Archives de catégorie : Ecoute

Le violoncelle du siècle

Rostro © Picard/Radio France

Mstislav
Rostropovitch
aurait eu 90 ans,
le 27 mars dernier.
Un somptueux
coffret célèbre cet
anniversaire

Ils sont rares les
musiciens à avoir
personnifié leur
instrument ou leur don. Maria Callas à l’opéra, Yehudi Menuhin au
violon. Personne au piano. Et Rostropovitch au violoncelle.
Créateur et dédicataire d’un nombre incalculable d’œuvres dont
les plus grands concertos du 20e siècle, Rostropovitch ne
ménagea pas sa peine pour transcender les œuvres du répertoire
mais également pour s’aventurer dans la création contemporaine.
Le coffret Warner Classics reflète tout cela, des concertos
d’Haydn aux oeuvres de Dutilleux ou de Lutoslawski à qui il lança :
« ne pensez pas au violoncelle, c’est moi le violoncelle ! » Ce coffret
propose astucieusement plusieurs versions de la même œuvre
afin de permettre à l’auditeur de comparer le jeu de
Rostropovitch au contact d’un Carlo Maria Giulini ou d’un
Malcolm Sargent dans ce premier concerto de Saint-Saens qu’il
joua dès l’âge de treize ans. Warner Classics a ainsi puisé dans son
incroyable fond Erato pour ressortir quelques enregistrements
cultes où chaque disque mériterait une critique.

Et puis, il y a ces incroyables merveilles tirées de la période
soviétique de Rostropovitch. Celui qui se rêvait compositeur
transcenda les oeuvres de ses contemporains comme ces
concertos incroyables d’un Myaskovsky dont il fut l’ami ou d’un
Boris Tchaïkovski. Il y a une proximité telle qu’on entend presque
Rostropovitch respirer durant ces interprétations. Et puis cette
musique de Chostakovitch qu’il comprit si bien, seul ou en
compagnie de ces chefs incroyables comme Guennadi
Rojdestvenski dans cet incroyable premier concerto enregistré
dans la grande salle du conservatoire Tchaïkovski de Moscou que
Rostropovitch apprit par coeur en trois jours avant de le jouer
devant le compositeur le quatrième. Les deux hommes y
traduisent comme jamais l’angoisse et la peur inhérentes à la
musique du compositeur. L’orchestre se mue en force oppressante
et indestructible tandis que le soliste reste là, seul au milieu de ce
monde hostile, condamné à pousser son cri tantôt de détresse,
tantôt de résistance. Ou cette symphonie concertante pour
violoncelle et orchestre d’un Britten dont il fut si proche, venu
pour l’occasion diriger l’orchestre philharmonique de Moscou et
où Rostropovitch excelle à déployer toute la profondeur de
l’oeuve. Et puis, Prokofiev, ce professeur aimé dont il créa la
symphonie concertante le 18 février 1952, après l’avoir coécrit
avec le compositeur qui lui aurait lancé : « je vous plains, vous me
ressemblez physiquement »
. Cette oeuvre qui n’admet aucune
erreur d’interprétation et devait électriser bien plus tard un Yo-
Yo Ma qui signe l’introduction de ce coffret, traduit ce rêve
indirectement exaucé de devenir compositeur.

Le coffret va également bien au-delà de la simple compilation de
disques. C’est une sorte de panthéon musical à la gloire du
violoncelliste. Il contient plusieurs enregistrements sonores où le
maestro y explique son art ou ses rapports avec Dimitri
Chostakovitch par exemple. Deux DVD permettent également
d’apprécier le jeu du génie, notamment cette suite de Bach en
1991 dont l’interprétation devant le mur de Berlin en novembre
1989, allait définitivement le faire passer de la musique à
l’Histoire. Mais n’y est-il pas déjà entré ? Assurément, comme le
prouve cet incroyable coffret.

Rostropovitch, le violoncelle du siècle,
The Complete Warner Reocrdings,
40Cds, 3 DVD, 200 page-book, Warner Classics, 2017

Laurent Pfaadt

Le protégé des muses

Sokolov © MarySlepkova-DG

Sokolov dans Mozart et Rachmaninov.
Un petit bijou.

Voilà de nombreuses
années que Grigori
Sokolov ne donne plus de
concertos ni
d’interviews. C’est-à-dire
combien ces CD et DVD
constituent des
témoignages uniques
permettant de
comprendre l’univers et
la personnalité hors du
commun de ce pianiste. Le film de Nadia Zhdanova « une
conversation qui n’a jamais eu lieu » porte bien son nom car le
pianiste russe ne parle jamais, se contentant d’apparaître sur
quelques photos et sur quelques et ô combien magnifiques films.

