Archives de catégorie : Ecoute

Un monument pour refermer le tombeau

Intégrale des symphonies de Sibelius par le Berliner Philharmoniker

© Holger Kettner, Berliner Philharmoniker
© Holger Kettner, Berliner Philharmoniker

Avant de refermer le panthéon musical finlandais consacré à Jean Sibelius en cette année 2015, il fallait bien un monument. Ainsi après Lorin Maazel, Leonard Bernstein, Sir Colin Davis ou Paavo Berglund, Sir Simon Rattle signe une intégrale fort intéressante des symphonies de Sibelius à la tête de « son » orchestre, le Berliner Philharmoniker qu’il s’apprête à laisser au chef d’orchestre russe, Kirill Petrenko. Après Schuman et Schubert (avec Harnoncourt), l’orchestre de Furtwängler et de Karajan s’aventure sur les terres glacées et sauvages de cette musique qui ne ressemble à aucune autre.
Le sentiment qui domine à l’écoute de ces symphonies est celui d’une force inextinguible qui puise ses racines dans cette énergie tellurique. Si les deux premières symphonies se rattachent encore à la tradition romantique, les suivantes appartiennent à l’univers musical si particulier de Sibelius. Ainsi, le lyrisme et l’optimisme de la 6e symphonie, moins jouée, sont ici extrêmement touchants.
Grâce à cette interprétation tout en nuances qui doit beaucoup à la direction de Simon Rattle (qu’il est d’ailleurs possible d’observer grâce aux DVDs présents dans ce magnifique coffret), la musique de Sibelius irradie. Il faut dire que le chef britannique ne s’aventure pas en terrain inconnu puisqu’il a déjà gravé par le passé une intégrale à la tête de l’orchestre de Birmingham. Durant son passage à la tête des Berliner, Rattle qui connaît Sibelius depuis sa jeunesse s’est ainsi attaché à emmener l’orchestre vers la musique de Sibelius qui avait été à peine abordée par Karajan.
La rencontre est ainsi explosive. Il se dégage une profondeur de ton et le sostenuto n’est jamais exagéré. L’interprétation de la seconde symphonie est à ce titre emblématique.
La musique ainsi délivrée devient solaire dans cette 7e symphonie, chef d’œuvre inclassable qui ressemble à un navire brise-glace avançant vers une terre inconnue.
Présenté dans un coffret très soigné qui comporte documents sonores, vidéos et textes, cette intégrale des symphonies de Sibelius éditée sous le label de l’orchestre offre en guise de conclusion de cette riche année Sibelius un formidable témoignage de la contribution de ce grand compositeur au patrimoine de l’humanité.

Jean Sibelius, Symphonies 1-7, Berliner Philharmoniker, Sir Simon Rattle, Berliner Philharmoniker label

Laurent Pfaadt

Prokofiev en majesté

La violoniste Viktoria Mullova transcende le compositeur russeMullova

Au disque comme au concert, écouter Viktoria Mullova, c’est l’assurance de passer un moment inoubliable. Son nouveau disque consacré à Prokofiev en est un témoignage supplémentaire. On l’avait laissé chez Onyx avec Bach. On la retrouve avec le 2ème concerto pour violon de Prokofiev.
Viktoria Mullova réalise parfaitement ce grand écart en prenant l’œuvre comme à son habitude en alliant une technicité sans faille et une sensibilité décuplée. il faut dire que l’œuvre composée en 1935 était taillée pour le profil de la virtuose.
Mullova est impressionnante dans les parties solo mais n’en oublie pas le rythme si entraînant du concerto qui lui confère ce lyrisme apprécié des mélomanes. Cette virtuosité est particulièrement évidente dans le troisième mouvement lorsque le violon dialogue avec les castagnettes.
Il faut dire qu’elle a trouvé en Paavö Jarvi un complice idéal. Le chef montre qu’il est aussi inspiré à la radio de Francfort dont il en a fait une référence en Europe – en témoigne sa récente production discographique – qu’à Paris. Mullova et Jarvi impriment ainsi au concerto une lumière faite de multiples couleurs sans altérer les équilibres sonores. Il en résulte une chaleur et une vie qui se répandent immédiatement dans nos oreilles.
Le disque est complété par une sonate pour violon seul et la sonate pour deux violons toujours de Prokofiev, où la soliste russe est accompagnée par son alter ego albanais, Tedi Papavrami. Le dialogue merveilleux de nos virtuoses démontre l’incroyable génie de Prokofiev qu’il est aujourd’hui possible entendre grâce à ce disque.

