Benjamin Azoulay signe la biographie d’Abel Bonnard, plume au service du régime de Vichy
A l’instar de la couverture de l’ouvrage où Abel Bonnard se tient en retrait du maréchal Pétain, dans son ombre, l’homme a fini par être oublié de la grande histoire. Terminée la gloire littéraire dont il a joui dans l’entre-deux-guerres. Effacées les traces de son passage dans le gouvernement de Vichy. Oubliée son idéologie fasciste.
Parfois, il est de ces hommes comme Abel Bonnard qui se satisfassent de ne laisser qu’une ombre dans la mémoire collective d’une nation. Sans assumer leurs choix, ils préfèrent disparaître pour faire oublier leurs échecs et leur ignominie. Ils effacent leurs traces, surtout celles de papier pour qu’on ne les retrouve pas.
C’était sans compter le mérite de Benjamin Azoulay, haut fonctionnaire qui a consacré un mémoire de recherche à Abel Bonnard, et s’est mué en véritable archéologue de l’histoire, convoquant une variété d’archives pour remettre Abel Bonnard sous la lumière du tribunal de l’histoire afin qu’il y soit jugé en toute objectivité. Pour suivre celui qu’il qualifie d’« ingénieur de la collaboration », l’auteur nous emmène dans ce début du 20e siècle parisien qui attire tous ceux qui rêvent de gloire littéraire, surtout les provinciaux. Abel Bonnard est de ceux-là. Dandy, poète en vue, il conquiert, à la manière d’un Rastignac, les salons parisiens, s’installe très vite dans les revues et les conversations et gagne quelques prix littéraires. Si bien qu’à cinquante ans à peine, en 1933, il est admis à l’Académie française.
Hasard de l’histoire, sa réception précède de quelques jours la loi sur les pleins pouvoirs accordée par le Reichstag à Adolf Hitler, le nouveau chancelier allemand que Bonnard allait admirer. Benjamin Azoulay montre ainsi qu’Abel Bonnard fut un fasciste convaincu, « pur » d’une certaine manière, fervent admirateur des modèles italiens et allemands. Souhaitant la mort de la « gueuse », cette IIIe République honnie, partisan de l’ordre nouveau et de la révolution nationale, il finit par s’en éloigner lorsqu’il constata que cette dernière ne prenait pas le chemin d’un fascisme à la française. Cependant, cette démarche intellectuelle le conduisit dans une impasse : celui d’être la créature des Allemands, et en premier de l’ambassadeur du Troisième Reich en France, Otto Abetz. Et tout naturellement ces derniers l’imposèrent au ministère de l’Education nationale lors du retour de Pierre Laval en avril 1942 où Bonnard rencontra l’hostilité du corps enseignant.
Benjamin Azoulay décortique ainsi méthodiquement, presque cliniquement son idéologie basée notamment sur une théorie de l’histoire avec la guerre comme matrice du changement et le héros comme acteur de ce bouleversement tout en concluant à son échec. « Abel Bonnard apparaît en définitive bien plus comme un agent – certes efficace et exemplaire – de la stratégie allemande que comme un acteur volontaire de l’histoire » écrit-il. Une conclusion en forme de jugement afin de dissiper toute ombre derrière laquelle se cacher.
Par Laurent Pfaadt
Benjamin Azoulay, Abel Bonnard, plume de la collaboration Chez Perrin, 384 p.
Le 19 février, cela fera sept ans qu’Umberto Eco nous a quitté. Le grand intellectuel italien a laissé à la postérité et à la littérature mondiale quelques grands romans, à commencer par son Nom de la Rose, magnifique enquête policière dans un monastère bénédictin de l’Italie médiévale avec en toile de fond, le mystère du second tome de la Poétique d’Aristote consacré à la comédie.
Publié
en 1980, le premier roman de l’écrivain, véritable best-seller
mondial traduit en quarante-trois langues, Prix Médicis étranger en
1982 et adapté en film par Jean-Jacques Annaud puis en série plus
récemment reparaît aujourd’hui dans une nouvelle édition.
Pour
les plus jeunes qui n’auraient jamais entendu parler du livre, de
son auteur et du film, il s’agit à la fois d’un thrilller
historique génial, d’un roman d’initiation et d’un cours
d’histoire des religions et de géopolitique raconté de la plus
belle des manières. Le tout sur fond de meurtres sanglants, de
sorcières et d’Inquisition. C’est Sherlock Holmes au Moyen Age
qui rencontre Indiana Jones. D’ailleurs, le héros, un moine
franciscain, Guillaume de Baskerville tire son nom à la fois du
persoonage de Conan Doyle et de Guillaume d’Ockham, ce philosophe
et théologien qui fut accusé d’hérésie. Accompagné de son
jeune discipline, Adso de Melk, il est envoyé dans ce lieu étrange
pour enquêter sur une série de meurtres de moines ayant eu accès à
une bibliothèque secrète et ses livres interdits.
Cette
nouvelle édition est enrichie des notes préparatoires de l’auteur,
des dessins de ses personnages sur des feuilles arrachées à des
carnets de notes, de ses plans de la bibliothèque et de l’abbaye
permettant ainsi d’entrer dans les secrets de fabrication du livre.
Car comme le rappelle l’auteur dans Apostille (1983) cité
en fin d’ouvrage : « Pour raconter, il faut avant
tout se construire un monde, le meubler le plus possible jusqu’aux
derniers détails ». Et à la lecture de ces notes, le
lecteur prend conscience des diverses influences de l’auteur. Ainsi
pour façonner son décor, Umberto Eco s’inspira des abbayes de
Castel Urbino en Sicile et de Cluny, ouvrage majeur de l’ordre
monastique clunisien, qui suit la règle de saint Benoit et dont le
clivage avec l’ordre cistercien du vénérable Jorge de Burgos, le
gardien aveugle de la bibliothèque, structure en partie le roman.
