.
Autour d’Agnès Jaoui et de Pio Marmaï, Najaa, qui porte le film de
bout en bout dans le rôle de Naëlle, est une révélation, ainsi que de
nombreux acteurs non professionnels qui font partie de Bellevue,
une cité de Nantes, et des Compagnons du Devoir dont l’univers
très codé fait la curiosité du film.

© Wild Bunch Distribution

Naëlle se réfugie sur les terrasses de Bellevue où elle laisse libre
cours à son inspiration, taguant les murs de visages énigmatiques
comme l’est le sien, fermé sur un monde intérieur tourmenté. Naëlle
est un corps féminin caché sous des joggings informes avec une
capuche garant d’être passe-partout et invisible. Pourtant, sur le
chantier d’insertion où Naëlle travaille comme maçon, Hélène
(Agnès Jaoui), la remarque et sent le potentiel de la jeune fille. Elle la
présente à Paul, un Compagnon vitrailliste (Pio Marmaï) pour qu’il la
prenne dans son atelier. Naëlle découvre un monde particulier avec
ses règles, ses chansons  et une exigence qui pousse à l’excellence.
Mais la jeune fille s’est mise à dos des dealers du quartier envers
lesquels elle a une dette. Même si l’une des règles veut que l’on
partage ses soucis avec les autres Compagnons, et que la relation
soit basée sur la confiance, elle opte pour la magouille avec la
complicité de ses copains de Bellevue et met en pratique son
nouveau savoir-faire sous le label « Compagnon ».

Les Compagnons du devoir forment les meilleurs ouvriers de France
dans différentes professions manuelles comme toutes celles liées au
bâtiment mais aussi la pâtisserie par exemple. Si les Compagnons
ont conservé les emblèmes du compas et de l’équerre, il ne faudrait
pas les assimiler aux Francs-Maçons avec lesquels il y a eu scission
au Moyen-âge. Leur devise, devenir « capable, digne, libre et
généreux ».  La transmission du métier se fait par l’apprentissage et
la vie en communauté, sous l’égide du parrain qui forme le
Compagnon, le Prévôt qui est le directeur de la maison des
Compagnons et la Mère (la Maîtresse de maison). Les rituels des
Compagnons ont un côté anachronique et le film vaut pour son
incursion dans un monde ignoré où chacun n’est pas désigné par son
nom mais par celui qu’il acquiert : « Même s’il paraît sorti d’un autre
temps, son nom de Compagnon symbolise l’appartenance à la
communauté. Quand il débute son Tour de France, qui consiste à aller de ville en ville pour enrichir son apprentissage, on donne à l’apprenti un nouveau nom, celui de sa région natale (Bordelais pour
Paul ou Bourguignonne pour Hélène). Plus tard, s’il devient vraiment
Compagnon à l’issue de sa formation, on ajoute à ce nom un trait
caractéristique de sa personnalité («Bordelais, cœur fidèle» pour
Paul ; «Bourguignonne l’intrépide» pour Hélène). Pour les jeunes de
quartier, l’effet comique est garanti. » Naëlle porte un regard amusé
sur cette communauté où elle va évoluer sous les ailes protectrices
de Paul son « parrain » qui d’abord misogyne et machiste va réaliser
que la jeune fille est toute autant capable de certaines tâches que les
apprentis garçons. Tel un papillon qui sortira de sa chrysalide, Naëlle
va s’épanouir et surtout apprendre à se faire confiance et à se
considérer. Le lien entre le street-art et le vitrail est la belle idée du
film. Le sens de la fraternité, de l’entraide et la conscience que d’être
issue de la banlieue ne condamne pas à l’échec fait de ce film une
belle leçon d’humanité et devrait réconcilier avec une vision positive
de l’artisanat et des métiers manuels trop souvent dénigrés. Comme
le dit le personnage de Paul : « Ado, j’avais honte, je pensais que
j’étais débile parce que j’étais doué de mes mains ». Pour Agnès
Jaoui : « Tellement de jeunes vivent cette situation… C’est comme
une espèce de malédiction qui pèse sur l’éducation dans notre pays
et dont on n’arrive pas à sortir. S’il n’y avait ne serait-ce qu’un gamin
perdu, dans une banlieue ou ailleurs, auquel le film donne envie
d’emprunter cette voie, on aurait gagné ».

