Archives de catégorie : Lecture

La guerre d’indépendance américaine

Ce fut certainement l’un des conflits qui eut le plus d’influence sur notre histoire, sur notre monde. Une guerre irréversible qui fit ce que nous sommes aujourd’hui. Pourquoi ? C’est tout l’enjeu du livre passionnant des historiens Pascal Cyr et Sophie Muffat qui ont délaissé, le temps de cet ouvrage, l’Europe napoléonienne pour remonter quelques trente années plus tôt. 


1775. Les colonies britanniques sur le sol nord-américain vivent sous le joug d’un pouvoir lointain, celui d’une Grande-Bretagne qui vient de remporter sur la France la guerre de Sept Ans. Maîtresse des mers, il lui faut cependant renflouer ses caisses et actionne le traditionnel levier fiscal, notamment en Amérique du Nord. Mais comme le montre les auteurs dans leur essai qui brille par sa volonté de déconstruire certains mythes fondateurs, la question fiscale et le fameux épisode du Tea Party de Boston, ne furent qu’un prétexte pour remettre en question un système colonial dans sa globalité. Remise en question qui se trouva percutée par une époque marquée par l’émergence des Lumières d’un Benjamin Franklin, l’un des pères de l’indépendance américaine.

La guerre, devenue inévitable, se propage alors tel un feu de paille et les quelques 500 pages du livre, centrées majoritairement autour du fait militaire, passent intelligemment des champs de batailles – l’insertion de cartes est particulièrement pertinente – de l’invasion du Canada à la capitulation de Yorktown en 1781 au tournant de la guerre à Saratoga en octobre 1777, aux innovations en matière d’armement notamment grâce à la France et au système Gribeauval dans l’artillerie et aux répercussions si importantes de la guerre sur les opinions publiques, notamment en Angleterre où les auteurs montrent parfaitement la nasse dans laquelle s’est enfermée le Premier ministre d’alors, lord North.

Mettant à mal quelques clichés de la traditionnelle mythologique américaine, Pascal Cyr et Sophie Muffat montrent que la victoire américaine ne fut pas la longue marche d’une nation en armes mais plutôt la succession de hasards heureux, de défaites qui ne furent pas définitives et de constructions anarchiques qui finalement, avec un peu de chance, concoururent à apporter le succès aux Insurgents. Le chapitre sur la naissance de l’armée américaine est ainsi particulièrement intéressant. Formée de bric et de broc et dotée de commandants médiocres, les deux auteurs n’hésitent pas à qualifier le père des Etats-Unis, George Washington de « piètre tacticien ». De la question de la langue – tous les Américains ne parlaient pas l’anglais – à la naissance de la cavalerie américaine par Kazimierz Pulaski, un noble polonais en fuite car accusé de régicide, la victoire fut en grande partie le fruit d’outsiders.

Pour autant, et cela n’est pas faire preuve d’un chauvinisme exacerbé, la victoire américaine se joua grâce à l’entrée dans le conflit de la France d’un Louis XVI, roi marin et de son ministre Vergennes qui virent immédiatement tout l’intérêt qu’ils pouvaient retirer de cette guerre qui allait affaiblir l’ennemi héréditaire.  Ce soutien symbolisé par Beaumarchais et Lafayette constitue l’un des piliers du livre et donne à la fois une dimension géopolitique européenne au conflit mais surtout revient, au regard des évènements récents, sur les racines notre relation transatlantique. 

A ce titre, ce livre offre enfin et surtout une lecture passionnante d’un conflit qui contient en lui les germes des maux futurs des Etats-Unis. La glorification de l’outsider qui se déclinera dans sa dimension économique. Mais également un esclavage et un sexisme assumés, deux séismes dont les répliques se font toujours sentir dans une Amérique qui a fait de sa guerre d’indépendance et de la violence qu’elle a généré, la matrice d’une civilisation qu’elle continue toujours de diffuser au monde entier. 

Par Laurent Pfaadt

Pascal Cyr, Sophie Muffat, La guerre d’indépendance américaine,
Passés composés, 512 p.

Le soldat désaccordé

Jusqu’aux dernières pages, on essaie de trouver le sens du titre. Le soldat désaccordé. Disloqué peut-être tant celui-ci parcourt les champs de bataille de la Première guerre mondiale à la poursuite d’un poilu dénommé Emile Joplain.