Prokofiev, violon concerto n2, Frankfurt radio symphony orchestra,
Mullova, dir. Jarvi, Onyx classics, 2015

Laurent Pfaadt

Viva l’opéra !

Deux nouvelles versions de l’Enlèvement au sérail et de Turandot.

© Manolo Press
© Manolo Press

Une petite révolution est en train, doucement mais efficacement, de bouleverser le monde de l’opéra. Cette révolution signée Universal Music consiste à réenregistrer les grands opéras de Mozart, de Puccini et de Verdi avec les grands interprètes et les orchestres les plus prestigieux de notre temps. Alors si Maria Callas, Renata Tebaldi, Luciano Pavarotti, Placindo Domingo, Joan Sutherland ou Carlo Maria Giulini demeurent des références voire des monstres sacrés, ces nouvelles versions rafraîchissent les mythes et les poussent un peu plus vers les archives.

Avec cette nouvelle version de l’Enlèvement au sérail de Mozart qui s’inscrit d’ailleurs dans un projet de grande ampleur visant à graver sur le disque l’intégralité des opéras du compositeur salzbourgeois, le chef Yannick Nézet-Séguin et le ténor Rolando Villazon frappent un grand coup. Casting de rêve et musique au cordeau sont au menu. Dans la fosse du Festpielhaus de Baden-Baden où a été enregistré l’opéra, le Chamber Orchestra of Europe est à nouveau brillant. Il adopte toujours un ton juste et réjouit par son allant et le côté pétillant de son interprétation qui doit beaucoup aux tempiis rapides imposés par la fougue de son chef.

Au côté d’un Villazon très convaincant en Belmonte dont c’est le premier rôle en allemand, la sublime Diana Damrau, soprano colorature à la tessiture si parfaite, excelle en Constance. Franz-Josef Sellig, qui compte parmi les meilleures basses du monde est un Osmin de grande envergure tandis qu’Anna Prohaska, l’une des sopranos les plus prometteuses de sa génération et Paul Schweinester, qui ont triomphé en octobre 2014 sur la scène de l’opéra de Paris, complètent cette affiche de rêve.

Traversons l’Europe du nord au sud pour se rendre à Valence en compagnie de l’orchestre de la comunitat Valenciana placé sous la direction de Zubin Metha pour un Turandot éblouissant. L’opéra repose essentiellement sur sa tête d’affiche mondialement connue, Andrea Boccelli, qui interprète un magnifique Calaf. Avec son timbre de velours, il fait des merveilles et son Nessum Dorma au troisième acte est très sensuel.  Mais ce serait aller vite en besogne car les deux premiers actes sont très réussis notamment le Non piaugere Liu à l’acte I. Face à lui, la soprano américaine Jennifer Wilson lui offre une merveilleuse réplique en princesse Turandot et prouve qu’elle n’est pas qu’une héroïne wagnérienne même si sa puissance parfois trop écrasante donne un côté masculin à l’héroïne de Puccini. Il y a parfois de la Walkyrie derrière Turandot.

Jennifer Wilson retrouve un orchestre et un chef qu’elle connaît bien pour avoir enregistré avec eux le Ring. Zubin Metha est fidèle à lui-même. Excellent maintien des équilibres sonores, entre des voix qu’il sait canaliser et un orchestre qu’il pousse dans ses retranchements, son interprétation est assez rythmée. Mehta nous raconte ainsi une histoire, cette légende tirée de la Chine médiévale qui sonne comme un film à grand spectacle.