Elsa Nagel

La vraie famille

un film de Fabien Gorgeart

© Cédric Sartore

Nombreux sont les documentaires qui traitent des enfants placés
en foyer, de leur famille d’accueil parfois maltraitante ou
négligente, au mieux aimante et triste de devoir rendre l’enfant qui
leur a été confié, sans compter les parents biologiques qui ne sont
pas toujours rassurants pour leur enfant qu’ils récupèrent. Sombre
souvent est le tableau mais c’est la loi qui s’applique. Par le biais de
la fiction, ce sujet est ici transcendé et la complexité des situations
explorée, l’émotion est au rendez-vous grâce à la propension que le
cinéma a de rendre sensible les sentiments des personnages,
portés par des comédiens exceptionnels, les enfants également,
magnifiques de naturel.

L’homme de théâtre qu’est Fabien Gorgeart s’en ressent dans sa
mise en scène, ses plans séquences où s’épanouit le jeu de ses
comédiens exécutant une partition sur le fil, face à des enfants plus
vrais que nature. Avec leurs deux enfants, Anna (Mélanie Thierry) et
Driss (Lyes Salem) campent les parents intérimaires du petit Simon
qui leur a été confié, avec l’énergie du désespoir et la joie de vivre
communicative pour créer une bulle familiale heureuse. Fabien
Gorgeart n’a jamais pu oublier ce temps où l’enfant que gardaient
ses parents a dû s’en aller pour retrouver sa famille biologique. Cela
fait des années qu’il voulait réaliser un film sur ce sujet. C’est à
travers le prisme des souvenirs que La vraie famille se déploie, à
l’aulne du départ annoncé du petit garçon. Dès lors que l’on sait qu’il
va être rendu à son père, toutes les scènes de jeux et de joie n’en
sont que plus chargées d’émotion et de regrets de ce qui a été et ne
sera plus. « Trois films où il est question du lien qu’il faut couper ont
constitué mes sentinelles : The Kid de Charlie Chaplin, Kramer contre
Kramer de Robert Benton et E.T. de Steven Spielberg, qui raconte
littéralement l’histoire d’un enfant placé, si j’ose dire ! » – film vu à la
même période où ce petit frère allait quitter définitivement la
maison. Le suspense est ménagé après une scène d’ouverture dans
une piscine soutenue par une musique et des mouvements de
caméra qui donnent le ton : la fiction est plus grande que la réalité.
La vraie famille est celle-là, la famille où le bonheur circule, avec une
figure paternelle, elle aussi plus attachante que nature, portée par
un comédien que l’on aimerait voir plus souvent incarner des
premiers rôles, Lyes Salem.

La loi est cruelle mais elle est la loi, et le film est très sensible en ce
qu’il n’est pas manichéen, la famille biologique n’est pas défaillante,
ce qui rendrait plus insupportable encore le départ de Simon et la
juge comme la conseillère familiale sont bienveillantes. Le père qui
veut récupérer son fils est plein d’amour pour son enfant, il ne
présente aucune addiction ou perversion qui ferait douter de sa
légitimité à prendre le relais d’Anna pour élever son enfant. Felix
Moati est parfait en père maladroit, qui doute, mais qui est plein de
bonne volonté pour que tout se passe au mieux. Mais pour Anna que
Simon appelle « maman » depuis qu’il est en âge de parler et qui a
désormais 6 ans, rien de ce que fait son père n’est assez bien pour
imaginer céder son rôle de mère aimante. Elle est un bloc de douleur
retenue, prête à être dans l’illégalité pour permettre des vacances
dans la neige à Simon et le garder près d’elle quelques jours de plus.
L’étau qui se resserre sur fond d’ambiance de Noël avec ses lumières
et ses guirlandes, sans compter une messe de minuit qui renvoie
également à la question de l’enfant placé qu’est Jésus, confère au
film une dimension de mélodrame et de conte. Avec son film, Fabien
Gorgeart joue avec les fantômes de son enfance comme s’il voulait
recréer les scènes pour se les réapproprier et ainsi rattraper ce
temps où il ignorait que le bonheur de sa famille serait brisé.