Le narrateur, engagé par la mère de ce dernier, en est devenu un spécialiste dans cette France qui a perdu des millions de soldats et a laissé inconsolables nombre de veuves et de mères. Ecumant registres, asiles et fosses communes, il en a retrouvé plus d’un.

Notre Blaise Cendrars d’un jour – il a comme lui perdu une main au champ d’honneur – accepte cette affaire sans savoir qu’elle va l’obséder pendant une quinzaine d’années. Car Joplain « Il parle comme un poète, il est beau comme un prince ». Le lecteur est ainsi très vite embarqué dans l’aventure. Plongeant avec bonheur sa plume dans l’encre de boue et de sang d’un Sébastien Japrisot, l’écriture de Gilles Marchand enivre. On veut savoir. 

La narration s’étoffe alors de deux éléments qui vont densifier le récit : l’amour et le fantastique. Et en alliant les deux dans la même personne, Gilles Marchand réussit coup double. Car oui, il y a une femme dans cette histoire. Mais en est-on bien certain ? Qui est Lucie l’Alsacienne, amoureuse d’Emile, rejetée par la mère de ce dernier et partie à la recherche de son grand amour qui laisse sur les champs de bataille, de Verdun à Vimy, des poèmes comme le Petit Poucet des cailloux ? Ou est-elle cette Fille de La Lune, cette hallucination collective traversant les no man’s land, apportant le repos aux soldats agonisants et que le grand Henri Barbusse décrivit dans son Feu ? Cet amour, ce feu que le héros poursuit et dont il a lui-même été privé pendant quatre ans finit par entremêler les deux histoires – celle du narrateur et celle de Joplain – jusqu’au dénouement final. « C’est pour ça que, quelques années plus tard, je me suis tant investi dans l’histoire d’Emile et Lucie. Parce que c’était un amour incroyable, magnifique, entier, sans concession, et que chaque histoire que je croisais contribuait à redonner vie à la mienne » dit -il.

Avec ses personnages tantôt truculents notamment ce Raymond Davisse qui s’obstine à tout compter tantôt si attachants, et la manière que l’auteur a de raconter cette quête presque impossible qu’il fond dans la grande histoire – quel plaisir de voir enfin l’histoire des lieutenants Millant et Herduin du 347e RI entrer dans la littérature – Gilles Marchand signe un magnifique roman à ranger assurément sur les étagères dédiées à la Grande Guerre, entre Sébastien Japrisot et Pierre Lemaître. Et pourquoi alors désaccordé ? Car dans cette marche funèbre littéraire, rien ne se passe comme prévu. Réponse donc dans les dernières pages.

Par Laurent Pfaadt

Gilles Marchand, Le soldat désaccordé
Aux forges de Vulcain, 206 p.
Prix des libraires 2023, Le Livre de Poche

Kaltenbrunner

Première biographie française d’Ernst Kaltenbrunner, successeur de Reinhard Heydrich à la tête des services de sécurité du Troisième Reich

A l’inverse d’un Herman Göring ou d’un Wilhelm Keitel, Ernst Kaltenbrunner fut certainement l’un des condamnés les moins connus du procès de Nuremberg. Seul demeure dans la mémoire collective son visage grêlé et impénétrable. Cet homme que le comte Bernadotte, lors d’une rencontre à Berlin le 17 février 1945, décrivit ainsi : « iil n’avait pas seulement le caractère nécessaire – mais aussi son apparence parlait pour lui. Il ressemblait exactement à l’idée qu’on se fait d’un chef de la Gestapo (…) Pendant notre rencontre, il se montra maître de lui, glacial et extrêmement curieux ». Alors qui fut réellement Ernst Kaltenbrunner ? C’est à cette question que répond Marie-Bénédicte Vincent, universitaire spécialiste de l’Allemagne au XXe siècle dans ce livre, il faut bien le dire, passionnant.