Au final, l’opéra séduira les profanes grâce à sa tête d’affiche mais également les connaisseurs de l’œuvre de Puccini qui trouveront dans cette nouvelle version de très beaux moments d’opéra.

Mozart, Die Entführung aus dem Serail, Chamber Orchestra of Europe, dir. Yannick Nézet-Séguin, Deutsche Grammophon, 2015

Puccini, Turandot, Orquestra de la Comunitat Valenciana, cor de la generalitat Valenciana, dir. Zubin Metha, Decca Classics, 2015.

Laurent Pfaadt

Retrouvailles polonaises

Avec ce concerto de Lutoslawski, Krystian Zimerman se confie.

Lutoslawski © Amy T Zielinski
Lutoslawski © Amy T Zielinski

Witold Lutoslawski, compositeur polonais décédé il y a un peu plus de vingt ans demeure largement méconnu et les implications d’une légende du piano  – Krystian Zimerman – d’un chef d’orchestre de renom tel que Simon Rattle et de l’orchestre le plus prestigieux du monde, celui de Berlin, ne peuvent qu’encourager à redécouvrir l’œuvre du maître.

Ce nouvel enregistrement de son concerto pour piano et de sa deuxième symphonie constitue donc une occasion rêvée pour pénétrer l’atmosphère parfois difficile mais toujours fascinante du compositeur polonais.

Le concerto pour piano du compositeur polonais est particulier pour Krystian Zimerman. Il faut dire que le pianiste polonais n’arrive pas en territoire étranger puisqu’il est le dédicataire de l’œuvre qu’il créa en 1988 et grava en 1992 avec le compositeur à la tête du BBC Symphony Orchestra. Vingt-trois ans séparent donc ces deux interprétations. Le temps a passé, l’épaisse chevelure et la barbe de Krystian Zimerman ont blanchi et le doigté est devenu plus intense. Nimbée d’une maturité tragique cette œuvre énigmatique et fascinante nous est relatée par un Zimerman qui, avec sa prodigieuse technique, semble nous parler un peu de lui-même. On le sent pénétrer par cette musique. Le toucher est plus lent, plus profond. On assiste alors avec émotion à une forme de communion entre le compositeur et son dédicataire.

Rattle et Zimerman se connaissent bien pour jouer ensemble avec le Philharmonique de Berlin ou le London Symphony Orchestra dont Rattle sera le prochain directeur musical. Avec Lutoslawski, ils construisent une alchimie faîte de complicité qui est immédiatement perceptible et qui donne une interprétation vivante, puissante. Les deux hommes nous convient à un véritable voyage au centre même de la musique et l’on imagine presque Lutoslawski tout près en train d’écouter son oeuvre.

Le disque est complété par la deuxième symphonie du compositeur mais on retiendra surtout ce magnifique concerto qui s’inscrit dans la tradition des grandes œuvres concertantes pour piano de l’histoire de la musique au côté de Beethoven, Tchaïkovski ou Bartok.

C’est vrai que l’on connaît peu Witold Lutoslawski. Sa musique est trop proche de nous. Mais l’histoire se chargera de rendre au compositeur polonais la place qui est la sienne et qui est et demeurera éminente. Nul doute qu’un disque comme celui-ci facilitera cette reconnaissance en même temps qu’elle contribuera à faire connaître son incroyable créativité.

Lutoslawski, concerto pour piano (Zimerman), symphonie n°2, Berliner Philharmoniker, dir. Simon Rattle, Deutsche Grammophon, 2015

Laurent Pfaadt

Une course à l’abîme

© Tedi Papavrami
© Tedi Papavrami

Le compositeur hongrois est à
l’honneur d’un disque réussi

Après un disque consacré à Moussorgski et à ses Tableaux d’une exposition, l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg et son désormais ex chef titulaire, Emmanuel Krivine, nous reviennent avec un enregistrement consacré à Bela Bartok, à l’occasion du 70e anniversaire de sa mort. Deux de ses œuvres principales sont au programme: le concerto pour orchestre et le concerto n°2 pour violon accompagné pour l’occasion par le non moins talentueux Tedi Papavrami.