Les qualificatifs fusent pour décrire Sokolov : « unique »,
« différent », « extraterrestre ». De cette existence vouée à la
musique et non à l’interprétation qui lui fit obtenir à 16 ans le
premier prix au concours Tchaïkovski de 1966, Sokolov a su bâtir
un monument. Non le sien mais celui d’une conception, d’une
approche de la musique que l’on écoute avec passion dans ces
concertos de Mozart et de Rachmaninov qui relèvent d’une autre
époque, celle où Sokolov appartenait encore à l’orchestre. Depuis,
il s’en est extrait et se tient au-dessus, délivrant ses récitals, ces
moments uniques travaillés jusqu’à la perfection. Tels ses aînés,
Emil Gilels en tête, ce pianiste qu’il admirait tant et qui, en 1960,
reçut une lettre anonyme vantant les qualités exceptionnelles
d’un jeune garçon de dix ans, Sokolov réinvente en permanence
les œuvres qu’il joue.

L’auditeur bascule alors du CD au film pour voir un Sokolov à
l’assaut du troisième concerto mythique de Rachmaninov dompté
jadis par des Van Cliburn ou Janis. Les cheveux sont encore bruns
mais le jeu est là, intrépide, solaire, prodigieux. Fuat Mansurov et
le Leningrad Philharmonic ont remplacé Yan-Pascal Tortelier et le
BBC Philharmonic mais l’essentiel n’est pas là. Il se trouve sur le
clavier parcouru par ces mains uniques qui se confondent presque
avec l’instrument dans une illusion d’optique qui ne fait que
refléter l’impression que procure une interprétation de Sokolov.
Mozart de son côté, prend avec Sokolov une noblesse rarement
entendue. Comme le rappelle l’un des intervenants du film, on est
au-delà de la simple technique.

En écoutant les mouvements lents du 23e concerto de Mozart ou
du Rach 3, on comprend alors mieux pourquoi Sokolov a choisi de
ne donner que des récitals car ils exaltent la quintessence de son
génie à nul autre pareil, de cette musique qui dépasse la simple
succession de notes pour se transformer en philosophie.

Laissons le dernier mot à Yuri Temirkanov, chef de l’orchestre
philharmonique de St Petersbourg, citant Pouchkine : « Le service
des muses ne tolère pas l’agitation. Le beau ne peut qu’être digne »
.
Tout y est dit de Sokolov n’est-ce pas ?

Grigori Sokolov, Mozart / Rachmaninov:
Concertos / a Conversation That Never Was,
Deutsche Grammophon, 2017

Laurent Pfaadt

Le printemps en musique

Czech © archive of the czech philharmonic

Depuis plus de
120 ans,
l’orchestre
philharmonique
tchèque perpétue
une tradition
musicale unique

Le meilleur moyen
de découvrir un
orchestre est
avant tout de l’écouter. Avec l’orchestre philharmonique tchèque,
il suffit d’écouter l’un de leurs derniers enregistrements, les
Danses slaves
de Dvorak. Ici, tout est dit de cet orchestre. Avec ses
reliefs mélodiques parfaitement affirmés, l’orchestre traverse des
prairies bucoliques et marche le long de rivières indomptées. Il
délivre une musique vivante, joyeuse qui exalte des couleurs
chatoyantes, rayonnantes, celles d’un printemps qui vient de
naître. Il constitue le parfait écrin pour ces musiques
romantiques, celles de Brahms, de Tchaïkovski et bien entendu de
Dvorak et de ses danses populaires, de ses scènes de vie aux
champs, de cette nature légendaire contée, de ces croyances
mises en musique dans ses poèmes symphoniques et ses
symphonies, mais également de Smetana et de sa merveilleuse
Ma Vlast, hymne immortel à la Bohème musicale.