Né en 1904 en Haute-Autriche et ayant fréquenté le même lycée de Linz que le Führer, Ernst Kaltenbrunner fut un nazi de la première heure. Il appartient à ces milliers de jeunes hommes séduits par le nazisme et jusqu’en 1934 et le coup d’Etat raté en Autriche qui se solda par l’assassinat du chancelier Engelbert Dollfuss, il demeura un anonyme. Puis, lentement, il devint l’un des maillons essentiels de la prise de contrôle du pays par les nazis qui allait conduire à l’Anschluss en 1938. Devenu chef de la SS autrichienne puis secrétaire d’Etat à la sécurité publique du gouvernement nazi d’Arthur Seyss-Inquart, Ernst Kaltenbrunner suscita peu à peu l’intérêt de Heinrich Himmler. Les pages sur l’Autriche nazie sont absolument fascinantes et battent en brèche la théorie longtemps avancée d’un Etat victime du nazisme en expliquant le contexte autoritaire qui prévalait alors et servit de terreau au nazisme. Dans sa démonstration fort convaincante, Marie-Bénédicte Vincent insère astucieusement à la fois la répression qui s’abattit sur les juifs et la trajectoire de cet homme.

Qualifié d’« insignifiant » en 1934, Kaltenbrunner aurait dû rester un personnage secondaire du régime, un bourreau jugé dans l’anonymat des multiples procès d’après-guerre. Mais l’assassinat de Reinhard Heydrich à Prague, le 4 juin 1942, changea son destin en le propulsant sur le devant de la scène. A la grande surprise des hauts cadres de la SS, il fut choisi par Himmler pour succéder à Heydrich. Avec Kaltenbrunner, le Reichsführer SS fit le choix de la fidélité absolue mais également comme le rappelle l’auteure, celui de la « proximité allant au-delà de stricts liens hiérarchiques ». Sa nomination traduisit également la suite logique de l’évolution politique du régime. Numéro deux de la SS, il n’eut cependant jamais l’importance et le pouvoir de son prédécesseur. Pour autant et même s’il s’en défendit à Nuremberg, il poursuivit et accentua la politique d’extermination des juifs, notamment ceux venus de Hollande et de Hongrie en 1944 ainsi que la traque de tout forme de résistance notamment en France. Avec Kaltenbrunner, Marie-Bénédicte Vincent décrit parfaitement cette ascension sociale fulgurante quasiment sans égale dans ce système totalitaire que fut le nazisme. Pour autant, le chef de l’espionnage et des services de police ne vit pas venir l’attentat du 20 juillet 1944. Et à l’image de son chef, il tenta à la fin de la guerre, de jouer un double jeu qui ne dupa personne.

Arrêté dans les Alpes autrichiennes, il dut affronter ses juges à Nuremberg avant de faire face, grâce à ce livre brillant et extrêmement plaisant à lire, au jugement durable de l’histoire.

Par Laurent Pfaadt

Marie-Bénédicte Vincent, Kaltenbrunner, le successeur d’Heydrich,
Chez Perrin, 400 p.

Stramer

Au pays d’Olga Tokarczuk et de Czeslaw Milosz, tous deux prix Nobel et prix Nike (équivalent de notre Goncourt) et de Wieslaw Mysliwski, lui aussi double prix Nike, s’imposer en littérature n’est pas chose aisée. C’est dire l’importance et la qualité de Stramer de Mikolaj Lozinski, publié en 2019, nominé pour le prix Nike et élu livre de l’année par le « Book Magazine » de Gazeta Wyborcza, l’un des quotidiens les plus importants de Pologne.


SSon auteur, Mikolai Lozinski, fils du réalisateur Marcel Lozinski, présida en 2011 le choix du Goncourt pour la Pologne attribué à Sorj Chalandon pour Retour à Killybegs (le prix Goncourt ayant échu cette année à Alexis Jenni). Le livre évoquait le destin d’un homme rattrapé par l’histoire avec un grand H. Nathan Stramer, lui, vivait paisiblement à New York dans cette communauté polonaise immigrée au début du siècle lorsqu’il décida après la Première guerre mondiale, de rentrer chez lui, à Tarnov dans le sud de la Pologne.

L’incipit du livre pose d’emblée le cadre : « C’est pour Rywka qu’il était revenu d’Amérique ». Le lecteur qui connaît la suite de la grande histoire est immédiatement pris aux tripes. Car il sait. L’amour qui présida au retour de Nathan Stramer se transformera avec les années en tragédie. Avant cela, l’auteur bâtit une merveilleuse saga familiale autour de Nathan, ce père qui rêve de gloire professionnelle et n’aime pas beaucoup les livres, Rywka sa femme et leurs six enfants dans cette Pologne d’après-guerre devenue à nouveau indépendante sous la férule du maréchal Pilsudski et dont les hommes d’âge mûr de Tarnov arborent fièrement la même moustache. Mais là-bas comme dans la ville voisine de Cracovie, une autre figure séduit les plus jeunes et notamment les fils Stramer : Lénine dont la révolution vient de balayer le tsar et souffle un vent révolutionnaire sur toute l’Europe. Hésio et Solomon « Salek » succomberont ainsi à ce vent de liberté et le paieront de leur liberté.