Bela Bartok mit près de deux années à composer ce deuxième concerto, dédié à son ami Zoltan Szekely qui le créa en 1939, quelques mois avant le début de la seconde guerre mondiale. Tedi Papavrami, soliste albanais de grand talent qui court les plus grands orchestres du monde, revient ici dans l’un de ses univers de prédilection. Nous avons encore à l’esprit son magnifique disque Bach/Bartok de 2010. En compagnie de l’OPL, il parvient à restituer la magie de ce concerto avec une noblesse qui rappelle les maîtres d’antan. Entre héritage postromantique et folklore hongrois, l’orchestre et le soliste œuvrent de concert sans jamais se dominer. Papavrami nous délivre quelques merveilleux moments de lyrisme notamment dans le 1er mouvement puis surtout dans la coda qui emporte l’orchestre et le soliste dans une ascension sonore prodigieuse.

L’archet à peine stoppé, nous passons au concerto pour orchestre. Il faut dire que l’OPL n’a pas choisi une œuvre facile. Composé en 1943 par un Bartok réfugié aux Etats-Unis, ce concerto est imprégné de sa fuite et du cortège d’ombres et de mort qu’il a emmené avec lui à travers l’Atlantique depuis cette Hongrie qui s’apprêtait à subir le châtiment nazi. L’angoisse du premier mouvement est bien entretenue par les cuivres de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg avant que les bois et notamment la flûte n’apportent quelques réjouissances et rappellent ces ambiances bucoliques qui traversent l’œuvre du compositeur.

L’OPL et Emmanuel Krivine parviennent ainsi à restituer cette atmosphère de mort qui rend ce concerto pour orchestre si unique et en fait l’une des plus brillantes compositions du XXe siècle. Ils soulignent également avec talent cette course à l’abîme qui traverse le dernier mouvement pour s’achever dans une coda brève et pleine d’émotions. Certes, on n’atteint pas le graal de l’interprétation d’Antal Dorati, qui fut l’élève de Bartok, et du London Symphony Orchestra en 1962, mais cette nouvelle version est assurément de qualité. En tout cas, ce disque prouve que Bartok demeure l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle et mérite d’être connu du grand public.

Concerto pour violon n°2 (Tedi Papavrami) –
Concerto pour orchestre, Orchestre Philharmonique
du Luxembourg, dir. Emmanuel Krivine, Alpha, 2015

Laurent Pfaadt

Le langage de l’indicible

Harnoncourt © Berliner Philharmoniker
Harnoncourt © Berliner Philharmoniker

Avec ce coffret fascinant, Harnoncourt réhabilite Schubert

A près de 90 ans, Nikolaus Harnoncourt reste un révolutionnaire comme en témoigne ce superbe coffret consacré à Franz Schubert. Après Beethoven, Mozart et tant d’autres, le maître à penser des baroqueux s’est emparé avec maestria du plus romantique des compositeurs germaniques.

Avec cette intégrale des symphonies, les messes n°5 et 6 ainsi que l’opéra méconnu Alfonso et Estrella, Harnoncourt est allé puiser aussi bien dans les archives et les documents originaux que dans son incroyable conception musicale pour retraduire l’essence même de la musique du compositeur.

Il est en effet bien loin le temps où la musique de Schubert avait été entendue de la sorte. La faute à un Johannes Brahms qui réécrivit en partie les œuvres du maître et en quelque sorte les tronqua aux oreilles de l’humanité. A la manière d’un restaurateur d’œuvres d’art, Harnoncourt a gratté le vernis et les couches de peinture successives que les compositeurs et interprètes ont laissé durant ce siècle et demi autour des symphonies de Schubert pour en donner une patine qui, certes était belle, mais ne correspondait pas à la réalité et, au final, avait fini par appauvrir l’œuvre du compositeur qui en était réduit à la musique de chambre.