L’orchestre philharmonique tchèque est l’héritier de tout cela et
s’emploie, concert après concert, disque après disque, à
perpétuer cet héritage sous la baguette de ses chefs successifs. Et
ces derniers furent si brillants. Né officiellement en 1896,
l’orchestre philharmonique tchèque fut, à l’instar de son cousin
viennois, une émanation de l’opéra de la ville. Les grands
compositeurs de l’époque vinrent y diriger leurs œuvres: Dvorak
ou Mahler qui créa dans le magnifique joyau du Rudolfinum sa
septième symphonie en 1908. L’orchestre prit son envol musical
lorsque le premier violon de l’orchestre philharmonique de Berlin,
Vaclav Talich, fut nommé à sa tête. Il y resta plus de vingt ans,
jusqu’en 1941. Sorte de Fürtwangler tchèque, il développa la
musicalité de l’orchestre qu’il inscrivit dans cette tradition
tchèque définie par Dvorak, Smetana ou Martinu et cisela un son
qui reste encore aujourd’hui sa marque de fabrique.

Coincé entre sa fidélité à l’orchestre et sa volonté de résistance
aux nazis, Talich fut remplacé par Rafael Kubelik, certainement
l’un des plus grands chefs du 20e siècle, mais dont le mandat trop
court, ne permit pas de marquer durablement l’orchestre. Cette
tâche incomba aux grands chefs qui lui succédèrent : Karel Ancerl
et Vaclav Neumann. Le premier, élève de Talich et rescapé des
camps de la mort, emmena l’orchestre aux contacts des oeuvres
de Bartok, Stravinski et Prokofiev. Le second poursuivit après
Talich et Ancerl, la perpétuation de l’héritage tchèque en exaltant
sa grande expressivité mélodique. Venu du Gewandhaus de
Leipzig qu’il dirigea entre 1964 et 1968, Neumann amena avec lui

son approche de la musique germanique notamment de Mahler
qu’Ancerl avait déjà infusé à l’orchestre mais fut porté à un point
d’incandescence, donnant des disques qui constituent encore
aujourd’hui des références. L’homme qui avait quitté Leipzig pour
protester contre la répression du printemps de Prague, traversa
le régime communiste de Tchécoslovaquie tout en réprouvant ce
dernier. Sa neuvième symphonie d’un Beethoven qu’il
affectionnait tant lors de la révolution de velours en 1990 resta la
parfaite démonstration de la musique mise au service de la
liberté.

Aujourd’hui, c’est un autre tchèque, Jiri Belohlavek, qui est aux
commandes de l’orchestre. Lui, l’élève de Celibidache passé par
l’Angleterre et ancien assistant de Neumann, est revenu sur sa
terre natale pour conduire cet orchestre. Véritable sculpteur de
sons en même temps que peintre baroque de la mélodie,
Belohlavek s’est hissé à la hauteur de ses illustres aînés pour
devenir l’héritier d’une tradition musicale qui compte parmi les
plus prestigieuses en Europe.

A écouter :

Dvorák: Slavonic Dances Opp. 6 & 72, Czech Philharmonic,
dir. Jiri Belohlavek, Decca Classics, 2016

Tchaïkovsky Project : symphony n°6 « pathétique » ;
Roméo et Juliette, Czech Philharmonic,
dir. Semyon Bychkov, Decca Classics, 2016

Laurent Pfaadt

New York

Ensemble
Intercontemporain,

dir. Matthias
Pinscher,

Alpha Classics

C’est à un périple
musical dans la
création new
yorkaise
contemporaine que
nous convie ce double CD. On parcourt les univers musicaux disparates de
compositeurs et d’œuvres répartis sur près de 90 ans. On se
promène ainsi dans les rythmes angoissants du quatuor WTC
(World Trade Center) de Steve Reich qui y a incorporé des voix
provenant des services de secours, dans le concerto pour clarinette
plein de poésie d’Eliott Carter créé en 1996 par ce même Ensemble
Intercontemporain ou dans l’univers si particulier d’un Varèse.

Ce double CD est également l’occasion de constater qu’à l’ombre de
ces géants de la création, une nouvelle génération de compositeurs
a pris le relais tel David Fulmer et son incroyable cor qui dialogue en
permanence avec l’orchestre ou Sam Shepherd qui propose une
variation musicale sur la perception.

Il rappelle aussi, s’il en était nécessaire, la contribution
fondamentale à la découverte et à la propagation de la création
contemporaine d’un orchestre, l’Ensemble Intercontemporain,
fondé par Pierre Boulez il y tout juste quarante ans, qui dresse
aujourd’hui avec cet album le portait musical d’une ville qui ne dort
jamais.

Laurent Pfaadt

Mozart & Poulenc, works for violin & piano

Après un premier
disque consacré à
Mozart et Stravinsky
en 2014, le duo
Esther Hoppe et
Alasdair Beatson est
de retour avec
quatre sonates de
Mozart et de
Poulenc. La
violoniste et le
pianiste qui ont
l’habitude de se produire en soliste reviennent ici à leurs premiers
amours chambristes pour nous délivrer un disque plein d’entrain et
de rythme.

