Archives de catégorie : Lecture

Nos années Apostrophes

La France entière connaît sans le savoir Rachmaninov. Pendant quinze ans, le vendredi soir, le compositeur russe lui a susurré les premières notes de son premier concerto. Certes on y a parlé de musique mais assez peu, plutôt de littérature avec ses compatriotes Nabokov et Soljenitsyne qui lui ont vite volé la vedette.


Picture taken on April 11, 1975 in Paris of Russian writer and former Soviet dissident Alexander Solzhenitsyn (©) attending French TV literary talk show « Apostrophes », presented by Bernard Pivot (2ndR). AFP PHOTO/ MICHELE BANCILHON CULTURE-LITERATURE-SOLJENITSYNE

Car de vedettes il y en a eut à Apostrophes, ce rendez vous littéraire devenu culte présenté par Bernard Pivot, le fameux « Roi Lire » disparu en mai dernier. Une petite musique revenue comme une Madeleine de Proust à nos oreilles avec la parution de ce livre magnifique nourri de photos inédites qui célèbrent le cinquantième anniversaire de la première émission. En feuilletant les pages, on a parfois l’impression d’entendre les voix d’Alberto Moravia affirmant dans son français teinté d’italien que « je ne suis jamais allé à l’école parce que j’étais malade, ce qui m’a permis d’écrire un roman à l’âge de dix-sept ans. Autrement, j’aurais dû attendre d’avoir trente ans » lors de l’émission du 30 mars 1979 ou celles d’Umberto Eco, d’Elie Wiesel, de François Mitterrand venu présenter L’abeille et l’architecte ou encore d’Arthur Miller.

Sur le plateau d’Apostrophes se côtoyaient toutes les esthétiques, la littérature bien entendu mais également le cinéma, la politique, la photographie avec Robert Doisneau et Helmut Newton et même l’entreprise. Bernard Pivot, dont la culture générale dépassait toutes les frontières et pouvaient se nicher dans le tanin du vin ou dans un geste technique sur la pelouse du stade Geoffroy Guichard, faisaient dialoguer des gens différents, non sans humour. Ainsi lors d’une émission intitulée « Ils avaient vingt ans en Mai-68 », le 23 mai 1986, en compagnie de Guy Hocquenghem, Laurent Dispot, Pascal Bruckner et Bernard Tapie, Bernard Pivot introduisait ses invités avec ces mots : « «Sont réunis ce soir, sur le plateau d’Apostrophes, trois intellectuels et un chef d’entreprise. En mai 1968, ils avaient vingt ans. En mai 1986, ce sont des quadragénaires ou en passe de l’être. Où en sont-ils ? Que disent-ils ? Qu’écrivent-ils ? En épigraphe de cette émission je souhaiterais vous citer une publicité que vous avez certainement vue dans les quotidiens : « Mai 68, on a refait le monde. Mai 86, on refait la cuisine ».

Au fil des pages, les épigraphes se succèdent donc au fronton de ce temple cathodique de la littérature où une émission littéraire placée en deuxième partie de soirée réunissait plusieurs millions de téléspectateurs, ce qui stupéfait encore aujourd’hui nos voisins outre-atlantiques. Des épigraphes qui se voulaient tantôt jouissives avec l’ébriété démonstrative d’un Bukowski ou discrète d’un Nabokov ou sanglantes notamment lorsque Denise Bombardier s’en prit à Gabriel Matzneff dans l’une des dernières émissions, le 2 mars 1990, en affirmant qu’« un livre ne peut pas servir d’alibi » pour justifier les abus de pouvoir sur de jeunes filles que dénoncera trente ans plus tard Vanessa Springora.

Ce soir-là une émission littéraire se mua en une véritable apostrophe, cette figure de rhétorique par laquelle un orateur interpelle tout à coup une personne ou une chose personnifiée. Une apostrophe parmi d’autres qui composent ce livre merveilleux qui raconte non seulement une histoire de la télévision mais également notre monde à travers le prisme de ses intellectuels.

Par Laurent Pfaadt

Nos années Apostrophes, avant-propos de Laurent Valet, préface d’Augustin Trapenard
Chez Flammarion/INA, 224 p.

Redonner de la profondeur à l’idée d’Europe

Sous la direction de Benjamin Deruelle, professeur d’histoire moderne à l’université du Québec à Montréal, les éditions Passés composés ont entrepris de publier une vaste Histoire de l’Europe en quatre volumes. Une entreprise qui se veut à la fois politique, militaire, économique et culturelle. Une œuvre appelée assurément à faire date. A l’occasion de la sortie du premier volume qui va de la Préhistoire au Ve siècle, Hebdoscope a interrogé Benjamin Deruelle.


Comment est née cette histoire de l’Europe ?

Depuis le début du xxie siècle, l’Europe a traversé une série de crises politiques, économiques, épidémiques et désormais militaires. Ces crises ont eu le double effet de mettre le projet européen à rude épreuve tout en replaçant l’histoire du continent européen au cœur du débat public. L’« héritage » européen et les « valeurs communes » de l’Europe ont été convoqués, et continuent de l’être, constamment par les politiques que ce soit pour critiquer ou défendre, au contraire, l’Union européenne. Or, lorsque ces idées sont invoquées, c’est souvent dans une version essentialisée de ce qu’elles sont aujourd’hui. Elles donnent alors le sentiment que l’Europe actuelle est le fruit d’une lente construction linéaire et inéluctable. C’est de ces constats qu’est né ce projet avec la volonté de sensibiliser le public à la manière dont les questionnements présents s’immiscent dans la perception de l’histoire de l’Europe et de l’inviter à faire la part des choses entre ce qui tient de l’héritage et ce qui tient de la réappropriation. Pour cela, il a pour ambition de proposer une nouvelle lecture de l’histoire de l’Europe : une lecture qui redonne de la profondeur à l’idée d’Europe et interroge la manière dont l’entité géographique, politique et culturelle que nous connaissons s’est construite ; une lecture actualisée de l’histoire de l’Europe intégrant les tendances et les avancées récentes de l’historiographie ; une lecture qui donne des clefs de compréhension tout en soulignant les doutes et les incertitudes pour amener le lecteur à réfléchir sur ces propres représentations de l’Europe.