Harnoncourt a ainsi dégagé la fresque schubertienne et en a libéré ses couleurs tragiques mais également – et c’est là une découverte – cette joie de vivre, procurant ainsi un sentiment de nouveauté et de découverte absolument fascinant. Le maestro qui confesse avoir été accompagné depuis sa plus tendre enfance par Schubert sort ainsi, grâce à cette interprétation, Schubert de son carcan morbide et révèle l’exceptionnel sens de l’harmonie et selon ses mots « le langage de l’indicible » contenu dans cette musique.

Bien entendu, le chef était attendu sur la Grande (9) et sur l’Inachevée (8) qu’Harnoncourt qualifie tout bonnement de « perfection » et dont les mélomanes ont encore en tête la version de Carlos Kleiber à la tête du Wiener Philharmoniker. Et la surprise est de taille car les deux symphonies sont réinventées musicalement grâce à un splendide travail sur les tempii et le legato. Ainsi, l’omniprésence des cordes dans la Grande, tempérée par les bois, donne un sentiment d’apaisement.

Dans cette magnifique intégrale symphonique, Nikolaus Harnoncourt a embarqué avec lui les Berliner Philharmoniker qui ont accepté de faire une infidélité au label DG pour cette aventure indépendante et surtout se sont fondus dans cette nouvelle interprétation en acceptant de déroger à la tradition qui corsète parfois les orchestres. Il faut dire que cela a été possible grâce au magnétisme d’Harmoncourt (visible grâce au DVD présent dans le coffret) mais également à Claudio Abbado et à Simon Rattle qui ont fait évoluer l’orchestre vers plus de plasticité.

Qu’il s’agisse de ses symphonies ou de l’opéra Alfonso et Estrella, l’incompréhension du public et des interprètes tient au fait qu’on a voulu – Brahms le premier – faire rentrer la musique de Schubert dans des traditions alors en vigueur alors qu’elle n’appartenait qu’à elle, qu’elle était inclassable. C’est ce qu’Harnoncourt a compris en rendant justice à ce génie, et en prouvant qu’avant de croire, il faut écouter.

Schubert, Symphonies Nos. 1-8, Messes Nos. 5 & 6, Alfonso und Estrella, Berliner Philharmoniker, dir.Nikolaus Harnoncourt, Berliner Philharmoniker Recordings, 2015.

Laurent Pfaadt

Mariss Jansons, l’autre Rembrandt d’Amsterdam

JansonsUn coffret célèbre la relation unique entre le chef letton et
l’Orchestre du Royal Concertgebouw d’Amsterdam

Pendant près de vingt-cinq ans, Mariss Jansons, chef d’orchestre letton considéré comme l’une des meilleures baguettes vivantes et le Royal Concertgebouw d’Amsterdam, l’un des orchestres les plus merveilleux de la planète, celui de Mengelberg puis d’Haitink et qui a gravé quelques-unes des plus belles pages de la musique classique du XXe siècle, ont entretenu une relation spéciale comme en témoigne cette série d’enregistrements.

Jusqu’à son départ en mars dernier, Mariss Jansons a conduit ce fabuleux orchestre à travers tous les répertoires. Depuis Oslo, Pittsburgh ou Munich en tant que chef invité puis comme directeur musical de l’orchestre lorsqu’il remplaça Riccardo Chailly en 2004, Mariss Jansons s’employa, tel Rembrandt, à peindre, au travers de chaque interprétation, des œuvres qui, pour la plupart, resteront dans toutes les mémoires.

Le coffret qu’édite l’orchestre, en même temps qu’il représente un magnifique témoignage sonore, constitue une sorte de musée du chef, regroupant ses tableaux, ses œuvres les plus emblématiques, les plus réussies.