Esther Hoppe et Alasdair Beatson ont su parfaitement retranscrire
l’incroyable légèreté et la fraîcheur renouvelée du jeune Mozart
dans sa sonate en sol majeur. Plus loin, dans la sonate en si bémol
majeur, les deux instruments courent sur les notes du compositeur,
tels deux enfants s’amusant. Avec cette interprétation, les deux
chambristes marchent dans les pas de leurs illustres aînés, Richter
et Kagan. Pour notre plus grand plaisir.

Laurent Pfaadt

Esther Hoppe, Alasdair Beatson
Claves records

Strauss, Die Alpensymphonie

Tod und Verklärung,
dir. Mariss Jansons

Pour le 100e disque
du label de
l’orchestre de la
radio bavaroise, ce
dernier voulait
atteindre des sommets. Et il faut bien dire qu’avec la symphonie
alpestre de Richard Strauss, Everest de l’orchestration, l’orchestre
et son chef, l’impérial Mariss Jansons, se sont livrés à un exercice qui
aurait pu être périlleux.

Au final, cette ascension fut de toute beauté et sans aucun accroc.
Poursuivant ainsi son enregistrement des poèmes symphoniques de
Strauss, le chef letton a une nouvelle fois fait la preuve de sa
maîtrise totale des équilibres sonores à un point tel qu’on a parfois
le sentiment de marcher sur un sentier suisse ou autrichien en
entendant ces cloches des vaches dans l’Auf der Alm ou les vents
sifflant du Stille vor dem Sturm. Alternant légèreté et puissance qui
donne parfois le sentiment d’être poursuivi par une avalanche,
Jansons a été pleinement secondé par cet orchestre qui prouve une
fois de plus avec cette interprétation qu’il est l’un des tous meilleurs
au monde. Le disque est complété par une Mort et Transfiguration qui
se situe dans la même veine que cette symphonie alpestre de toute
beauté.

Laurent Pfaadt

BR Klassik,
Symphonieorchester Des Bayrischen Rundfunks,
dir. Mariss Jansons

Les mains du miracle

L’un des grands
génies du piano à
réécouter

Sviatoslav Richter
fut-il le plus grand pianiste du 20e siècle?
Certains le pensent
assurément. En tout
cas, il fut l’un des plus
grands. Né en 1915
d’un père fusillé en
1941 pour intelligence avec l’ennemi fasciste mais réhabilité en 1962 et connu
bien au-delà des frontières du bloc de l’Est, il est celui dont son
professeur au conservatoire Tchaïkovski, Heinrich Neuhaus, avait
dit qu’il « était le génial élève qu’il avait attendu toute sa vie ».
Récompensé par le Prix Staline en 1950, Richter joua aux funérailles
du dictateur mort le 5 mars 1953, le même jour que Sergueï
Prokofiev dont il avait créé la 7e sonate apprise en seulement
quatre jours. Emil Gilels, autre grand pianiste soviétique, ukrainien
comme lui, avait dit de lui lors d’une tournée aux Etats-Unis où il
était célébré : « attendez d’entendre Richter ! »

Pendant longtemps Richter resta confiné à l’intérieur des frontières
de l’URSS considéré comme un « trésor national ». Autorisé à se
produire hors d’URSS au milieu des années 50, Richter triompha
immédiatement et les enregistrements se multiplièrent sous les
principaux labels occidentaux. Un magnifique coffret permet
aujourd’hui de redécouvrir quelques-uns de ces morceaux de
légende. Il y a ces disques d’anthologie gravés avec les plus grands
chefs comme le triple concerto de Beethoven avec Oistrakh,
Rostropovitch, Karajan et les Berliner Philharmoniker ou ce
deuxième concerto de Brahms avec Maazel et l’orchestre de Paris et
son merveilleux andante, véritable chant d’amour entre le soliste et
l’orchestre, ou enfin le très oublié concerto de Dvorak avec Carlos
Kleiber.