Vous faites commencer votre histoire de l’Europe à la préhistoire. Pourquoi ?

Contrairement à la plupart des histoires de l’Europe qui commence leur récit à l’époque médiévale avec la chute de l’Empire romain, le sacre de Charlemagne ou le schisme de 1054 entre Rome et Byzance, nous avons fait le choix d’intégrer la préhistoire et l’Antiquité à la nôtre. Ce choix nous a semblé pertinent pour rompre avec les approches traditionnelles qui orientent la lecture de l’histoire de ce continent en soulignant le lien entre Europe, Empire et chrétienté. Or, si ce lien n’est pas faux, et s’il structure l’histoire de l’Europe au Moyen Âge, il favorise une perception monolithique et déterminée par le politique et le religieux de ce continent. Cette approche minimise par ailleurs la part des héritages de l’Antiquité, alors même que la construction carolingienne est vécue par ses acteurs et ses commentateurs comme une restauration de l’Empire romain plutôt que comme une rupture, et qu’un autre empire romain survit à l’extrémité orientale de l’Europe, l’Empire byzantin. Enfin, ce choix a semblé pertinent au regard de notre projet, dès lors que l’on considère que le sentiment européen s’ancre aujourd’hui dans un passé fantasmé remontant non seulement à l’Antiquité gréco-romaine (médecine, philosophie, droit, mode de vie), mais encore aux peintures rupestres, aux mégalithes de Stonehenge ou à la culture celte. Nous sommes bien conscients que ce choix n’est pas moins neutre qu’un autre. Il permet toutefois de faire un pas de côté et de mettre en lumière d’autres aspects et d’autres espaces de l’histoire de l’Europe.

Dans votre préface, vous appelez à revenir sur la perception monolithique de l’Europe. Qu’entendez-vous par là ?

L’histoire de l’Europe est encore souvent présentée aujourd’hui comme celle d’un bloc unitaire dont les contours coulent de source. Or, le terme même d’Europe interroge. De quoi fait-on l’histoire ? Sans évoquer la princesse phénicienne que Zeus, transformé en taureau, aurait enlevée, parlons-nous d’un continent, d’un territoire ou d’une idée ? S’il s’agit du continent, il faut considérer que ces limites ont été définies par les savants du xviiie siècle de manière conventionnelle et qu’elles font toujours présentement l’objet de question. Où s’arrête l’Europe ? Aux rives du Don comme le supposaient les géographes de l’Antiquité ou à celles de l’Ob, qui s’écoule à travers la Sibérie occidentale, comme le laisse entendre le chevalier de Jaucourt dans son article « Europe » de l’Encyclopédie au milieu du xviiie siècle ?

D’autre part, les histoires de l’Europe, et c’est paradoxal, se présentent la plupart du temps sous la forme d’une juxtaposition d’histoires nationales ne s’entrecoupant le plus souvent qu’à l’occasion des nombreuses guerres qui jalonnent l’histoire du continent européen. Au contraire, notre projet cherche à favoriser les croisements et la comparaison entre les espaces, les changements d’échelle, ainsi que la dimension problématique du récit, afin d’éviter les grandes narrations uniformes et l’émiettement de la réflexion. C’est ce questionnement qui permet de rendre à l’histoire de l’Europe sa profondeur et son épaisseur. Il exige en effet non seulement de refuser les généralités toutes faites et d’interroger les idées reçues, mais encore d’insister sur la diversité des territoires et des expériences, ainsi que sur les dynamiques propres à chacun d’entre eux et à chaque domaine de l’activité humaine. Ainsi, par exemple, la vie en « cité » et l’organisation en État sont envisagées dans le chapitre 5 de ce premier volume au-delà de la Grèce antique ou du bassin méditerranéen, au travers des espaces occidentaux et septentrionaux du continent.

Pour cela, votre parti pris est d’aller voir au-delà des frontières de l’Europe, pourquoi ?

L’Europe n’est pas la première échelle qui vient à l’esprit lorsque l’on parle de l’Antiquité. Cette période est en effet associée d’abord au bassin méditerranéen. L’on y intègre parfois le Proche-Orient et les rives méridionales de la Méditerranée, lorsque l’on s’intéresse aux empires antiques, qu’il s’agisse de la thalassocratie athénienne ou des empires macédonien et romain. Or, comme nous venons de l’évoquer, définir les contours géographiques de l’Europe est chose d’autant moins aisé que la perspective adoptée est celle du long terme. Il est évident que l’Europe n’existe ni dans la préhistoire ni au début de l’Antiquité. Si les géographes comme Strabon, au début de l’ère chrétienne, utilisent ce terme pour désigner l’espace qui s’étend des colonnes d’Hercule au Don et de la Méditerranée à un septentrion mal délimité, ce dernier qualifie d’abord une petite région du Péloponnèse puis, à la fin du iiie siècle de notre ère, une province administrative de l’Empire romain. La difficulté de circonscrire une fois pour toutes les limites de l’Europe tient également à la succession des périodes de dilatation et de rétraction des territoires occupés et contrôlés par les peuples qui ont habité l’Europe dans sa définition actuelle. Il suffit de penser à l’expansion de l’empire d’Alexandre, aux deux siècles de l’existence des États latins d’Orient (xie-xiiie siècle), et aux empires coloniaux ou au contraire, à la présence des États musulmans d’Al Andalus entre le viiie et le xve siècle ou encore des Ottomans dans l’Europe balkanique et centrale du xve au xixe siècle.