Le legs musical de Jansons est considérable et offre une variété de répertoires avec, à chaque fois, le souci de l’excellence. Porté par une prise de son remarquable qui fait désormais la marque de fabrique du label de l’orchestre, RCO Live, on goute avec plaisir cette magnifique troisième symphonie de Bruckner ou ce tonitruant Bartok.

Tel le génie de Leyde, Jansons utilisa avec intelligence et sensibilité cette formidable palette de couleurs qu’est le Royal Concertgebouw d’Amsterdam et lui transmit sa vision, créant ainsi ce lien très fort qui se construisit entre eux année après année. Le coffret contient à ce titre un DVD qui permet ainsi de mesurer cette parfaite osmose dans une quatrième symphonie de Mahler où brille également la soprano Anna Prohaska. Cette osmose tient également au fait qu’en grand spécialiste de la musique symphonique de la fin du XIXe et du début du XXe, Jansons a trouvé dans l’orchestre l’écho parfait de sa vision d’un Bruckner ou d’un Mahler.

Tout en accompagnant l’orchestre à Londres ou à Berlin, on est surpris par tant de précision sonore, une texture qui n’est jamais surfaite, jamais exagérée. En cela, Jansons rejoint Haitink car il trouve toujours le ton juste et ne donne jamais dans une puissance qui serait contreproductive. Le résultat est magique : une profondeur musicale qui va directement au cœur. Cela est particulièrement perceptible dans la  première symphonie de Schumann. Mais Jansons est allé plus loin qu’Haitink : il a méthodiquement charpenté le son de l’orchestre jusqu’à devenir cristallin (il n’y a qu’à écouter la 7e symphonie de Mahler pour s’en convaincre) faisant ainsi du Concertgebouw le meilleur orchestre du monde en 2008.

Alors oui, c’est vrai que pendant longtemps, celui qui fut l’assistant de Mravinsky à Leningrad, a excellé dans Tchaïkovski et la 6e présente dans ce coffret est là pour le rappeler mais on est surpris par son Beethoven (5e) qu’il a d’ailleurs magnifié dans une intégrale avec l’orchestre de la radio bavaroise.

Ce coffret permet également de découvrir ou de redécouvrir certaines œuvres moins jouées tel le concerto pour violon de Bohuslav Martinu avec un Franz Peter Zimmermann très inspiré ou un concerto pour orchestre de Lutoslawski tout en noirceur mais également des créations contemporaines comme celle de Sofia Gubaidulina portées par un chef toujours attentif à cette musique et qui restera, à n’en point douter, dans les annales de la direction d’orchestre.

Mariss Jansons, Live the radio recordings, 1990-2014, Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam, RCO Live, 2015

Laurent Pfaadt

La Baltique, le temps d’une saison

gidon kremerVoyage dans les saisons de Philip Glass en compagnie de
Gidon Kremer

Ce disque c’est un peu la rencontre entre deux géants : Philip Glass, compositeur mondialement connu pour ses musiques de films (The Hours, le Rêve de Cassandre de Woody Allen) et ses œuvres inclassables comme l’opéra Akhnaten ou sa troisième symphonie et Gidon Kremer, l’un des plus grands violonistes du monde. A l’aise dans tous les répertoires, de Bach qu’il a magnifiquement interprété aux côtés notamment de l’Academy of St Martin-in-the-Fields, à John Adams, Gidon Kremer n’a jamais négligé la création contemporaine, bien au contraire.

Ce disque est un nouveau témoignage de l’attachement viscéral du virtuose aux œuvres de son temps. A la tête de « son » orchestre, la Kremerata Baltica qui réunit des musiciens des pays baltes – il est lui-même letton – et qui s’est spécialisé dans la création d’œuvres contemporaines, Gidon Kremer propose ainsi plusieurs œuvres de compositeurs de notre temps : Philip Glass, Giya Kancheli, Arvo Pärt et Shigeru Umebayashi.