Alors que se rapproche l’inévitable – la seconde guerre mondiale, l’invasion de la Pologne et le génocide des juifs – les Stramer vivent dans une joyeuse insouciance où l’on mange le poulet au miel le dimanche dans la maison de la rue Goldhammer et où on courtise les filles. Ils sont des juifs assimilés et ne rechignent pas à déguster parfois des sandwichs au jambon. Le grand talent de l’auteur et la force du livre tiennent au basculement de ces jours heureux, comme des fleurs qui finissent par se faner et dont on ne conserve le souvenir doux et amer de leur fraîcheur. Par petites touches, parfois difficilement perceptibles, Mikolaj Lozinski instille lentement le poison de l’antisémitisme dans ses pages. Il « mithridatise » en quelque sorte son récit et ses personnages avant que ce poison ne prenne possession du livre et engloutisse les personnages. En plus d’avancer vers cet abîme littéraire, le lecteur prend conscience que cela a certainement dû être ainsi, que l’antisémitisme n’est pas venu d’un coup mais qu’il s’est emparé de tout le monde, à petit feu. Ce feu qui jusqu’à la dernière page, consumera les Stramer.

Magnifique roman plein de force, de rires et de pleurs, Stramer est une nouvelle preuve de l’extraordinaire vitalité de la littérature polonaise qui, avec Agata Tuzsynska, Monika Sznajderman et Martyna Bunda, explore les affres et les démons de la Pologne au 20e siècle. En tout cas, une chose est certaine : les Stramer resteront longtemps dans notre mémoire.

Par Laurent Pfaadt

Mikolaj Lozinski, Stramer
Aux Editions Noir sur Blanc, 304 p.

Varsovie n’a rien oublié

La dimension juive de la capitale polonaise reste indissociable de son identité

Même s’il ne subsiste que très peu de vestiges de l’ancien ghetto d’une Varsovie détruite à 90% par les Allemands, l’identité juive de la capitale polonaise transparaît à chaque coin de rue et s’écrit quotidiennement dans une histoire plus que millénaire. En arpentant les avenues d’immeubles vitrés qui ressemblent à celles de toutes les grandes capitales du monde ou en contemplant ces réalisations soviétiques, vous sentez vite qu’ici, sous l’asphalte et derrière les murs étincelants, suinte une histoire tragique, celle de ces centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants entassés dans cette partie de la ville.

Pour pénétrer la Varsovie juive, il vous faut d’abord entrer dans le cimetière juif de la rue Okopowa. Les anonymes y côtoient les illustres. Le gardien vous demande si vous cherchez un nom. Vous réfléchissez un instant. Comment choisir entre trois millions de personnes ? Vous secouez la tête, un peu désemparé et avancez parmi cette mémoire vivante qui mêle dans une seule et même tombe, héros et martyrs. En sortant, vous êtes alors prêts à entrer mentalement dans le ghetto, à prendre cette fameuse passerelle. Les anciennes rues se révèlent à vous. Ici l’orphelinat de Janusz Korczak, là l’Umschlagplatz d’où partaient les convois de la mort vers Treblinka. Vous croisez les ombres de Jan Karski, d’Adam Cziernakow et de Marek Edelman en arrivant devant ces jonquilles qui tapissent les parterres du musée Polin consacré à l’histoire des juifs de Pologne.

Chef d’œuvre de scénographie avec un côté immersif assumé, le musée se veut un voyage exhaustif dans l’histoire millénaire des juifs polonais. Arpentant dans les diverses époques, le musée évoque aussi bien la Renaissance considérée comme « le Paradis juif » que les pogroms de l’après-guerre notamment celui de Kielce mais également la constitution du capitalisme juif polonais au 19e siècle et bien évidemment la Shoah. Il revient aussi sur les grands courants du judaïsme et les figures de l’histoire juive polonaise telles que Gaon de Vilnius, Moses Mendelsohn, Isaac Leib Peretz qui fit du yiddish cette langue mondialement connue et couronnée par le prix Nobel de littérature d’Isaac Bashevis Singer, ou Emmanuel Ringelblum et son armée d’archivistes qui rassemblèrent au sein de l’organisation Oneg Shabbat de précieuses informations sur la vie dans le ghetto pendant l’occupation nazie.