Le style de Richter est tout en sobriété, aristocratique. Il n’est pas le
génial interprète d’un compositeur comme Glenn Gould, Byron
Janis ou Leon Fleischer. Mais il est l’interprète génial de tous les
compositeurs. Au clavier bien tempéré de Bach, il apporte son
romantisme russe. Avec Beethoven et cette magnifique sonate
tempête, il dévoile son côté allemand qui donne à l’interprétation
cette incroyable proximité faite, tantôt de légèreté, tantôt de
mélancolie, à l’image du compositeur. Finalement, au travers de
cette sonate, on touche à l’essence même de Richter. Il n’interprétait
pas des œuvres mais les « richtérisait » transmettant ainsi à
l’auditeur un sentiment de nouveauté, de renouvellement
permanent qui excluait toute mécanique, toute routine. A ce titre,
son meilleur héritier serait aujourd’hui Grigori Sokolov. Le coffret
revient également sur quelques grands moments de musique de
chambre comme ces sonates pour piano et violon de Mozart avec
son fidèle ami Oleg Kagan qui restèrent dans toutes les mémoires et
notamment dans celles des spectateurs de la Grange de Meslay sur
les bords de Loire dont Richter tomba immédiatement amoureux et
dont il fit l’écrin de son génie. Non loin de là, au Château de Marcilly,
Richter enregistra en juillet 1979 avec Andrei Gavrilov,
d’incroyables suites pour pianos de Georg Haendel. Ce dernier se
souvient : «  à ma grande surprise, Slava (Richter) joua d’une manière
très chambriste, en évitant la tentation d’effets théâtraux dans les gigues
comme le font de nombreux pianistes. »
Une fois de plus, il
richtérisait…

A écouter : Sviatoslav Richter,
The complete Warner recordings,
Warner Classics, 2016

Laurent Pfaadt

Smetana, Má Vlast

Ma Patrie, Bamberger
Symphoniker,
dir. Jakub Hrusa

Pour une entrée en matière,
cela s’apparente à un retour aux
sources. Avec ce premier
enregistrement, Jakub Hrusa,
nouveau chef des Bamberger
Symphoniker, envoie un
message, celui de la fidélité musicale du chef et de l’orchestre à leurs
racines tchèques. En choisissant ce long et si connu poème
symphonique, Hrusa adresse un chant d’amour à cette merveilleuse
Bohème qui a donné entre autres, Dvorak et Kafka.

Et il faut dire que le pari est réussi. Dans cette belle version
romantique, le chef et l’orchestre dont les qualités ne sont plus à
démontrer, naviguent avec une douceur toute bucolique sur la
Moldau ou dans les prés et les bois de Bohème à la manière un peu
d’un Fricsay, puis sonnent le tocsin dans Tabor et Blanik.
Chevauchant sa monture, Hrusa inscrit alors ses pas dans ceux des
guerriers hussites et fait rugir un orchestre qui n’en demandait pas
tant et galope avec allégresse dans ces merveilleuses montagnes
musicales.

Laurent Pfaadt

Tudor

Barenboim, dieu du tonnerre

Barenboim © Monika Rittershaus

En compagnie de la
Staatskapelle de
Berlin, le maestro
poursuit l’intégrale
des symphonies de
Bruckner.

Après un premier
épisode en
septembre dernier
où le chef d’orchestre
dirigea les 4e, 5e et 6e
symphonies de
Bruckner, couplées
avec des œuvres de Mozart dont les concertos n° 24 et 27 dirigés du
clavier, Daniel Barenboim était de retour à la Philharmonie en ce
début d’année 2017 avec les trois premières symphonies du
compositeur qui sont certainement les moins connues même si la
troisième, dédiée à Richard Wagner, bénéficia et bénéficie toujours
d’une relative notoriété. La soirée débuta donc par la symphonie
concertante pour violon, alto et orchestre de Mozart, la partie
soliste étant assurée par le premier violon solo, Wolfram Brandl, et
l’alto solo, Yulia Deyneka, de la Staatskapelle de Berlin. La complicité
entre les deux solistes fut immédiatement perceptible, bien
secondée par un orchestre que connaît parfaitement le maestro et
qui a pu ainsi doser ce rythme enthousiasmant propre à Mozart.
L’orchestre s’est ainsi parfaitement fondu dans cette atmosphère
pour nous délivrer une interprétation pleine d’entrain et de vie. Le
second mouvement se chargea d’émotion grâce au duo entre Brandl
et Deyneka avant que l’orchestre ne fasse vibrer l’oeuvre dans un
dernier mouvement conduit sur un rythme soutenu où des cors
alertes eurent tout le loisir de se chauffer en attendant Bruckner.