Kremer a toujours eu un rapport particulier avec Philip Glass. Son enregistrement du premier concerto pour violon – il fut le premier à le graver chez Deutsche Grammophon en 1993 avec le Wiener Philharmoniker dirigé par Christoph von Dohnanyi – constitue déjà une référence. Il récidive avec ce deuxième concerto dans lequel le compositeur a voulu s’inspirer des Quatre saisons de Vivaldi, baptisé à juste titre The American Four Season. 

En plus d’être un hommage à l’œuvre du compositeur vénitien avec ces changements de rythmes (n’oublions pas qu’il s’agissait à l’origine de quatre concertos différents) et l’utilisation du clavier qui trace une continuité musicale toute symbolique, la musique de Glass constitue une réflexion sur la notion de temps.

Si les Quatre saisons de Vivaldi reposaient sur les changements de temps et de climat propres aux saisons, les saisons américaines de Glass se concentrent sur la temporalité même de la nature, de ce temps qui s’écoule lentement, inexorablement. Le maître de la musique répétitive qu’il est, utilise avec brio et à dessein son art dans une œuvre réussie qui questionne aussi bien l’évolution des êtres vivants que le renouvellement perpétuel de la nature.

Le violon de Gidon Kremer joue ainsi ce rôle de métronome qui évoque inlassablement le temps qui s’écoule comme dans un sablier, versant parfois dans le tragique pour évoquer le caractère unique des choses qui disparaissent.

D’ailleurs, le virtuose poursuit son exploration musicale en interprétant trois œuvres d’Arvo Pärt, de Giya Kancheli où l’instrument se fait la voix d’une longue plainte primitive (Ex Contrario) et enfin de Shigeru Umebayashi qui clôt avec son Yumeji’s theme utilisé par Wong Kar-Waï, ce voyage temporel passionnant.

New Seasons – Glass, Pärt, Kancheli, Umebayashi, Kremarata Baltica, Gidon Kremer, Deutsche Grammophon.

Laurent Pfaadt

L’âme d’une nation

dvorakL’intégralité de l’œuvre d’Antonin Dvorak permet d’en mesurer (enfin) le génie

Ecouter Dvorak c’est comme lire Kafka, c’est entrer dans l’âme d’un peuple, dans ce qu’il a de plus intime, dans ses secrets, ses aspirations, ses peurs, ses rêves. Bien entendu, il y a Bedrich Smetana, Josef Suk ou Leos Janacek mais le plus grand représentant de la musique tchèque reste Antonin Dvorak. Car tout dans sa musique rappelle cette partie de l’Europe centrale qui se nomma Bohème,  Tchécoslovaquie ou République tchèque.

Très influencé par Brahms (musique de chambre, conception rythmique), Dvorak composa une oeuvre qui s’imprègnent profondément des légendes, des coutumes et des traditions tchèques qu’elles soient slaves, juive ou tsiganes et qui ont fait à l’époque le creuset de ce que l’on a appelé la Mitteleuropa. Ainsi le furiant, cette danse rapide à trois temps typiquement tchèque traverse l’ensemble de l’œuvre du compositeur, de cette 6e symphonie au deuxième quintette pour piano en passant par la Suite tchèque ou les Danses slaves interprétées par le Bamberg Symphony Orchestra sous la baguette d’Antal Dorati et qui constituent à n’en point douter l’un des meilleurs enregistrements de ce coffret.

Dans cette œuvre complète et protéiforme, Dvorak rendit également un formidable hommage à la terre, à la nature. Ces mélodies comme celle de l’Ondin laissent entendre la furie des eaux du Danube mais également la gaieté de cette campagne bucolique. Sa musique s’inspire également de ses airs populaires qui se traduisent par de brefs motifs notamment dans ses poèmes symphoniques.

Dvorak est également l’auteur d’une œuvre composite où ses expériences personnelles se mêlèrent à un héritage. La 9e symphonie dite du Nouveau Monde composée alors qu’il était directeur du conservatoire de New-York est un témoignage plus qu’éclatant de la culture amérindienne avec toujours cette dimension tellurique, ce rapport à la nature. Elle clôt une intégrale dirigée par Otmar Suitner à la tête de la Staatskapelle de Berlin. Autre exemple, son 12e quatuor dit « Américain » qui s’inspira de la musique noire américaine.