Voici
donc une magnifique occasion de se replonger dans ce livre culte qui
allait lancer la grande mode des polars médiévaux qu’il est
conseillé de lire avec des gants, non pas pour se protéger du
poison qui imprègne les pages mais bel et bien pour le lire et le
relire à souhait !
L’histoire
a parfois l’art de réserver quelques coïncidences savoureuses.
Puisque c’est un 19 février de l’an de grâce 1473, soit près
d’un siècle et demi après qu’Adso de Melk fut « le
témoin transparent des péripéties qui eurent lieu à l’abbaye
dont il est bon et charitable de taire le nom désormais »
que naquit un certain Nicolas Copernic à Torun, cette ville de
Pologne située sur la Vistule et classée au patrimoine mondial de
l’UNESCO. Un savant qui contesta le système Ptolémée qui
postulait que la terre était immobile au centre de la Terre, et fut
le promoteur d’un héliocentrisme. Son livre,publié l’année de
sa mort en 1543, comme celui du livre II de la Poétique d’Aristote
dans le roman d’Umberto Eco fut condamné par une Eglise catholique
qui y vit la contestation de la puissance de Dieu. Son bras armé,
l’Inquisition, tenta de réduire au silence aussi bien Guillaume de
Baskerville que les disciples de Copernic et en premier lieu Giordano
Bruno, condamné au bûcher le 17 février 1600.
Et comme un trait d’union entre Copernic et Guillaume de Baskerville, Umberto Eco, en bon sémiologue qu’il fut, estimait, dans le courrier de l’Unesco en 1993 que « le système de Ptolémée et celui de Copernic sont effectivement incompatibles, mais on peut les confronter, montrer leur indépendance totale, mais aussi comprendre comment on a pu passer de l’un à l’autre ». Une affirmation qui, quelques quatre cents ans plus tôt, aurait valu le bûcher au savant de Bologne. L’écrivain et son personnage ayant ainsi fini par se confondre avec l’histoire réelle…Et de donner ce roman indémodable autour duquel continuent de tourner de nombreux astres.
Par Laurent Pfaadt
Umberto Eco, Le Nom de la rose, nouvelle édition Aux éditions Grasset, 640 p.
Il y a un siècle eut lieu la plus importante découverte archéologique du 20e siècle. Le 25 novembre 1922, l’archéologue britannique Howard Carter, ouvre la porte du tombeau d’un jeune pharaon au nom jusqu’alors inconnu : Toutankhamon. Après avoir arraché à son protecteur, Lord Carnavon, une dernière campagne de fouilles, l’égyptologue réussit enfin à atteindre son rêve, celui de localiser la tombe de ce pharaon de la XVIIIe dynastie qu’il allait immortaliser.
Nombreux ont été les expositions,
jusqu’à celle, récente, de Bruxelles et les livres qui ont raconté cette
aventure entourée de mystères et de malédictions, notamment celle qui frappa
certains membres de l’expédition ainsi que Lord Carnavon mort subitement le 5
avril 1923. Même l’auteur de ces lignes a consacré, dans l’un de ses ouvrages,
un chapitre à cette énigme historique.
Parmi les innombrables mausolées
et tombes de papier qui ont fleuri depuis un siècle, les amateurs d’aventures
et de mystères retrouveront cette ambiance unique dans le très beau roman
graphique de Paul Marcel et Patrick Mallet. En suivant les pas de Carter, il se
dégage de ces pages une impression très cinématographique de pénétrer dans quelque
chose qui ressemble aux films de la Hammer. L’odyssée d’Howard Carter y est
parfaitement retranscrite avec les doutes, la ténacité que manifesta cet
archéologue qui a fini par s’identifier avec le jeune pharaon. Le dessin et les
couleurs de Paul Marcel donnent une impression de vivre l’aventure dans les
années 20, impression renforcée par des personnages entre expressionnisme et
art déco. D’ailleurs, cette touche art déco se trouve renforcée dans le
traitement des antiquités et des décors égyptiens, particulièrement réussis.
Le scénario de Patrick Mallet est
très bien emmené. Il suit Carter, cet homme devenu, lui aussi, un dieu vivant.
De la localisation de la tombe près de celle de Ramses VI jusqu’à la gloire en
passant par la magnifique découverte de la tombe avec de très belles planches,
les auteurs ne font pas l’impasse sur la malédiction bien évidemment même s’ils
ne s’attardent pas sur cette dernière malgré la présence énigmatique de ce
chacal personnifiant le dieu de la mort et de l’embaumement chez les Egyptiens.
Nos deux auteurs focalisent leurs attentions sur Carter lui-même, sur sa vie
après son exploit, sur celle d’un homme, à l’inverse de Toutankhamon, entré de
son vivant dans l’immortalité.
A lire donc, une lampe torche à
la main pour s’éblouir de la beauté des trésors enfermés dans ces tombes
égyptiennes et sur ces pages.
Par Laurent Pfaadt
Paul Marcel, Patrick Mallet, Toutankhamon, l’odyssée d’Howard Carter, Les Arènes BD, 112 p.
Le journaliste et écrivain allemand raconte l’arrivée des nazis à travers les destins d’intellectuels allemands. Passionnant.
Avant 1933, ils constituèrent la fierté de l’Allemagne, portant, en dignes héritiers du grand Goethe, la culture allemande à des sommets. Après 1933, leurs livres furent brûlés sur d’immenses autodafés qui allaient se propager à l’ensemble de l’Europe. Ils s’appelaient Berthold Brecht, Thomas Mann, Erich Maria Remarque, Hans Fallada et bien d’autres.