La figure de ce héros qui sauvegarda avec Hirsch Wasser, Rachel Feuerbach, Abraham Lewin et d’autres la mémoire du ghetto se trouve à l’Institut historique juif. Ici point de rue reconstituée, de musique angoissante ou de jeux pour enfants. Dans ce décor épuré et centré sur la quête d’Oneg Sabbat, leurs documents collectés et leur conservation, le visiteur avance, seul, en élaborant sa propre quête de la mémoire. Ce n’est pas un musée mais bel et bien un mausolée qu’il découvre, celui du courage de quelques hommes et femmes qui, en sacrifiant leurs vies, ont souhaité dire aux générations futures ce qu’il advint ici même. Combattants de la mémoire, ils ont placé ici, dans cette caisse et cette jarre de lait, alors que les langues de feu de la synagogue dynamitée et des lance-flammes allemands menaçaient, leurs existences et les souffrances de tout un peuple et d’une ville martyre. Ici le poids de l’histoire est lourd, écrasant. Il est nulle part et partout à la fois. Lieu assez peu visité y compris des Polonais, c’est pourtant un passage obligé et complémentaire du musée Polin pour qui veut comprendre la tragédie qui s’est déroulée ici.

Après la liquidation du ghetto en mai 1943, Jurgen Stroop, commandant SS qui orchestra cette dernière adressa à Himmler un rapport intitulé : « Le quartier juif de Varsovie n’existe plus ! ». Ces tombes, ces archives, et ce musée prouvent qu’il ne suffit pas de détruire des pierres pour tuer la mémoire. Et que s’il ne subsiste qu’une seule personne susceptible de l’entretenir, qu’elle soit écrivaine de renom comme Agata Tuszsynska (voir l’interview) ou guide passionnée comme Agnieszka Biesiadecka, médiateur du musée Polin ou restaurateur de l’Institut historique juif, tous unis dans la volonté d’une ville de se souvenir encore et encore, alors les efforts de destruction des totalitarismes et des négationnistes resteront vains.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Samuel D. Kassow, Qui écria notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie, Grasset, 594 p. 2011 qui relate l’incroyable épopée d’Emmanuel Ringelblum et de l’organisation Oneg Shabbat.

Agata Tuszsynska, Wiera Gran, l’accusée, Grasset, 416 p. qui raconte l’histoire d’une chanteuse du ghetto, accompagnée par le pianiste du film de Polanski dans un formidable livre qui suscita une vive polémique en Pologne.

Isaac Bashevis Singer, Shosha, coll. La Cosmopolitaine, Stock, 376 p. qui suit l’un des plus beaux personnages de la littérature mondiale, Shosha, dans les rues d’une Varsovie prête à s’enfoncer dans les ténèbres de la seconde guerre mondiale.

Pour découvrir la Varsovie juive, rien de mieux que d’organiser son voyage à partir des informations contenues sur le site de l’office de tourisme de Varsovie : http://www.warsawtour.pl

Le Chant d’Haïganouch

Patrick Manoukian, alias Ian Manook, est l’un de nos auteurs de polars les plus talentueux. Délaissant les plaines mongoles et les glaciers islandais, il s’est lancé voilà deux ans dans l’écriture d’une saga qui puise largement dans son histoire familiale arménienne même s’il tient à préciser que « ce n’est pas un témoignage sur ma famille. Je prends l’histoire de ma famille pour en faire quelque chose d’universel. »


Après L’oiseau bleu d’Erzeroum (Albin Michel, 2021) qui se focalise sur le génocide de 1915, Ian Manook nous entraîne cette fois-ci avec Le chant d’Haïganouch dans la Russie soviétique en compagnie d’Agop et d’Haïganouch, séparée de sa grande sœur Araxie lors du génocide.