Ces constats nous ont convaincus d’adopter une définition flexible de l’espace considéré et à mettre l’accent sur les circulations et les échanges afin de proposer une histoire de l’Europe connectée au reste du monde. Pour ce premier volume consacré à la préhistoire et à l’Antiquité, cela permet de rééquilibrer la place de l’Antiquité gréco-romaine dans l’histoire au profit d’autres espaces aujourd’hui perçus comme européens – notamment l’Europe septentrionale et orientale – et de mettre en lumière les liens importants qui unissent l’Europe à l’Afrique et à l’Asie. Ces liens apparaissent dès lors que l’on s’intéresse à la circulation des hommes, des objets et des idées, qui éclairent des phénomènes d’appropriation, et parfois de métissage, des savoirs et des pratiques médicales, économiques et même religieuses. Ainsi la médecine galénique, considérée comme la mère de la médecine européenne a-t-elle essaimé jusqu’en Asie. À l’inverse, une représentation d’Isis donnant le sein à Horus découverte dans une maison du Fayoum permet de faire prendre conscience des emprunts que le christianisme ne s’interdisait pas à ses débuts.

L’idée d’Europe apparaît dès lors comme une succession de constructions et de reconstruction. Se trouve-t-elle menacée aujourd’hui ?

Il faut en effet tout d’abord considérer que l’idée d’Europe ne coule pas de source. À l’origine, cela a été évoqué, elle n’existe tout simplement pas. Les périodes de menace, notamment extérieures, sont toutefois propices à sa cristallisation à partir d’éléments anciens, mais également du contexte immédiat. C’est à ce titre que nous parlons de construction et de reconstruction, d’appropriation et de réappropriation ou d’héritages. Quand le terme d’Europe apparaît dans la documentation grecque, il a d’abord une acception géographique. Il ne désigne jamais une communauté politique ou culturelle, comme il peut le faire aujourd’hui, à l’exception de certains auteurs, tels que Hérodote et Eschyle, qui lui attribuent une dimension géopolitique par opposition à l’Asie, dans le contexte des guerres médiques du début du ve siècle av. notre ère. Cinq siècles plus tard, Cicéron consacrera cette opposition pour faire de Rome l’héritière d’une histoire commune, celle de la lutte pour la liberté des peuples face aux pouvoirs despotiques. Au Moyen Âge, l’idée d’Europe sera associée à la chrétienté et à l’Empire pour soutenir leur rêve d’unité et d’unicité, alors que jamais les frontières géographiques, politiques, culturelles et religieuses de l’Europe n’ont coïncidé. Lorsque les Ottomans s’emparent de Constantinople en 1453, l’humaniste Enea Silvio Piccolomini appelle à prendre la défense de cette Europe qu’il définit non plus seulement par ses limites spatiales ou son appartenance à la chrétienté, mais encore par le partage d’une culture gréco-romaine. Les discussions actuelles sur l’« identité européenne », les « origines antiques » ou les « racines chrétiennes de l’Europe » révèlent les tensions internes et les pressions que subit l’Union européenne depuis l’extérieur. Peut-être que le meilleur moyen de la protéger est d’abandonner l’idée d’une Europe uniforme dont les peuples communieraient dans une culture monocorde. L’image de cette « grande république partagée en plusieurs États » qu’en donnait Voltaire au milieu du xviiie siècle offre peut-être une clef pour construire l’idée d’Europe de demain : celle d’une Europe unie dans la diversité, indivisible dans la dispersion, unique dans la comparaison.

Par Laurent Pfaadt

Le crématorium froid

La littérature réserve bien des surprises. Des livres inconnus, injustement oubliés, ressurgissent parfois des cendres de l’Histoire pour s’imposer à nous. Celles du Crematorium froid, le récit concentrationnaire de Jozsef Debreczeni, Jozsef Bruner de son vrai nom (1905-1978), étaient, malgré son titre, encore tièdes depuis la rédaction au lendemain de la seconde guerre mondiale de son livre publié à Belgrade en 1950 et réapparu à la foire de Francfort en 2023.


Jozsef Debreczeni fut comme près de 400 000 juifs hongrois, déporté à Auschwitz en compagnie de ses parents et de sa femme qui y furent assassinés. Arrivé en avril 1944, il fut ensuite envoyé dans une annexe de Birkenau puis dans un sous-camp de Gross-Rosen, le camp-hôpital de Dörnhau, aujourd’hui Kolce, en Basse-Silésie polonaise près de la frontière avec la Tchécoslovaquie où l’on assassinait les détenus par le travail. Ici donc pas de chambres à gaz et de fours crématoires mais une mort lente qui arrive par le froid, le typhus et surtout la faim et vous attend dans le crématorium froid, cette morgue où l’on jette des mourants qui ne sont plus ou si peu nourris sous le regard de médecins et d’infirmiers sadiques.

Le livre est glaçant tant dans les descriptions qu’il livre bien évidemment mais surtout dans cette solitude qui semble entourer l’auteur. La survie est aussi bien physique et l’on se demande comment le corps parvient à se maintenir en vie alors que toute volonté est annihilée. Elle est aussi mentale et, dans une langue emprunte d’une beauté littéraire indéniable, le texte sublime cette quête d’une survie que l’on cherche partout. Ici, la déshumanisation semble totale. Les SS ne dirigent pas, n’encadrent pas et cette absence de lois, même iniques et cruelles, semble presque pire tant elle laisse l’espèce humaine face à ses instincts les plus vils.