C’est cette histoire, une histoire d’écrivains qui a fini par se confondre avec celle de tout un peuple que nous raconte Uwe Wittstock dans ce livre passionnant. En suivant les chemins de ces écrivains, journalistes et intellectuels, l’écrivaine nous raconte cette Allemagne qui s’est donnée au Führer, de cette Allemagne qui a poussé ses plus brillants esprits à l’exil et à la mort.
C’est cette histoire, une
histoire d’écrivains qui a fini par se confondre avec celle de tout un peuple
que nous raconte Uwe Wittstock dans ce livre passionnant. En suivant les
chemins de ces écrivains, journalistes et intellectuels, l’écrivain nous
raconte cette Allemagne qui s’est donnée au Führer, de cette Allemagne qui a
poussé ses plus brillants esprits à l’exil et à la mort.
Du 28 janvier au 15 mars 1933,
Uwe Wittstock nous entraîne ainsi dans ce cyclone infernal qui ravagea
l’Allemagne. Quelques jours avant le fameux 30 janvier, ce « règne de
l’enfer », les journaux antinazis comme la Weltbühne de Carl von
Ossietzky ou le Berliner Tagesblatt de Theodore Wolff, plus libéral,
pressentent le pire. Déjà, les premiers écrivains, sans attendre, quittent
Berlin. C’est le cas d’Erich Maria Remarque, écrivain pacifiste honni par
Hitler après son roman culte A l’ouest rien de nouveau publié en 1929,
qui traverse la frontière suisse, le 29 janvier. D’autres, malgré les menaces
et le danger, persistent à vouloir rester et témoigner. Gabriele Tergit, grande
chroniqueuse judiciaire et Carl von Ossietzky, sont de ceux-là car ils
souhaitent voir « l’histoire en marche ».
Uwe Wittstock, lui, est partout.
Dans les rues, les salles de rédaction, les appartements. Avec ses airs de
thriller haletant passant des officiels du nouveau régime aux intellectuels
traqués, le livre avance dans une nuit noire, oppressante, éclairée par les
flambeaux des SA qui viennent arrêter les ennemis du régime pour les jeter dans
des prisons berlinoises vite saturées, ou par les lumières de cette gare
d’Anhalt, dernière lueur d’espoir dans ce brouillard tombé sur le pays, cette
gare devenue le lieu de départ de tous ceux comme Alfred Döblin qui se
précipitent dans les trains pour fuir le nazisme. « Après le départ, il
se place devant la fenêtre du couloir et observe les lumières de la ville qui
glissent devant lui. Il les aime beaucoup. Combien de fois est-il arrivé ici, à
la gare d’Anhalt, combien de fois a-t-il vu les mêmes lumières et a-t-il poussé
un soupir de soulagement en constatant qu’il était enfin revenu chez lui.
Berlin est la ville de sa vie. Voilà qu’il la quitte sans savoir s’il y
reviendra jamais » écrit Uwe Wittstock. Dans les rues qui mène à la
gare, peut-être Döblin croisa-t-il Ulrich Alexander Boschwitz, jeune écrivain dont
le roman Le voyageur évoquera quelques années plus tard, ces autres Allemands,
juifs comme Otto Silbermann, son héros, qui tentèrent par tous les moyens, de
fuir ce pays qui n’est plus le leur. Qui errent dans cette nuit noire dans
laquelle s’enfonce une démocratie allemande qui ne se réveillera que douze ans
plus tard.
Nous connaissons tous cette
histoire et pourtant, grâce au talent d’Uwe Wittstock, elle reprend vie aux côtés
de ces hommes qui courent, traqués par les séides du régime bruns ou qui marchent,
parfois sans le savoir comme la famille Mann, au bord de l’abîme. Le 28 février
1933 est promulgué le décret pour la protection du peuple et de l’Etat
légalisant ainsi le régime répressif nazi. Quelques heures plus tôt, Carl von
Ossietzky a été arrêté chez lui. Il a eu juste le temps de dire à sa femme Maud :
« je reviens vite ». Déjà les premières pierres de Dachau, ce
camp qui a capturé la nuit et le brouillard sont posées tandis que les
autodafés s’allument pour détruire les œuvres de Brecht ou de Remarque.
Gabriele Tergit qui souhaitait voir l’histoire en marche finit par partir le 5
mars pour éviter d’être broyée par cette dernière. Quant à Carl von Ossietzky,
devenu prix Nobel de la paix, de prisons en hôpitaux, il succombera à une
tuberculose en 1938. Quelques mois plus tard, dans la nuit du 9 au 10 novembre
1938, de nouveaux incendies ravageront synagogues et commerces juifs. La
panique de Silbermann, le héros de Boschwitz, a gagné toute la ville. « Là
où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes » avait dit un
siècle plus tôt Heinrich Heine, l’un des plus illustres écrivains allemands.
Sans se douter que ce feu consumerait les plus grands génies à venir.
Du 28 janvier au 15 mars 1933,
Uwe Wittstock nous entraîne ainsi dans ce cyclone infernal qui ravagea
l’Allemagne. Quelques jours avant le fameux 30 janvier, ce « règne de
l’enfer », les journaux antinazis comme la Weltbühne de Carl von
Ossietzky ou le Berliner Tagesblatt de Theodore Wolff, plus libéral,
pressentent le pire. Déjà, les premiers écrivains, sans attendre, quittent
Berlin. C’est le cas d’Erich Maria Remarque, écrivain pacifiste honni par
Hitler après son roman culte A l’ouest rien de nouveau publié en 1929,
qui traverse la frontière suisse, le 29 janvier. D’autres, malgré les menaces
et le danger, persistent à vouloir rester et témoigner. Gabriele Tergit, grande
chroniqueuse judiciaire et Carl von Ossietzky, sont de ceux-là car ils
souhaitent voir « l’histoire en marche ».