Par Elsa Nagel

Scream

Scream
Un film de Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est SCREAM-1-1.jpg.

Voilà près de 25 ans que le regretté Wes Craven (disparu en 2015) nous offrait Scream, premier film d’une saga qui allait engendrer de nombreuses suites et même une série pour le petit écran.

Véritable phénomène à sa sortie, le film allait remettre le sous-genre du slasher au goût du jour. Mais le long-métrage se distinguerait en proposant un étonnant mélange des genres, associant la comédie, le whodunit et le slasher. Le public serait au rendez-vous, même si certains puristes se permettraient de critiquer cette atteinte au slasher initial. Très vite (l’année suivante, en 1997) une suite serait projetée, suivie trois années après d’un troisième opus. Avec toujours le même accueil enthousiaste. Bien des années plus tard (en 2011), un quatrième épisode verrait le jour, mais ne rencontrerait pas le même succès. Le temps se serait écoulé, et le public seait passé à autre chose. Nous voilà aujourd’hui dix années plus tard, à nous demander quel accueil réserver à ce cinquième long-métrage, qui se veut plus dans le prolongement de l’œuvre originale qu’une énième séquelle ?
La scène d’ouverture ramène le spectateur loin dans le passé. Une jeune fille seule dans sa cuisine, et soudain la sonnerie stridente d’un téléphone. Nous sommes à Woodsboro, vingt-cinq années après les événements tragiques ayant coûté la vie à de nombreuses personnes. Billy Loomis et Stu Macher, les deux psychopathes derrière les massacres de l’époque, sont bel et bien morts (ou pas?), et quelqu’un a décidé d’endosser la panoplie complète de Ghostface. La suite on la connaît, elle rappelle le premier film. Dans le bon sens du terme. Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett savent comment suivre leur personnage et utiliser au mieux l’espace pour susciter la peur. Par la suite ils le prouveront à plusieurs reprises. Ghostface apparaît donc très vite, mais nous laisse une impression bizarre (un brin empoté, non ?). La jeune fille s’appelle Tara, elle s’en remettra mais restera bien amochée. Sa sœur Samantha viendra aussitôt à son chevet, accompagnée de son petit ami (Jack Quaid, fils de Dennis Quaid et Meg Ryan, connu pour sa participation à la série The Boys et aux deux premiers Hunger Games notamment) et se mêlera à un sympathique petit groupe d’amis. Lesquels fourniront à Ghostface un vivier de potentielles victimes.
Le décors est planté, il ne reste plus qu’à faire interagir tout ce petit monde en faisant surgir le croquemitaine au moment où on ne l’attend plus (ou au contraire là où on l’attend le plus, mais d’une manière inhabituelle). Les réalisateurs s’appuient sur plusieurs piliers pour mener à bien la « résurrection » du mythe de Ghostface. Ils reprennent ainsi de nombreux éléments ayant contribué au succès de la franchise. Le croquemitaine au goût prononcé pour les armes blanches est bien là, les étudiants insouciants et prévisibles lui servant de proies également. Mais les agissements du premier ont changé, ils sont un peu brouillons par moment. Les fausses pistes abondent, et les méta commentaires sont nombreux. Ce dernier point ne pouvait être oublié, tant il fait partie de l’identité de la saga.
Pour consolider l’ensemble, Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett ne laissent pas de temps mort à leurs personnages. Le lien avec le premier film est fait de manière très directe, « attachante » et originale. Et si ce n’était pas suffisant, les metteurs en scène ont eu l’idée de faire revenir trois personnages-clefs de l’histoire originale, qui reprennent du service aussi naturellement que possible. Neve Campbell reprend donc le rôle de Sidney Prescott, Courteney Cox celui de Gale Weathers, tandis que David Arquette retrouve l’uniforme de Dewey Riley. Chaque comédien a ainsi l’occasion de retrouver son personnage d’une manière assez naturelle, merci pour la nostalgie. Mais la démarche n’est pas artificielle et semble sincère de la part des deux cinéastes. Ils donnent à chacun l’occasion de revenir sur le lieu du drame, avec une sérieuse carte à jouer.
Ce Scream ne réinvente pas le genre, celui-ci n’en a d’ailleurs pas besoin. Mais il raconte une nouvelle histoire tout en proposant un hommage plutôt bien ficelé à l’œuvre originelle. Et que dire de la manière dont le personnage de Samantha est relié à celle-ci, si ce n’est que c’est une bien belle manière de faire revivre les fantômes du passé !!!