Témoignage important de la Shoah enfin redécouvert, Le crematorium froid est assurément à ranger aux côtés de Si c’est un homme de Primo Levi, d’Être sans destin d’Imre Kertész, et Mauthausen de Iakovos Kambanellis, ces autres grands textes de la littérature concentrationnaire.

Par Laurent Pfaadt

Jozsef Debreczeni, Le crématorium froid, traduit du hongrois par Clara Royer, La cosmopolitaine
Chez Stock, 336 p.

Stanley Kubrick

En 1968, Stanley Kubrick, réalisateur mondialement célèbre après Les Sentiers de la gloire et 2001, l’Odyssée de l’espace, se lance dans un projet démesuré : raconter son Napoléon. Son film rejoignit pourtant ces projets titanesques, tel le Leningrad de Sergio Leone, qui ne virent jamais le jour. Le réalisateur américain se rabat alors sur l’adaptation cinématographique d’un livre de William Makepeace Thackeray (1811-1863), The Memoirs of Barry Lyndon. Il en fera un film « sur l’échec, l’impuissance à fracturer un monde travaillé par les passions tristes » comme le rappelle Sébastien Allard, directeur du département des peintures du musée du Louvre dans la préface du livre. Un film grandiose devenu très vite culte.


The Los Angeles County Museum of Art (LACMA) and the Academy of Motion Picture Arts and Sciences (The Academy) are pleased to co-present the first U.S. retrospective of filmmaker Stanley Kubrick, developed in collaboration with the Kubrick Estate and the Deutsches Filmmuseum, Frankfurt. Pictured: Stanley Kubrick with Hardt Krüger and Ryan O’ Neal on the set of BARRY LYNDON.

Près d’un demi-siècle après sa sortie au cinéma, Barry Lyndon a quelque peu disparu du patrimoine cinématographique. Et pourtant, plus qu’aucun autre, ce film est un patrimoine à lui seul, à la fois matériel et immatériel. Il devenait donc nécessaire de se replonger dans cet univers à nul autre pareil parfaitement restitué par ce livre nourri d’archives jusqu’alors inédites conçu sous la supervision de Jan Harlan, beau-frère de Kubrick et producteur des cinq derniers films du cinéaste.

Les auteurs de ce livre fantastique, parfois au sens premier du terme comme dans ces scènes d’intérieur où se côtoient personnages mystérieux et redoutables, nous emmènent littéralement à l’intérieur du film en compagnie des acteurs – Ryan O’Neal, le héros de Love Story dont le choix surprit plus d’un et l’envoûtante Marisa Berenson qui tint là le rôle de sa vie – des techniciens et bien évidemment du génie que fut Stanley Kubrick. Leurs  témoignages éclairent ainsi les coulisses du chef d’œuvre et se doublent d’images d’une beauté stupéfiante comme celles de Lady Lyndon avec sa beauté fardée ensorcelante. Analysant ainsi le film comme un alchimiste reprenant les ingrédients qui lui firent transformer le plomb du pistolet de Barry Lyndon lors de ses duels en or dispensé par cet éclairage à la bougie, le lecteur reste stupéfait. Stupéfait car il se promène dans une sorte d’exposition filmée et littéraire, croisant tantôt les tableaux d’Hogarth ou de Chardin, tantôt les story-boards, œuvres d’art à part entière, tantôt enfin avec ces costumes signés Milena Canonero et Ulla-Britt Söderlund et qui valurent à ces dernières l’un des quatre oscars du film en 1976.

Et puis bien évidemment la Sarabande d’Haendel adaptée par Leonard Rosenman, une œuvre intemporelle gravée dans nos mémoires comme le tocsin d’un destin. Un destin, celui de Barry Lyndon qui résonne de son message sans savoir s’il faut y voir dans cet anti-héros un opportuniste sans foi ni loi ou bien un « personnage né dans la pauvreté qui est détruit par un système de classe impitoyable » selon Michel Ciment, critique de cinéma et l’un des contributeurs du livre. Un film qui n’a donc rien perdu de sa modernité tant dans son esthétique que dans le miroir qu’il nous renvoie.

En cette période de fêtes à venir, ce livre magnifique devrait assurément comblé les amoureux non seulement de Stanley Kubrick et les passionnés du cinéma. Un livre à ranger entre Michel-Ange et Haendel.

Par Laurent Pfaadt

Jan Harlan, François Betz, Barry Lyndon : Stanley Kubrick
Aux éditions Simeio, 172 p.

Blake et Mortimer

Le duo du Testament de William S et du bâton de Plutarque reprend du service une dernière fois dans ce trentième opus de la célèbre série créée par Edgar P. Jacobs. Signé Olrik a cependant un goût particulier car il fait office de testament d’André Juillard, l’un des chefs de file belge de la « ligne claire », Grand Prix d’Angoulême en 1996 disparu le 31 juillet dernier et à qui Yves Sente rend un hommage émouvant en ouverture de cet album en rappelant leurs innombrables discussions, un whisky à la main, à la manière de leurs héros favoris.


Le nouveau sujet de discussion de ces derniers n’est autre que la pose par la couronne britannique de la première pierre d’une caserne dans la petite ville de Sainte Corineus en Cornouailles. Tout devrait se passer pour le mieux, d’autant plus que le cerveau si fécond du professeur Mortimer a imaginé une nouvelle machine, « La Taupe », capable d’excaver tout type de terrain. Sauf que des membres du Free Cornwall Group, un mouvement indépendantiste de Cornouailles ne l’entendent pas de cette oreille. Menés par un mystérieux Grand Druide, ils veulent préserver leur territoire où se trouve l’antique Avalon, de toute corruption étrangère, grâce à la découverte d’Excalibur, la mythique épée, enfouie quelque part sous leurs pieds.