Uwe Wittstock, elle, est partout.
Dans les rues, les salles de rédaction, les appartements. Avec ses airs de
thriller haletant passant des officiels du nouveau régime aux intellectuels
traqués, le livre avance dans une nuit noire, oppressante, éclairée par les
flambeaux des SA qui viennent arrêter les ennemis du régime pour les jeter dans
des prisons berlinoises vite saturées, ou par les lumières de cette gare
d’Anhalt, dernière lueur d’espoir dans ce brouillard tombé sur le pays, cette
gare devenue le lieu de départ de tous ceux comme Alfred Döblin qui se
précipitent dans les trains pour fuir le nazisme. « Après le départ, il
se place devant la fenêtre du couloir et observe les lumières de la ville qui
glissent devant lui. Il les aime beaucoup. Combien de fois est-il arrivé ici, à
la gare d’Anhalt, combien de fois a-t-il vu les mêmes lumières et a-t-il poussé
un soupir de soulagement en constatant qu’il était enfin revenu chez lui.
Berlin est la ville de sa vie. Voilà qu’il la quitte sans savoir s’il y
reviendra jamais » écrit Uwe Wittstock. Dans les rues qui mène à la
gare, peut-être Döblin croisa-t-il Ulrich Alexander Boschwitz, jeune écrivain dont
le roman Le voyageur évoquera quelques années plus tard, ces autres Allemands,
juifs comme Otto Silbermann, son héros, qui tentèrent par tous les moyens, de
fuir ce pays qui n’est plus le leur. Qui errent dans cette nuit noire dans
laquelle s’enfonce une démocratie allemande qui ne se réveillera que douze ans
plus tard.
Nous connaissons tous cette histoire et pourtant, grâce au talent d’Uwe Wittstock, elle reprend vie aux côtés de ces hommes qui courent, traqués par les séides du régime bruns ou qui marchent, parfois sans le savoir comme la famille Mann, au bord de l’abîme. Le 28 février 1933 est promulgué le décret pour la protection du peuple et de l’Etat légalisant ainsi le régime répressif nazi. Quelques heures plus tôt, Carl von Ossietzky a été arrêté chez lui. Il a eu juste le temps de dire à sa femme Maud : « je reviens vite ». Déjà les premières pierres de Dachau, ce camp qui a capturé la nuit et le brouillard sont posées tandis que les autodafés s’allument pour détruire les œuvres de Brecht ou de Remarque. Gabriele Tergit qui souhaitait voir l’histoire en marche finit par partir le 5 mars pour éviter d’être broyée par cette dernière. Quant à Carl von Ossietzky, devenu prix Nobel de la paix, de prisons en hôpitaux, il succombera à une tuberculose en 1938. Quelques mois plus tard, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, de nouveaux incendies ravageront synagogues et commerces juifs. La panique de Silbermann, le héros de Boschwitz, a gagné toute la ville. « Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes » avait dit un siècle plus tôt Heinrich Heine, l’un des plus illustres écrivains allemands. Sans se douter que ce feu consumerait les plus grands génies à venir.
Par Laurent Pfaadt
Uwe Wittstock, Février 1933, l’hiver de la littérature, trad. Olivier Mannoni Chez Grasset, 448 p.
A lire également : Ulrich Alexander Boschwitz, Le voyageur, trad. Daniel Mirsky Le Livre de Poche, 336 p.
Il y a 90 ans les nazis
arrivaient au pouvoir. Un anniversaire en forme d’avertissement
Un enfant se réveillant d’un
cauchemar en pleine nuit. Au-dessus de son lit, à travers la fenêtre, dansent
les flammes ravageant le Reichstag. Nous sommes dans la nuit du 27 au 28 février
1933, quelques semaines après l’arrivée démocratique des nazis au pouvoir et
cet enfant n’est autre que le fils de l’ambassadeur de France à Berlin,
André-François Poncet. Pour comprendre cet évènement, il convient de revenir près
d’un an en arrière, le 1er juin 1932 exactement. Ce jour-là, le chancelier
Heinrich Brüning vient de démissionner après avoir interdit les SA et les SS,
ces groupes paramilitaires du parti nazi d’Adolf Hitler.
On ne le rappelle jamais assez
mais Hitler est arrivé au pouvoir démocratiquement, nommé par le vieux
président Hindenburg. Dans une Allemagne écrasée par le traité de Versailles et
terrassée par la crise économique de 1929 qui a vu passer en dix-huit mois le
nombre de chômeurs de 3,5 à 6 millions, le parti hitlérien a gagné les cœurs.
En 1928, il totalisait 2,6% des voix. Aux élections du 31 juillet 1932, le
parti qui compte alors 1,5 millions d’adhérents a atteint 37,3% des voix.
Entre-temps, Hitler a été défait par le maréchal Hindenburg à l’élection
présidentielle mais n’a pas renoncé à s’emparer du pouvoir.
Dans l’ombre du vieux maréchal,
deux hommes complotent alors : Kurt von Schleicher et Franz von Papen.