Jérôme Magne

La panthère des neiges

Double actualité pour Vincent Munier avec la sortie le 15
décembre de son film au cinéma et une exposition de ses photos au
Siège du Conseil Régional de Strasbourg, jusqu’au 8 janvier 2022.

© Haut et Court

Originaire d’Epinal, les Vosges ont été son premier terrain
d’exploration de la nature sauvage, dès lors qu’il s’est vu offrir à 12
ans un appareil photo par son père, lui-même naturaliste qui l’a initié
très tôt à la beauté de la nature. Des Vosges en passant par
l’Arctique jusqu’au Tibet, Vincent Munier continue de s’émerveiller
autant devant un loup, un ours, un aigle ou un bouvreuil. Sa panthère
des neiges a fait l’objet d’une quête qui l’a conduit à faire cinq fois le
voyage au cœur des hauts plateaux tibétains.  Il savait où elle se
trouvait mais quand voudrait-elle bien se montrer ?

Avec l’écrivain et aventurier Sylvain Tesson qui a écrit un livre
éponyme sur ce voyage (Gallimard – Prix Renaudot 2019), ils sont
partis sur les traces de cette panthère, Marie Amiguet à la caméra.
Le film est assurément une aventure en soi pour le spectateur,
amené à s’identifier à Sylvain Tesson, le candide de l’expédition que
Vincent Munier initie à l’art de l’affût et à « lire » la nature, décrypter
les roches pour discerner les animaux qui s’y fondent par leur
plumage ou pelage, pratiquant le parfait camouflage pour un œil non
averti. C’est en développant une photo après un précédent voyage que Vincent Munier a découvert que la panthère le regardait, ses
petites oreilles dépassant d’un rocher. Elle l’avait observé, il ne
l’avait pas vue. Cette photo est exposée à la Région. A ce jeu de
cache-cache, les hommes sont bien vulnérables.  Si le film est une
ode à la nature sauvage, c’est aussi le lieu de rappeler à quel point
l’homme est délétère et coupable de sa destruction. Restent des
animaux qui ont survécu à l’anthropocène comme le yack sauvage
que les hommes préhistoriques ont peints dans les grottes et qui
sont parmi les plans les plus beaux du film, comme des guerriers
casqués, des gardiens éternels d’une Nature toujours plus abimée.
Le film est ponctué par des plans fixes, des photos qui plein écran
nous submergent par leur force. L’émotion face au Beau serait-elle
plus constructive pour agir en faveur de l’écologie que l’émotion née
du rejet et de l’horreur ? Les avant-premières de La panthère des neiges font salles combles avec de très nombreux enfants. Ils sont les
citoyens de demain. Gageons que des films comme celui-là feront
bouger les consciences !