Un complot, une arme de destruction massive permettant de régner sur le monde et capable de détruire la couronne britannique et d’apporter richesse à son possesseur, il n’en fallait pas moins pour séduire le colonel Olrik qui se rapproche alors de nos apprentis terroristes. Imprévisible à souhait, Olrik va en réalité se révéler d’une aide précieuse pour Francis Blake et Philip Mortimer, contraints de devoir le relâcher pour préserver la sécurité de cette Grande-Bretagne qu’il honnit. Mais Olrik ne serait pas Olrik s’il n’avait pas une petite idée derrière la tête…

Avec son lot d’aventures matinées d’une touche de fantastique et de retournements imprévus, ce dernier album d’André Juillard a assurément un goût particulier et mettant à l’honneur l’un des méchants les plus célèbre de l’histoire de la BD.

Par Laurent Pfaadt

Yves Sente et André Juillard, Signé Olrik, Blake et Mortimer
tome 30, 64 p.

Mon fantôme bien-aimé

Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme présente une exposition passionnante sur le Dibbouk

Il y a quelques années, rencontrant l’écrivaine polonaise Agata Tuszynska, cette dernière me confia être traversée en permanence par la mémoire du ghetto de Varsovie, ce « dibbouk » qui revient sans cesse. Une sorte d’âme errante qui veut dire en hébreu « lié, attaché » et peut être soit bienveillante soit malveillante en prenant possession d’un être vivant. Agata Tuszynska est peut-être lié à Marek Arnstein, traducteur en polonais de la pièce Le Dibbouk et scénariste du film réalisé en 1937 par Michal Waszyński ou à l’un des acteurs du film, Ajzyk Samberg qui joue le Messager. Deux hommes assassinés après la liquidation du ghetto de Varsovie. 

La notion de dibbouk tire son origine de la tradition juive kabbaliste d’Europe de l’Est qui postule la perméabilité de la frontière entre la vie et la mort. Il ne faut pas voir le dibbouk comme une malédiction ou un fantôme venant hanter les vivants mais bel et bien comme l’âme, l’esprit d’un disparu restant au contact des vivants. Les toiles et dessins de Marc Chagall que l’exposition place astucieusement en ouverture attestent de cette cohabitation surnaturelle.

Le dibbouk apparaît véritablement en 1915 dans les travaux de Shloyme Zanvl Rappoport, plus connu sous le pseudonyme de Shalom Anski (1863-1920), tirés de ses explorations ethnographiques dans les shtetl de Volhynie et de Podolie. Celui qui fut aussi écrivain consigna dans ses œuvres ces  éléments du folklore juif notamment yiddish. Sa pièce, Entre deux mondes, Le Dibbouk demeure encore aujourd’hui son œuvre la plus célèbre, donnée pour la première fois en décembre 1920 à Varsovie. L’exposition restitue ainsi parfaitement à la fois la création de la pièce par la Vilner Trupe et sa reprise en janvier 1922 à Moscou par la troupe du théâtre Habima en présentant notamment les costumes de Nathan Altman mais également son incroyable succès dans le monde entier, en France et aux États-Unis. « Le Dibbouk était devenu l’emblème du théâtre yiddish, un point de ralliement pour juifs et non-juifs, et il semblait acquis que son incarnation au cinéma en ferait la vitrine d’un cinéma yiddish encore balbutiant » écrit Samuel Blumenfeld, journaliste du Monde dans le très beau catalogue qui accompagne l’exposition.

En 1937, Le Dibbouk devint donc un film réalisé par le réalisateur polonais Michal Waszyński qui ouvre l’exposition du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme. Les scènes que présente cette dernière sont particulièrement émouvantes puisqu’elles donnent à voir un monde disparu, cette culture juive  quelques années avant son anéantissement pendant la seconde guerre mondiale. Après la guerre Waszyński devint un producteur sur le Cid (1961) et La Chute de l’Empire romain (1964) d’Anthony Mann. « Le Dibbouk était devenu son dibbouk » écrivent les auteurs du catalogue.

A l’image d’Agata Tuszynska, le dibbouk va errer jusqu’à nos jours, influençant écrivains (Romain Gary) et réalisateurs, des frères Coen (A serious man) à Andrej Wajda dont la pièce se voulait la reconstruction de ce même monde disparu en passant par l’homme de théâtre Krzysztof Warlikowski qui intégra dans sa mise en scène le dibbouk, une nouvelle de la grande écrivaine polonaise Hanna Krall que l’on retrouve également dans une anthologie récente de ses principaux textes où l’autrice prête sa voix à tous ceux qui portent en eux ces blessures indélébiles, la marque au fer rouge de l’Histoire, qu’ils soient juifs ou polonais. « Les dibboukim sont une présence. Ils sont notre mémoire dont nous ne voulons pas, ne pouvons pas et ne devons surtout pas nous libérer » affirme ainsi Hanna Krall en dialoguant avec sa traductrice, Margot Carlier, dans le catalogue de l’exposition. Ces êtres qui, malgré les tragédies de l’histoire, continuent à travers Hanna Krall, Agata Tuszynska et maintenant cette magnifique exposition, de nous parler.

Par Laurent Pfaadt

Le Dibbouk, fantôme du monde disparu, Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, jusqu’au 25 janvier 2025.