Tous deux vont servir de marchepieds à Hitler en le sous-estimant, en pensant
pouvoir utiliser les idées nationalistes du tribun nazi à leur profit. Von
Papen est nommé chancelier le 1er juin 1932 tandis que von Schleicher,
deus ex machina du vieux président, occupe le poste de ministre de la Défense
et tente de convaincre Hitler d’accepter le poste de vice-chancelier. Mais ce
dernier, flairant le piège, refuse. « Hitler avait refusé une
participation au gouvernement, mais accepté de tolérer un cabinet présidentiel
réorienté à droite, et négocié en contrepartie la promesse qu’on organiserait
de nouvelles élections au Reichstag et qu’on lèverait l’interdiction de la SA
et de la SS. Hitler pouvait être heureux de cet arrangement : sans s’engager
fermement, il avait gardé tous les atouts en main » écrit ainsi Volker
Ullrich dans sa monumentale biographie d’Adolf Hitler et qui publiera en mars 8
jours en mai, la dernière semaine du Reich, récit enlevé des
derniers jours du régime nazi (Passés composés).
Nazis et communistes œuvrent alors
pour détruire le régime tandis que dans la rue, les violences redoublent. Les
élections se succèdent sans parvenir à résoudre les crises politiques et
économiques. Les électeurs sont fatigués tandis que dans les arcanes du
pouvoir, les manœuvres se poursuivent précipitant l’Allemagne dans l’abîme.
Cette stratégie du pire constitua
le baiser de la mort à la République de Weimar. Von Schleicher n’y survivra pas,
exécuté lors de la nuit des longs couteaux en 1934 tandis que Von Papen récoltera
une infamie historique en étant jugé et acquitté lors du procès de Nuremberg en
compagnie des principaux dirigeants nazis puis condamné à plusieurs années de
travaux forcés par un tribunal de dénazification de l’Allemagne de l’Ouest.
Le 6 novembre 1932 se tiennent de
nouvelles élections législatives. Le parti nazi, avec 250 députés et 34,1% est
certes en recul, mais il demeure le premier parti d’Allemagne. « Hitler
a perdu son pari, mais les nazis demeurent le premier parti de la Chambre.
« Qui a gagné ? » se demande le Vossische Zeitung le mardi
matin, pour en conclure que personne n’est sorti vainqueur de l’élection (…)
La crise continue » écrit Paul Jankowski, historien américain qui
revient sur cet hiver 1932-1933 qui changea la face du monde.
La machine infernale est pourtant
bien lancée et rien de l’arrêtera. Après la crise économique, les manœuvres
politiciennes achevant une République de Weimar à l’agonie et ce que Christian
Baechler appela dans son livre éponyme, La trahison des élites (Passés
composés, 2021) qui vient d’obtenir le prix Guizot de l’Académie française
récompensant un ouvrage d’histoire générale, le fruit est mûr pour l’ancien
caporal. Le 30 janvier 1933, Hindenburg se résout à appeler Hitler à la
chancellerie. « Le vieillard est là, debout, appuyé sur sa canne, saisi
par la puissance du phénomène qu’il a, lui-même, déclenché. A la fenêtre
voisine, se tient Hitler, salué par un jaillissement d’acclamations, par une
tempête de cris » relate alors André-François Poncet qui assista à la
scène.
A cet instant, tout le monde pense que l’arrivée du Führer sera une expérience sans lendemain, un feu de paille qui malheureusement emportera le Reichstag, l’Allemagne et l’Europe entière. Les cendres du Parlement allemand sont encore chaudes lorsque les nazis se mettent à brûler les livres d’écrivains honnis tels que Brecht, Remarque ou Döblin tel que l’a magnifiquement raconté Uwe Wittstock dans son livre Février 1933 (Grasset, voir article Seuls dans Berlin). Aux livres succéderont les hommes. On connait la suite…
Par Laurent Pfaadt
Notre sélection :
André François-Poncet, Souvenirs
d’une ambassade à Berlin, 1931-1938, Tempus, 480 p. 2018
Volker Ullrich, Adolf Hitler, une
biographie. L’ascension, 1889-1939, Gallimard, 1232 p. 2017
Paul Jankovski, Tous contre tous,
L’hiver 1933 et les origines de la Seconde Guerre mondiale, Passés composés,
384 p. 2022
Christian Baechler, La trahison
des élites allemandes, Essai sur le rôle de la bourgeoisie culturelle
(1770-1945), Passés composés, 648 p. 2021
Jean-Paul Bled, Hindenburg, l’homme
qui a conduit Hitler au pouvoir, Tallandier, 336 p. 2020
Benjamin Carter Hett, Comment
meurt une démocratie, la fin de la République de Weimar et l’ascension
d’Hitler, L’Artilleur, 512 p. 2022
Poursuivant son écriture de l’histoire afro-américaine qu’il décline selon des formes narratives différentes, le double prix Pulitzer, Colson Whitehead plonge avec son nouveau roman dans l’encrier noir d’un Chester Himes pour nous livrer cette nouvelle histoire passionnante.
Terminés les champs de coton de
la Géorgie ou les maisons de correction de Floride. Colson Whitehead est de
retour chez lui, à New York et plus précisément à Harlem où il vécut jusqu’à l’âge
de 6 ans avant de descendre vers East village, ce quartier mal famé devenu
bohème. Ray Carney, le héros de Harlem Shuffle rêve lui-aussi de quitter
son quartier pour matérialiser ce changement social auquel il aspire.
Acheter pour lui et sa femme
Elisabeth, issue de la bourgeoisie de Harlem, un bel appartement, symbolise
cette frontière qu’il souhaite franchir. Mais nous sommes au début des années
60 et à cette époque, à Harlem, difficile d’échapper à son destin, surtout
quand la couleur de votre peau vous le rappelle tous les jours. Alors Ray
s’occupe de ses affaires, dans son magasin de meubles d’occasion où il revend des
meubles volés. Il s’arrange avec la loi quand Elisabeth se bat pour la faire
respecter et obtenir des droits pour les siens. Et puis, il y a Freddie, ce
cousin voyou, le mauvais génie de Ray qui le ramène toujours du mauvais côté de
la frontière, et surtout dans cet hôtel Theresa, objet de toutes les
convoitises.