Après l’entracte, l’orchestre au grand complet se massa sur la scène.
Barenboim nous entraîna dans cette première symphonie du jeune
Anton Bruckner. Dès le départ, on eut l’impression d’assister au
réveil d’une bête puissante dont le calme n’est qu’apparence. Ce
sentiment a été rendu possible par une maîtrise parfaite des
équilibres sonores et une précision incroyable. A la noirceur du
second mouvement succéda cette force tellurique du troisième
avant que ne se déchaînent les forces musicales du dernier
mouvement.

Lentement, patiemment, Daniel Barenboim construisit son ouvrage.
Il se saisit tantôt des cuivres si chers à Bruckner, tantôt des flûtes
traversières pour maintenir un rythme qui jamais ne faiblit. Son
orchestre, sa Staatskapelle, lui obéit à chaque instant. Il sait être
puissant sans être brutal et le résultat est stupéfiant. Le maestro se
mua ainsi en dieu du tonnerre, tel Thor frappant avec son marteau
sur l’enclume de la partition à l’image de ces superbes percussions.
Aidé de cordes tranchantes, Barenboim emporta alors l’orchestre et
l’auditoire dans une coda vertigineuse. On a hâte de les retrouver en
septembre 2017 pour la fin de ce cycle Mozart-Bruckner.

Pour ceux qui ne pourraient attendre, il faudra se précipiter sur le
coffret Deutsche Grammophon sorti ces jours-ci qui regroupe
l’intégrale des symphonies interprétées par le maestro et son
orchestre. Evidemment, on commencera par les 7e, 8e et 9e
symphonies qui sont toutes les trois emblématiques de cette
magnifique alliance entre la puissance, la sensibilité et l’immense
spiritualité qui irriguent l’œuvre de Bruckner. Il suffit d’écouter un
mouvement de chaque symphonie pour s’en persuader. Le final de la
8e symphonie sonne comme ce marteau que maniait le chef en
concert. Mais en passant à l’adagio de la 9e, il nous semble sentir le
compositeur jetant ses dernières forces avant de rejoindre Dieu. La
7e symphonie et son merveilleux adagio est quant à elle,
bouleversante. Alors on reprend ses classiques, son Eugen Jochum,
son Bernard Haitink et on se dit que l’on n’est pas loin.  Puis on
écoute à nouveau, cette 3e symphonie que Bruckner a dédiée à
Wagner et là, on reconnaît Barenboim, ce chef qui sait si bien
appréhender la musique de Wagner pour comprendre Bruckner en
exaltant notamment sa dimension épique. Ces symphonies-là sont
des enfants du maître de Bayreuth. La troisième semble sortir du
Ring. La 9e atteint cet absolu spirituel à l’image du Parsifal. On passe
les autres symphonies et elles nous paraissent toutes renouvelées.
Chez Barenboim, chaque symphonie raconte une histoire. Alors
vient la fin, on termine bien entendu avec le premier mouvement de
la quatrième avec son incroyable cor. Et dans ces quintes, tout est
dit. De Bruckner mais aussi de Barenboim.

Laurent Pfaadt

Cycle Mozart-Bruckner à la Philharmonie de Paris,
septembre 2017.

Bruckner, the complete symphonies,
dir. Daniel Barenboim, Staatskapelle Berlin,
Deutsche Grammophon, 2017.

CD du mois

Photo Petra Hajská

Sol Gabetta,
Live,
Sony Classical

Sol Gabetta est l’une plus
brillante violoncelliste de
la planète. Elle nous
revient avec un disque
live consacré à Elgar et à
Martinu. Dans le
concerto du compositeur
britannique, sa
sensualité est
perceptible dès les
premières notes, amplifiée il est vrai par la puissance romanesque
du Berliner Philharmoniker placé sous la direction de Sir Simon
Rattle. Son violoncelle virevoltant nous emmène sur les traces d’une
Jacqueline du Pré dont l’interprétation reste encore aujourd’hui
indépassable.

La véritable surprise du disque est indubitablement le concerto
pour violoncelle du Bohuslav Martinu. Une fois de plus, Sol Gabetta
prend à bras-le-corps l’œuvre pour nous délivrer une interprétation
épique et pleine de couleurs tirées de cette tradition tchèque si
vivante. La violoncelliste est parfaitement secondée au pupitre par
Krzysztof Urbanski, actuel chef de l’orchestre symphonique
d’Indianapolis, qui conduit les Berliner vers des sommets. Avec lui,
Sol Gabetta emporte l’œuvre telle une rivière tantôt bucolique,
tantôt furieuse. Une œuvre à découvrir assurément.

Laurent Pfaadt