Agop, le meilleur ami du mari d’Araxie, a émigré en France. Fini les milices anti-ottomanes, il a rejoint le PCF. Mais l’appel de la mère patrie est plus fort que tout. Ce chant sera celui d’une sirène nommée Staline qui, comme dans l’Odyssée, finira par le dévorer. Sur les bords du lac Baïkal, un autre chant résonne, celui d’Haïganouch, poétesse aveugle qui va devoir elle-aussi affronter de nouvelles épreuves, en particulier la répression stalinienne dans une autre odyssée, sibérienne celle-ci. Némésis a cédé sa place à Ananké, la mère du Destin.

Sous couvert du roman, Ian Manook propose une profonde réflexion sur le déracinement et les dilemmes de la diaspora arménienne où leurs membres sont à la fois enviés et détestés. Il s’interroge également sur ce fossé qui ne se comble jamais entre ceux qui sont partis et ceux qui restent.

Dans ce récit mélancolique comme un air de duduk, le lecteur retrouvera assurément l’incroyable talent de conteur de Ian Manook avec, en plus, cette émotion propre aux histoires personnelles. L’alchimie romanesque fonctionne parfaitement. Cela donne un livre très agréable à lire avec des personnages rencontrés dans L’oiseau bleu d’Erzeroum qui gagnent en épaisseur.

Ian Manook souhaitait avec cette histoire « transmettre des sentiments universels à travers des destins individuels ». Il y parvient de la plus belle des manières. Et à l’heure où le peuple arménien subit une nouvelle agression, lire Le chant d’Haïganouch est également, d’une certaine manière, un combat contre l’oubli. Un chant qui souffle sur des pages de braises et de glace. Un chant de souffrances et de courage qui, traversant les générations, dépasse le simple livre d’un écrivain de polars et coure sur les pentes du mont Ararat et sur les ruines de Stepanakert.

Par Laurent Pfaadt

Ian Manook, Le Chant d’Haïganouch
Chez Albin Michel, 384 p.

#Rentrée littéraire

La rentrée littéraire des poches permet également de découvrir certains ouvrages couronnés ou ayant marqué l’actualité et les lecteurs. Petite séance de rattrapage


Clara Dupont-Monod, S’adapter, Le Livre de poche, 144 p.

Prix Femina, Goncourt des lycéens, le roman de Clara Dupont-Monod explore l’arrivée d’un enfant handicapé, « inadapté » dans une famille. Tour à tour, les membres de cette famille vont voir leur vie changer à jamais : l’aîné et sa bonté princière dont il restera prisonnier ; la cadette dont le désarroi constituera le moteur son épanouissement futur ; le dernier portant le deuil du frère disparu.

S’adapter est un livre qui replace les sentiments humains au cœur de nos vies. Un livre magnifique sur la construction identitaire de chacun, polie comme un bronze par les épreuves. Un livre sur ces échafaudages complexes et fragiles que sont les fratries. Un livre sur la famille, ce corps vivant en perpétuelle évolution, capable à la fois de fragilité et de résilience. Un livre d’une beauté absolue. Un livre qui fait du bien.

Anne Berest, La carte postale, Le Livre de poche, 576 p.

Un jour de 2003, une carte postale anonyme arrive dans la boîte aux lettres de la mère de l’auteure. Elle montre une photo de l’opéra Garnier. A côté sont inscrits les prénoms de membres de sa famille morts à Auschwitz en 1942. Cette carte va passer dix-huit ans dans un tiroir avant de ressurgir avec son cortège d’ombres. S’emparant de cette incroyable histoire, Anne Berest, auteure des Patriarches (Grasset, 2012) se lance alors dans une folle enquête pour construire un récit palpitant qui suit la vie des Rabinovitch avant et pendant la seconde guerre mondiale, entre Palestine et Auschwitz.

Prix Renaudot des lycéens 2021, Grand Prix des lectrices Elle, Grand Prix des Blogueurs littéraires, La carte postale se lit comme un roman, celui de la destinée d’une famille durant cette première partie du 20e siècle, dans cette Europe qui plongea, à l’image des Rabinovitch, dans les ténèbres. Un livre impossible à lâcher avant la dernière page. Sauf qu’à la différence d’un roman, tout est vrai.

Joyce Maynard, Où vivaient les gens heureux, 10/18, 600 p.

En matière de littérature étrangère, il ne faudra pas passer à côté du dernier livre de Joyce Maynard, Où vivaient les gens heureux. Grand prix de littérature américaine 2021, cette saga familiale s’étalant sur près de cinquante ans suit le destin d’Eleanor, illustratrice de livres pour enfants et de sa famille. Dans cette maison du New Hampshire, à l’ombre du grand frêne, cette famille grandit, avec ses hauts et ses bas.