A lire :

Le catalogue de l’exposition :

Le Dibbouk, fantôme du monde disparu, Pascale Samuel et Samuel Blumenfeld (sous la direction de), coédition Actes Sud/MahJ, 240 pages

Hanna Krall, La douleur fantôme, traduit du polonais par Margot Carlier, éditions Noir sur Blanc, 368 p.

A retrouver l’interview d’Agata Tuszynska : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/lheroine-de-tous-mes-livres-cest-la-memoire/

Miracles à Berlin

Seiji Ozawa dirigeant le Berliner Philharmoniker. De la beauté à l’état pur

Disparu le 6 février dernier, le chef d’orchestre japonais Seiji Ozawa eut avec le Berliner Philharmoniker une relation privilégiée. Une histoire d’amour commencée au début des années 1960 lorsque le jeune Ozawa devint le disciple d’Herbert von Karajan. Un photo inédite glissée dans ce magnifique coffret témoigne ainsi de cette relation spéciale. Le chef, fidèle à la tradition japonaise de révérence de l’élève au maître, est à genoux devant Karajan dans une relation à la fois de soumission et de complicité. « Quand j’ai dirigé les Berliner Phiharmoniker, on m’a souvent reproché d’en tirer un son étriqué. Au début le maestro Karajan me le disait aussi, et il s’est souvent moqué de moi à ce sujet. La première fois que j’ai interprété la Première Symphonie de Mahler, il a a assisté au concert. J’indiquais les attaques à tous les pupitres », ce qui énerva passablement Karajan. « Au concert suivant, j’étais terrifié. Je pensais que le maestro ne reviendrait pas, mais je tremblais comme une feuille à me demander ce que je devais faire, s’il revenait malgré tout. Et bien entendu, il ne s’est plus jamais montré » écrivit ainsi Ozawa dans son livre de conversations avec l’écrivain Haruki Murakami.

Seiji Ozawa
Copyright Berliner Philharmoniker ; coffret Ozawa

D’emblée ce coffret frappe par sa beauté, en rouge et blanc comme un linceul japonais pour honorer cet empereur de la musique classique. Et puis on l’ouvre délicatement comme on procéderait à la cérémonie du thé pour y découvrir toutes ses saveurs, française bien évidemment avec ce Ravel dont il fut, en compagnie de Martha Argerich le plus grand interprète, mais également ce Berlioz dont il demeurera certainement avec Charles Munch et John Eliot Gardiner, l’un de ceux qui domestiqua le mieux le feu du compositeur français. La Première Symphonie de Mahler est aussi là, interprétée le 3 février 1980.

D’autres saveurs se dégagent de ce coffret : le classicisme germanique avec un Haydn parfait et une Leonore magnifique. Sa conduite, parfaitement ciselée avec ce qu’il faut de passion, accompagne tantôt le violon étincelant d’un Pierre Amoyal dans le concerto de Bruch, tantôt se révèle mystérieux en compagnie de l’alto d’un Wolfram Christ chez Bartók. Chaque fois, le ton est juste avec ce qu’il faut de grandeur, maniant la baguette comme d’un sabre et faisant sien le dicton kurde voulant que « si Dieu est ton ami, peu importe que ton sabre soit de bois. »

Les différentes composantes du Berliner Philharmoniker s’avèrent être de parfaits compagnons dan ces voyages que nous proposent Ozawa. Les cuivres se dressent ainsi tels de magnifiques sommets dans la première symphonie de Tchaïkovski que le chef chef gravit avec grandeur. Parvenu au sommet, il y déploie une musique qui tient de l’épopée où l’auditeur contemple cet horizon musical dominé par les sommets de l’Alpensymphonie de Strauss,la Symphonie n°7 de Bruckner et la Symphonia Serena de Paul Hindemith, transcendés il est vrai par des enregistrements d’une incroyable qualité.

En mai 2009, Ozawa dirige l’Elijah de Mendelssohn avec une merveilleuse distribution : Matthias Goerne dans le rôle titre accompagné d’Annette Dasch, Anthony Dean et Nathalie Stutzmann. Un oratorio présent sur le Blu-ray accompagnant ce coffret où l’on peut apprécier la conduite du chef japonais.

Après une longue absence de près de sept ans, Ozawa revient en avril 2016 pour diriger la phalange berlinoise. Il est fait à cette occasion membre honoraire de l’orchestre  « ….. » raconte ainsi Haruki Murakami dans un essai inédit présent dans le coffret. Ozawa enregistre l’ouverture Egmont ainsi que la Fantaisie pour piano de Beethoven en compagnie de Peter Serkin, fils du grand Rudolf. Un Beethoven avec qui il converse aujourd’hui dans le temple des dieux de la musique. Reste à nous autres auditeurs, le privilège, avec ce coffret, d’en apprécier une chapelle.

Par Laurent Pfaadt

Berliner Philharmoniker & Seiji Ozawa, coffret 6 CDs and Blu-ray disc
Berliner Philharmoniker recordings

A lire également :

Haruki Murakami & Seiji Ozawa, De la musique, Conversations, traduit de l’anglais par Renaud Temperini, Belfond, 2018

Les spectateurs engagés de la République

A l’occasion de la publication de leurs nouveaux ouvrages sur la Troisième République, portrait croisé des historiens Michel Winock et Jean-Noël Jeanneney