On écoutera avec bonheur le son si émouvant du Stradivarius de Zara Nelsova (Sarah Nelson) en particulier dans le premier mouvement du concerto pour violoncelle ou l’alto de Jan Talich, venu prêter main forte au quatuor Stamitz dans le quintette à cordes n°3 car Dvorak, outre son génie symphonique, fut également un très grand compositeur de musique de chambre.

On redécouvre également avec joie des œuvres oubliées ou rarement jouées tel le concerto pour piano, le poème symphonique du Pigeon des bois ou les merveilleux chants tziganes.

Ce coffret permet, comme à chaque fois avec Brilliant Classics, de redécouvrir l’extraordinaire fonds musical de ces orchestres et ensembles situés de l’autre côté du mur de Berlin, en Allemagne, en Pologne ou en République tchèque. Ainsi, l’enregistrement du Requiem par l’orchestre philharmonique de Varsovie dirigé par Antoni Wit qui n’est plus un inconnu en Europe est une divine surprise. Cette œuvre de toute beauté couronne la dimension vocale de l’œuvre du compositeur.

Ce coffret merveilleux permet donc de saisir dans sa globalité l’œuvre de ce compositeur, assurément l’un des plus grands génies de l’histoire de la musique qui appartient désormais au patrimoine de l’Europe.

Dvorak edition, Brilliant Classics, 2015

Laurent Pfaadt

Opéra pour la main gauche

levshaCréation du nouvel opéra de Rodion
Shchedrin.

On ressent toujours un sentiment mêlé d’excitation et d’inconnu lorsque l’on écoute une œuvre pour la première fois. On a l’impression d’assister, à la minuscule place qui est la nôtre, à l’histoire musicale en train de se construire, d’évoluer. On ne ressasse plus le passé, on regarde un peu ébahi, interrogatif, ce nouvel objet en se demandant quel sera sa place.

La création contemporaine étant parfois un peu hermétique – certains diront souvent – il nous faut réviser en permanence nos jugements, abandonner nos réflexes, nos habitudes et revoir nos codes pour aborder chaque nouvelle œuvre. Le théâtre Mariinsky, en plus d’être une impressionnante machine à concerts et à produire des disques, est également un lieu de création disposant des conditions les plus optimales pour mettre en valeur ces nouvelles œuvres.

Levsha (« le gaucher »), nouvel opéra du compositeur russe Rodion Shchedrin ne pouvait trouver meilleur berceau. L’homme, qui vient de perdre son épouse, la célèbre danseuse Maïa Plissetskaïa, est en Russie une légende vivante après avoir été glorifié par le régime soviétique, remportant notamment le prix Lénine en 1984. Son nouvel opus, Le Gaucher, opéra en deux actes, est tiré d’un roman de Nikolaï Leskov qui avait déjà été une source d’inspiration pour Shchedrin avec le Vagabond ensorcelé et surtout pour Chostakovitch avec son fameux opéra, Lady Macbeth du district de Mtsensk.

Aux commandes de ce brillant vaisseau musical, il fallait un capitaine chevronné. Et en la personne de Valéry Gergiev, cet opéra a trouvé l’homme idoine. Dans la fosse, le chef excelle une fois de plus à donner corps à cette musique. Sa parfaite connaissance du répertoire russe ainsi que de l’œuvre du compositeur lui permet d’osciller entre tragédie et comédie.

La musique reflète ainsi à merveille les changements de rythmes et de narration qui passent allégrement de l’épopée avec son lyrisme habituel à la bouffonnerie la plus grotesque.

En plus, les voix sont superbes, à commencer par celle d’Andrei Popov, formidable Toula, cet artisan analphabète et fameux gaucher.

Shchedrin, The Left-Hander, Théâtre Mariinsky, dir. Valéry Gergiev, LSO Live, Mariinsky Label, 2015

Laurent Pfaadt