En compagnie de Colson Whitehead,
le lecteur s’installe avec ce nouveau roman dans une loge de cette opérette
tragi-comique haute en couleurs et en rebondissements où se côtoient harlequins
et banquiers corrompus et où résonnent airs échappés de l’Apollo Theater et
magouilles en tout genre
Que le lecteur s’installe confortablement car le spectacle ne fait que commencer…
Par Laurent Pfaadt
Colson Whitehead, Harlem Shuffle, Chez Albin Michel, 419 p.
L’Afrique, le Pacifique et le
sud des Etats-Unis, la sélection poches d’Hebdoscope vous invite à de multiples
voyages dans le temps et l’espace.
Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes,
Le Livre de Poche, 576 p.
Le prix Goncourt 2021 arrive en
poche offrant ainsi une session de rattrapage à tous ceux qui auraient raté la
première sortie de ce grand livre. La plus secrète mémoire des hommes
raconte ainsi l’histoire d’un livre mystérieux, Le Labyrinthe de l’inhumain
écrit en 1938 par un certain T.C. Elimane écrivain tombé dans l’oubli et
inspiré de l’écrivain malien Yambo Ouologuem (1940-2017), premier prix Renaudot
africain (1968) accusé de plagiat. Le héros du livre, Diégane Latyr Faye,
écrivain sénégalais, se lance alors à la recherche d’Elimane et sa quête va le
conduire sur plusieurs continents et à la rencontre de personnages énigmatiques
et sulfureux.
Magnifique livre où son érudition
ne fait que renforcer sa force addictive, La plus secrète mémoire des hommes
est un témoignage incandescent sur le pouvoir de la littérature mais également
sur la force de la langue française à travers le monde et sa capacité à se
réinventer en dehors de ses frontières nationales, notamment en Afrique.
Eugène B. Sledge, Frères d’armes, Tempus, 576 p.
Entre septembre 1944 et juin 19 45,
Eugène B. Sledge, membre du corps des Marines des Etats-Unis fut engagé dans
deux batailles parmi les plus sanglantes de la guerre du Pacifique :
Peleliu et Okinawa. Au milieu de la jungle humide et face à des Japonais plus
résolus et cruels que jamais, il lutta et revint en vie dans une Amérique
victorieuse. Rassemblant ses souvenirs, il composa alors ce magnifique chant
littéraire à la mémoire des hommes qui restèrent sans sépulture sur le sol
brûlant de ces îles.
Son livre, paru une première fois
en 1981 et que le célèbre historien britannique John Keegan considérait comme « l’un
des plus importants témoignages de guerre qu’il ait jamais lu », est
prodigieux. On s’enfonce avec lui dans l’épaisseur de la jungle, on transpire
avec lui. La barbarie de la guerre, les combats menés dans des conditions
dantesques sont révélés dans leur plus sanglante cruauté. Celle-ci tranche avec
ces moments de fraternité inouïs entre les soldats où Sledge « Sledgehammer »
nous dépeint des personnages tous droits sortis de romans comme le capitaine
Andrew Haldane abattu par un sniper japonais.
Frères d’armes est l’un
des plus beaux livres sur les hommes dans la guerre. Des images tirées des Nus
et des morts que republient ces derniers jours les éditions Robert Laffont (voir
article le siècle Mailer), ainsi que celles de La Ligne rouge de Terence
Malick vous viennent immédiatement à l’esprit. Un livre que vous n’oublierez
pas de sitôt.
Robert Penn Warren, Le cavalier de la nuit, 10/18, 552 p.
L’espace des grandes plantations
du Sud des Etats-Unis, voilà le cadre du premier roman de Robert Penn Warren
(1905-1989), auteur entre autres des Fous du roi et de L’esclave
libre. Ce premier opus d’une œuvre qui allait marquer durablement les
lettres américaines et valoir à son auteur trois prix Pulitzer (un de fiction
et deux de poésie) – il est le seul à ce jour – se déploie dans les grandes
plantations de tabac de ce Kentucky où le cheval et le bourbon forgent les hommes.
Dans ce roman publié en 1939 aux Etats-Unis puis en France en 1951, le lecteur
suit la destinée de Percy Munn, un avocat devenu « cavalier de la
nuit », sorte de Pale Rider des planteurs propulsé malgré lui à tête de
cette fronde sanglante contre ces traîtres à la solde de l’industrie
naissante du tabac.
Robert Penn Warren dépeint à merveille ces planteurs du Sud spoliés par les grandes industries du Nord dans ce 20e siècle naissant qui allait voir l’explosion d’un capitalisme dévorant et dans ce prolongement économique d’une guerre de Sécession qui a pris fin quelques quarante ans plus tôt. Dans ces pages, Robert Penn Warren installe les premières pierres de son style granitique si puissant sur lesquelles il grava plus tard ses autres chefs d’œuvre. Timidement, les œuvres de ce grand écrivain arrivent enfin jusqu’à nous. L’occasion de ne pas rater ce grand roman où John Steinbeck rencontre John Ford.
Dans l’immensité de ce que Marie Moutier-Bitan appelait les champs de la Shoah, titre de son ouvrage précédent (Passés composés, 2021) qui fut en tous points remarquable et correspondait à ces territoires d’Union soviétique envahis par la Wehrmacht et la SS le 22 juin 1941, entre marécages et cités soviétiques, le lecteur semblait, géographiquement, un peu perdu. Et pour placer sur la carte la Galicie orientale, cette région à cheval entre la Pologne et l’ouest de Ukraine, il a fallu à la fois l’ouvrage de référence de Timothy Snyder mais surtout les deux enquêtes de Philip Sands.