Devenus octogénaires, les voilà désormais plus vieux que celle dont ils sont tombés amoureux il y a bien longtemps. S’ils en ont raconté l’histoire, ce fut d’abord une histoire d’amour ou un amour d’histoire. Mais seul Jean-Nöel Jeanneney a franchi le Rubicon républicain pour tenter de la faire. Peut-être par atavisme. Michel Winock a préféré les intellectuels au milieu de ces voix de la liberté qu’il magnifié dans son ouvrage qui lui valut le Prix Roland de Jouvenel de l’Académie française en 2001. Un prix venant s’ajouter aux honneurs de la République des lettres : Prix Medicis essai pour Le Siècle des Intellectuels (1997) et finalement Prix Goncourt de la biographie pour sa Madame de Staël (Fayard, 2010). Intellectuel, il l’est resté jusqu’au bout en refusant la légion d’honneur à l’inverse de Jean-Noël Jeanneney devenu président de la Bibliothèque Nationale de France où des milliers d’étudiants viennent se pencher sur les livres de Michel Winock. Noblesse républicaine oblige mais qui a dû faire le deuil de cette présidence d’une République des lettres qui lui a refusé l’immortalité. Jean-Noël Jeanneney aurait pu reprendre à son compte la formule de son héros : « Il y a deux organes inutiles : la prostate et le Président de la République. »

Jean-Noël Jeanneney et Michel Winock ont ainsi passé leurs carrières, leurs vies d’historiens à ausculter la Troisième République, à travers ses institutions et ses grandes figures. Et pour cause. Jean-Noël Jeanneney l’a en héritage. Petit-fils de son dernier président du Sénat, Jules Jeanneney, il lui a consacré un essai qui figure dans le nouveau volume de la collection Bouquins rassemblant plusieurs de ses livres. Issu d’un milieu modeste, Michel Winock, est resté quant à lui sur la berge universitaire pour observer ces cataractes républicaines qui ont charrié entre 1871 et 1940 les hommes et les idées de la plus belle des républiques. Parvenu à cet âge où l’on perd ses amis, il enchaîne aujourd’hui avec plaisir ces enterrements républicains, de Louis Rossel, « le patriote au poteau », seul officier à avoir rallié la Commune et aujourd’hui oublié à Charles Péguy, mort au champ d’honneur voilà 110 ans en passant par Victor Hugo, Louise Michel et bien évidemment Jean Jaurès, assassiné en même temps que la paix, le 31 juillet 1914.

Jean Jaurès, voilà la figure qui rassemble, avant Clemenceau, nos deux hommes. « J’ai mille raisons de préférer le combattant inépuisable de la paix à celui que Romain Rolland appellera plus tard le « rossignol du carnage », l’internationaliste au doctrinaire de l’enracinement » écrit ainsi Michel Winock dans son dernier ouvrage Pompes funèbres en comparant le fondateur de l’Humanité à Maurice Barrès dans son portrait en miroir. Jean-Noël Jeanneney ne dit pas autre chose dans l’un de ses principaux succès de librairie, Le Duel, une passion française 1789-1914 (Seuil, 2004) lorsque Jean Jaurès demanda réparation à Paul Deroulède, l’idole de Barrès et chantre de la revanche face à l’Allemagne et du nationalisme : « Son siècle lui impose, en dépit de tout ce qui aurait dû l’en détourner, de surgir seul, ici, hors de la foule ».

Et puis bien évidemment le Tigre. Chacun lui a consacré une biographie et s’en est constamment approché de près ou de loin, par le biais de la Grande guerre et en compagnie de certains de ses collaborateurs comme Georges Mandel, cet homme qu’on attendait pour reprendre le titre du très bel ouvrage de Jean-Noël Jeanneney et dont le destin aurait pu être celui d’un Charles de Gaulle. Un Clemenceau aux côtés de Michel Winock dans ces cortèges funèbres. Chroniquant comme journaliste l’enterrement du Président de la République Sadi Carnot, assassiné par un anarchiste le 25 juin 1894 et qui « avait donné à son pays tout ce qui était en lui, y compris la vie », le Tigre fut hué aux obsèques d’un Zola qui avait publié dans son journal, L’Aurore, son fameux « J’accuse… ». Une figure qui, devenue octogénaire comme nos spectateurs engagés, affirmait que « les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, qui ont tous été remplacés » Or, il arrive parfois que des historiens talentueux se glissent parmi l’assistance…

Par Laurent Pfaadt

Jean-Noël Jeanneney, Une République française 1870-1940
Bouquins, 1344 p.

Michel Winock, Pompes funèbres. Les morts illustres, 1871-1914
Aux éditions Perrin, 2024, 352 p.

A lire également :

Michel Winock, Gouverner la France
Gallimard, coll. Quarto, 2022, 1216 p.
Ego-Histoire, Bouquins, 2024, 1120 p.

Comme des pas dans la neige

On ne présente plus Louise Erdrich dont les livres La malédiction des colombes, Dans le silence du vent ou La Sentence, prix Femina étranger en 2023, appartiennent non seulement au mouvement littéraire de la Native American Renaissance en compagnie notamment de Sherman Alexie ou de N. Scott Momaday (disparu en janvier dernier) et dont Louise Erdrich peut être considérée comme la figure de proue mais à la littérature nord-américaine tout court.


Auréolée des plus prestigieux prix comme le Pulitzer ou le National Book Award, elle revient en cet automne dans les libraires françaises avec un récit qui se situe dans le droit fil de La Sentence. Pour les familiers de l’œuvre de Louise Erdrich, Fleur Pillager n’est pas une inconnue. Il y a vingt ans, la jeune femme têtue, fière de sa culture Ojibwée et à qui on prêtait des pouvoirs magiques apparaissait dans La Forêt suspendue (Robert Laffont, coll. « Pavillons », 1990).

Nous la retrouvons là où nous l’avions laissé, durant ce terrible hiver de 1912 dans le Dakota du Nord où le froid effaçait les pas dans la neige et où l’on chassait encore le bison. Complétant son récit par une deuxième partie inédite racontée par Nanapush et Pauline, une jeune métisse, Louise Erdrich emmène son lecteur au coin du feu, une peau d’ours sur les genoux pour nous conter, avec son génie littéraire, l’histoire de cette amazone indienne.