Par Elsa Nagel

Un film de Marie Amiguet et Vincent Munier

Next Door

Le public du Festival Augenblick 2021 ne s’y est pas trompé en
primant ce 1er film de Daniel Brühl qui offre une partition à la
lisière de la tragi-comédie. Révélé dans Good by Lenin puis
Inglorious Basterds de Tarantino, la star du cinéma allemand a aussi
participé au film plus confidentiel de Julie Delpy, 2 Days in Paris, et
à l’univers Marvel de Captain America. L’amoureux de son art qui ne
connaît ni les frontières géographiques ni celles des genres au
cinéma a nourri de son expérience son personnage plein
d’autodérision qu’il joue dans Next Door qu’il a réalisé et dont il a
signé le scénario avec Daniel Kehlmann.

Next Door Daniel Brühl, Peter Kurth
© 2021 Amusement Park Film GmbH / Warner Bros. Ent. GmbH / Reiner Bajo

Il y a dix ans, Daniel Brühl a eu l’idée de ce film quand il vivait à
Barcelone. Il était dans un bar à Tapas quand un homme baraqué l’a
dévisagé avec un air à la Sergio Leone puis lui a adressé la parole.
L’idée est née que cet homme était un ouvrier qui l’observait dans
son appartement, sur le principe de Fenêtre sur cour de Hitchcock. Puis Daniel Brühl est venu vivre à Berlin où nombre de quartiers
connaissent la gentrification depuis la chute du mur, avec
notamment des petits restaurants qui ne payent pas de mine,
vestiges d’une Allemagne de l’Est condamnés à disparaître, avec des
Berlinois déçus par les promesses non tenues des politiciens.

C’est dans un de ces restaurants que Daniel, un acteur riche et
célèbre va patienter, en attendant le chauffeur de taxi qui le
conduira à l’aéroport pour aller à Londres où un casting décidera s’il
aura le prochain rôle qu’il espère, dans un Marvel. Mais un homme l’a
suivi, son voisin dont il fait la connaissance et dont il ne sait rien,
tandis que Bruno, cet homme mystérieux, sait absolument tout de
lui et de sa famille. L’attente de Daniel va virer au cauchemar.

Pour son personnage, Daniel Brühl avait d’abord pensé à un
architecte ou un homme politique mais c’est le métier d’acteur dont
il savait le mieux parler. Tant mieux pour nous, spectateur qui a vu
les films auxquels il est fait référence. Amusantes aussi sont ses
postures de comédien connu et reconnu, voulant à la fois être
discret et vexé quand un couple lui demande de prendre une photo
alors que c’est d’eux seuls qu’il s’agit. Et quand Bruno lui propose de
lui faire répéter ses dialogues pour le casting, Daniel est déconcerté
face à cet homme qui lui donne la réplique tout en le jugeant. Bruno
a connu les méthodes de la Stasi dont il a été lui-même victime alors
qu’il espionne à son tour Daniel et son entourage. Aujourd’hui, les
outils technologiques permettent de tout savoir sur les autres et en
même temps, tout le monde est avide de tout savoir sur son voisin.
Cependant, que sait Daniel de ses proches et que sait-il de lui-
même ? Entre les deux personnages, la tension est palpable avec des
rebondissements inattendus. Dans le huis clos du restaurant comme
dans un saloon de Western, les deux hommes se toisent,
s’invectivent. La raison de l’acharnement de Bruno contre Daniel est
terrible et dérisoire, le symptôme de deux mondes qui cohabitent et
s’ignorent. Peter Kurth confère à Bruno une force de présence
impressionnante. Daniel Brühl le voulait absolument pour le rôle. 24
heures après avoir reçu le scénario, Peter Kurth l’a appelé pour dire
« oui » et il lui a dit de le rejoindre dans son bar, à l’Est. Ce qu’a fait
Daniel Brühl  : « J’y étais ! J’étais dans mon film ! » Et l’alchimie entre
eux a opéré.

Par Elsa Nagel

Un film de Daniel Brühl