Le Pacte antisémite, le nouvel
ouvrage de l’historienne se veut la vision micro du précédent. En prenant comme
point de départ la fameuse photo du pogrom de Lvov, début juillet 1941 qui
suivit l’entrée des troupes allemandes en Union soviétique, Marie Moutier-Bitan
a souhaité « étudier à hauteur d’homme, au ras du sol, ces
bouleversements brutaux et meurtriers au sein de la population locale ».
Et le cadre qu’elle dessine de ce tableau où sévit cette Shoah par balles qui se
répandit dans tous les territoires soviétiques est saisissant.
Plantant le décor de la vie de
ces juifs de l’Est, entre shtetl et campagnes environnantes, entre commerçants
juifs et paysans ukrainiens souvent illettrés, Marie Moutier-Bitan restitue à
merveille ce climat antisémite hérité de cette Russie du Protocole des sages de
Sion qui véhicula les pires stéréotypes sur les juifs, sur leur prétendue
richesse, sur leur perfidie.
Les intérêts des différents
acteurs du génocide vont converger dans ce tableau et forger ce pacte
antisémite qui, en Galicie orientale, s’abattit sur les quelques 570 000 juifs
de la région. Idéologue pour les envahisseurs, social et économique pour les
habitants locaux, politique pour les partisans d’une Ukraine indépendante,
chacun y trouva son compte. Mais « comme tout pacte avec le diable,
l’indépendance ukrainienne avait un prix : il fallait se salir les mains
et entrer dans la danse macabre que Hitler avait composée » écrit-elle
à propos des motivations indépendantistes.
On connait la suite. Dès
l’invasion de l’URSS, le 22 juin 1941, les premiers massacres furent perpétrés
par les hommes de l’Einsatzgruppen C sous les commandements d’Otto Rasch et de
Paul Blobel, responsable plus tard de l’opération 1005 visant à faire
disparaître les corps, et aidé de collaborateurs ukrainiens et de voisins. De
Sokal à la frontière polonaise à Lvov, le 1er juillet 1941, en
passant par Dobromyl, Marie Moutien-Bitan suit les traces de sang que
laissèrent les signataires de ce pacte ignoble dans les champs fertiles de
l’ouest de l’Ukraine. Grâce aux nombreux témoignages qu’elle a collecté au sein
de l’association Yahad-In Unum présidée par Patrick Desbois et sa mise en
situation littéraire très réussie, elle donne à voir et à sentir l’enfer qui
s’abattit sur les populations juives locales.
Le Pacte antisémite est bel
et bien un livre de chair et malheureusement de cendres. Sur ces dernières,
Marie Moutier-Bitan a élevé un magnifique mémorial de papier qui transporte entre
passé et présent son lecteur dans l’œil de ce cyclone que personne n’imaginait
et qui, pourtant, advint.
« Toutes les fêtes s’étaient transformées en torture, les jours de joie en jours de deuil. Il n’y avait plus pour elle de printemps ni d’été ; à chaque saison, c’était l’hiver pour elle. Le soleil se levait, mais ne la réchauffait pas. Seul l’espoir persistait, indéracinable ». Les mots de l’écrivain Joseph Roth, lui-même originaire de cette Galicie orientale et mort avant le début de la seconde guerre mondiale, résonnèrent très certainement dans ces champs d’horreur. Ils ont aujourd’hui rencontré ceux, importants, de Marie Moutier-Bitan.
Par Laurent Pfaadt
Marie Moutier-Bitan, Le Pacte antisémite, le début de la Shoah en Galicie orientale Chez Passés composés, 315 p.
A l’occasion du centenaire de
sa naissance, retour sur cet écrivain majeur des lettres américaines au 20e
siècle
Le 31 janvier, Norman Mailer
aurait eu 100 ans. Figure de proue du nouveau journalisme qui fut également incarné
par Tom Wolfe, Truman Capote ou Hunter S. Thomson, Mailer s’inscrivit dans ce
mouvement littéraire qui vit la mise en scène racontée à la première personne supplanter
l’historique narration désincarnée de faits divers ou de questions de société afin
de dresser le décor d’une Amérique traversée par ses démons. Morceaux de
bravoure, recueils de textes sur la télévision, le succès ou la politique incarna
ainsi à merveille cette technique qui constitua une révolution littéraire et
lui valut, en 1969 son premier Pulitzer pour Les Armées de la nuit, livre
évoquant les mouvements de protestation contre la guerre du Vietnam. Cette
technique culmina avec Le chant du bourreau où Mailer aborde la peine de
mort dans la société américaine à travers le destin de Gary Gilmore, reconnu
coupable d’un double homicide. Le livre devenu un best-seller international
valut à Mailer un autre Pullitzer, celui de la fiction en 1980.
L’œuvre de Normal Mailer suit
ainsi une histoire des Etats-Unis au 20e siècle. Une histoire
traversée par les tragédies et les gloires. De la guerre du Pacifique au match
entre Ali et Foreman au Zaïre qu’il contribua à mythifier en passant par la
peine de mort, la conquête de la lune ou le Watergate, sa plume accompagna les
convulsions d’une Amérique en ébullition dont il se voulut le portraitiste au
vitriol. Le combat du siècle publié en 1975 illustre à merveille cette
alliance de violence et d’énergie en faisant du duel entre Ali et Foreman, un
récit mythologique, une sorte d’Illiade africaine.