Comme des pas dans la neige est ainsi l’occasion de retrouver la Louise Erdrich des origines, de ces récits où la magie et les sortilèges gouvernaient le destin des hommes, où les légendes amérindiennes sont à la fois la continuité de l’histoire officielle et l’annonce de ce qui doit advenir. Et quand vous sortirez, le crissement de vos pas dans la neige n’aura plus le même son…

Par Laurent Pfaadt

Louise Erdrich, Comme des pas dans la neige, traduit de l’anglais par Michel Lederer
Chez Albin Michel, 448 p.

La Finlande face à ses fantômes

Plusieurs romans reviennent sur l’attitude de la Finlande pendant la Seconde guerre mondiale

Après avoir partagé la Pologne avec le Troisième Reich dans le cadre des clauses secrètes du pacte germano-soviétique, Staline décida, en novembre 1939, d’attaquer la Finlande. Mais contre toute attente, les armées finlandaises dirigées par le maréchal Mannerheim offrirent durant cette guerre de l’Hiver, une résistante inouïe, motivée par le fameux Sisu qui tient à la fois du courage et de l’abnégation et qui imprégna la quasi-totalité d’un peuple en armes, ces guerriers de l’hiver pour reprendre le titre de l’excellent roman d’Olivier Norek, prix Jean-Giono 2024. Certains cinéphiles ont ainsi pu découvrir ce sisu dans le film du même nom, Sisu, de l’or et du sang de Jalmari Helander sorti en 2022.

Du sang, il en est évidemment question dans ce fabuleux roman de guerre. Délaissant un temps son capitaine de police fétiche, Olivier Norek nous embarque dans son roman qui nous tient en haleine jusqu’à la dernière page, sur les traces – même s’il en laisse peu – d’un tireur d’élite finlandais semant la terreur dans les rangs soviétiques. Ces derniers le surnomment d’ailleurs « la Mort blanche » car personne ne le voit. Il est invisible. Il s’agit en réalité d’un certain Simo Häyhä, un jeune homme amoureux de la forêt qui répugne à ôter la vie. L’homme semble pourtant être touché du doigt de Mars, le dieu de la guerre. Il tue sans voir sa cible et survit à des températures extrêmes. Très vite, la mort blanche devient une légende, une malédiction qui terrorise les soldats soviétiques. Camouflés dans l’immensité des forêts finlandaises et devenus de véritables fantômes, les soldats finlandais vont ainsi, galvanisés par la Mort blanche, faire reculer un Staline qui ne conquit finalement que 10 % du territoire finlandais.

Olivier Norek mit près de deux ans à raconter l’histoire de Simo Häyhä. Il fallut pour cela une autre guerre, celle d’Ukraine. Bien évidemment, ce roman contant une résistance héroïque face à une invasion russe, celle qui vit de braves citoyens se muer en féroces combattants fait écho à celle qui dure depuis février 2022. Et on aurait tort d’être surpris de ce pas de côté de l’auteur vers le roman historique car à nouveau, il poursuit sa quête littéraire dans ce no man’s land psychique qui sépare l’humanité de la bestialité.

Désireuse de se venger des Soviétiques et animée d’une haine envers les communistes, une partie de la jeunesse finlandaise va alors, au moment du déclenchement de l’opération Barbarossa, collaborer avec le Troisième Reich avec l’envoi sur le front russe de volontaires qui intégrèrent notamment la division SS Viking composée de soldats scandinaves.

C’est ce que découvre le commissaire Jari Paloviita, chef de la brigade criminelle de Pori dans le troisième tome de la série Delta noir d’Arttu Tuominen,prodige des lettres finlandaises, auteur des romans à succès Le Serment et La Revanche,et qui revient dans ce nouvel opus sur ce passé nazi qui passe mal et qui, tel un poison, infecte la société finlandaise. Un flic qui d’ailleurs aurait trouvé dans Victor Coste, le héros d’Olivier Norek, un parfait collègue tant les deux hommes ont des points communs.

Pour l’heure, le commissaire Jari Paloviita, toujours accompagné de son acolyte Henrik Oksman doit faire face à la tentative d’enlèvement et d’assassinat d’un vieillard de 90 ans en septembre 2019, suivi du meurtre d’un autre nonagénaire. Deux vieillards, deux anciens combattants qui nous ramènent en Ukraine en 1941. L’Ukraine, la Finlande, on commence alors à comprendre où Tuominen veut nous emmener. Les deux histoires, celles de 2019 et de 1941, finissent par se chevaucher, s’entrecroiser dans un incroyable page-turner qu’on ne lâche plus. L’enquête de Paloviita nous conduit ainsi dans ce passé douloureux avec ces quatre amis qui se sont compromis avec le mal. Des amis dont l’un d’eux auraient pu être un émule de Simo Häyhä, blessé à la mâchoire en mars 1940. Comme chez Norek, les scènes de guerre sont admirablement racontées avec un réalisme stupéfiant et permettent de mettre en exergue toute la complexité d’une histoire qui ne fut en Finlande, ni blanche, ni rouge, ni noire mais façonna des fantômes devenus pour notre plus grand plaisir, les personnages incroyables de ces deux livres magnifiques.

Par Laurent Pfaadt

Olivier Norek, Les guerriers de l’hiver
Aux éditions Michel Lafon, 448 p.

Arttu Tuominen Tous les silences, traduit du finnois par Claire Saint-Germain
Aux éditions de la Martinière, 432 p.