A partir de son premier roman en
1948 où il évoqua son expérience de soldat durant la guerre du Pacifique, la
carrière littéraire de Norman Mailer épousa la vie tumultueuse du 20e
siècle américain. Les Nus et les Morts, probablement l’un des plus
grands livres des hommes dans la guerre bouleversa plusieurs générations
d’écrivains. Olivier Sebban, écrivain français qui a fait des Etats-Unis le
décor de ses romans en convient : « Ce fut pour moi un véritable
choc de lecture. A la fois roman classique, moderne, social, éminemment
politique, ce roman de l’intime battit dans une temporalité non linéaire,
audacieuse, est en vérité le portrait de l’Amérique de son temps, de l’Amérique
de toujours transposée hors de l’Amérique. Les Nus et les Morts est un texte
écrit dans une langue précise et descriptive, parfois physique et matérielle
jusqu’au lyrisme. Sans doute le plus grand livre de Mailer, dans la lignée de
La Guerre et la Paix, de la Ligne Rouge réalisé par Terence Malick. »
A l’instar d’un Gore Vidal dont
l’affrontement télévisuel en 1971 dans le Dick Cavett show demeura célèbre, Norman
Mailer fut également l’un des grands biographes américains, installant un
Oswald au sommet de la mythologie américaine (Oswald. Un mystère américain),
narrant l’enfance d’un Hitler par un envoyé du diable (Un château en forêt)
et inventant les mémoires d’une Marylin Monroe en quête de dignité.
Aujourd’hui, cent ans après sa naissance, la relecture de Norman Mailer permet de redécouvrir ce géant des lettres américaines mais également un esprit qui ne fut jamais mainstream. Et en ces temps troublés, il devient plus que nécessaire d’entendre à nouveau des voix comme celle de Mailer.
Par Laurent Pfaadt
Pour entrer dans l’univers de Norman Mailer, Hebdoscope vous recommande :
Les Nus et les Morts, Pavillons poche, Robert
Laffont, 960 p.
Le Combat du siècle, Folio, 336 p.
Oswald. Un mystère américain, Plon, 670 p.
A lire également Cendres
blanches d’Olivier Sebban, Rivages, 304 p.
La Vierge néerlandaise
de l’écrivaine néerlandaise Marente de Moor arrive enfin en France. Préparez-vous
à affronter l’un des meilleurs livres de cette rentrée littéraire
Atalante fut une héroïne, la
seule femme des Argonautes engagée dans la quête de la Toison d’or. Cette peau
de bélier dorée a aujourd’hui été revêtue par Katharina Loix van Hooff,
ancienne éditrice du domaine étranger de Gallimard qui vient de fonder une
nouvelle maison d’édition baptisée justement Les Argonautes. Bien décidée à
gravir l’Olympe de la littérature européenne, notre Athéna de l’édition a
décidé de lancer sa première guerrière, la néerlandaise Marente de Moor,
autrice mondialement connue mais qui, paradoxalement, n’avait jamais été
traduite en français.
L’Atalante de La Vierge
néerlandaise se nomme Janna, jeune femme de dix-huit ans envoyée par son
père à Aix-la-Chapelle, l’ancienne capitale de Charlemagne, auprès d’un vieux maître
d’armes, Egon von Bötticher, pour y apprendre le fleuret. Débute alors une
histoire d’amour entre deux êtres que tout oppose à commencer par l’âge
dans une sorte de remake de la Belle et la Bête. Bötticher sera son Jason,
héros d’un monde antique aux valeurs d’airain mais périmées. Son prince Bolkonsky
de ce Guerre et Paix qui l’accompagne partout notamment dans cet
entre-deux guerres et paix. Son empereur dans ce royaume hors du temps. Son
pygmalion de l’épée dont elle sera le fourreau.
Lancée dans la quête de cette
Toison d’or de papier, ces lettres échangées entre son père médecin et Egon von
Bötticher pendant la Première guerre mondiale et dont le mystère de la relation
parcourt le livre à coups de parades et de ripostes, notre Atalante trouva sur
sa route quelques compagnons, ces Dioscures sabreurs, Friedrich et Siegbert, ou
« la loutre », sorte d’Echion allemand conteur d’aventures du vieux
Bötticher. D’ailleurs, la gémellité traverse, de part en part, ce livre. Une
gémellité séparée de miroirs. Il y a les vrais jumeaux qui finissent, dans
l’amour et le combat, par se dissocier de part et d’autre de leurs sabres. Les
faux jumeaux Egon von Bötticher et son ami Jacq, le père de Janna, séparés par
ces miroirs de papier entre progressisme et romantisme. Les jumelles du fleuret
enfin, Janna et Hélène Mayer, la championne olympique, sorte de Médée
trahissant les idéaux de Bötticher, qui finissent par s’affronter dans un duel
onirique.
Marente de Moor construit ici un magnifique roman d’apprentissage avec une jeune femme qui découvre l’amour et l’adversité de la vie. Avec son style perforant comme un fleuret, à la fois sec et plein de poésie, elle fait de l’escrime la métaphore d’une vie coincée entre deux mondes, entre deux guerres, entre monstres d’une guerre passée et créatures d’une guerre à venir. La vierge néerlandaise, symbole des Pays-Bas, est aussi un roman sur la fin d’une époque, celle où la mort se voulait héroïque et non industrielle. Atalante finira par ramener la Toison d’Or chez elle. Lors de leur voyage retour, les Argonautes passèrent par le Rhin avant de faire demi-tour. Retenons-les un peu avec ce superbe roman.
Par Laurent Pfaadt
Marente de Moor, La Vierge néerlandaise Les Argonautes éditeur, 352 p.