Comme dans tout grand roman américain, la violence, sourde ou explosive, n’est jamais loin. Et lorsqu’elle surgit, le monde familial idéalisé d’Eleanor vole en éclats. Il faudra du courage, de la résilience à Eleanor et aux siens pour recoller les morceaux.

Ce livre est magnifique car il nous offre un miroir, celui de nos vies familiales traversées par ses joies et ses drames. Le lecteur est là. Il est tantôt Alison, la fille, tantôt Cam, le mari. Un livre qui nous fait prendre conscience de la brièveté de la vie, de l’impérieuse nécessité de partager du temps avec les siens. Un livre à relire à chaque âge de la vie. Un bijou du « grand roman américain » par l’une des plus belles plumes anglo-saxonnes.

Par Laurent Pfaadt

#Rentrée littéraire essais

Le Brassard

Il fut l’un des hommes les plus adulés de France. Il devint l’un des plus haïs. Alexandre Villaplane, capitaine de l’équipe de France de football lors de la première coupe du monde en Uruguay (1930) devenu un officier nazi pourchassant les résistants a tout du personnage de roman, alliant gloire et infamie et passant des sommets aux ténèbres. C’est cette dérive criminelle et à vrai dire pathétique que nous relate Luc Briand, magistrat, dans ce livre passionnant de bout en bout.


Né en Algérie, Alexandre Villaplane devient très vite un petit prodige du ballon rond à une époque où le football, encore confiné dans les habitudes de l’amateurisme, avance lentement vers le professionnalisme. Il sera pour ce minot un ascenseur social. Villaplane est talentueux, invente des gestes techniques comme la tête plongeante. La moitié du livre est ainsi une belle photographie d’un sport à l’orée de sa métamorphose à travers l’un de ses plus illustres représentants français. La rivalité avec le voisin anglais, inventeur du sport, est magnifiée et les anecdotes cocasses pimentent un récit qui ne se contente pas d’aligner les résultats. En suivant son héros, le lecteur passe des pelouses uruguayennes au stade de Colombes, des vestiaires crasseux de province aux tribunes sétoises ou antiboises.

Des tribunes des stades de football à ceux des champs de courses et des matchs truqués aux coffres-forts des casinos, il n’y a qu’un pas que franchit aisément un Alexandre Villaplane qui, enivré par la célébrité et les femmes, glisse lentement dans les bas-fonds de cet entre-deux-guerres riche en escrocs et en voyous. Quelques fois, à travers son héros, l’auteur tend un miroir à notre époque et à son monde footballistique éclaboussé par d’autres affaires. Autre temps mais même dérives.

Puis vient la guerre. Et celle-ci est, c’est bien connu, un accélérateur de crimes. L’escroc devient délateur, le voyou criminel. Et les balles que manie Villaplane ne sont plus en cuir mais en métal. Elles ne visent plus les lucarnes mais les têtes, celles de ces résistants qu’il va pourchasser d’abord en compagnie du sinistre Lafont de la Gestapo française puis sous l’uniforme SS. Le récit de Briand quitte alors les méandres du football français pour entrer dans ceux, marécageux, de la collaboration. La clairière remplace la pelouse et le sang, la sueur. A la tête de cette nouvelle équipe, la brigade nord-africaine à la solde d’un Ttroisième Reich en déroute, Villaplane fait régner la terreur en Dordogne.

Arrêté lors de la libération de Paris, Alexandre Villaplane est fusillé avec ses compagnons de la rue Lauriston au fort de Montrouge, le 12 décembre 1944. Il rêvait de marquer l’Histoire de son empreinte. Celle-ci se chargea de lui adresser un carton rouge. Luc Briand nous permet ainsi, grâce à ce livre passionnant, d’en refaire le match.

Par Laurent Pfaadt

Luc Briand, Le Brassard, Alexandre Villaplane, capitaine des Bleus et officier nazi
Aux éditions Plein Jour, 271 p.

Des hommes ordinaires

Comment des pères de famille, des maris aimants, des ouvriers, des artisans sans expérience de la guerre, ont pu, en l’espace de quelques mois, quelques semaines, se muer en tueurs de masse, en génocidaires ? C’est à cette question qui dépasse le contexte de la seconde guerre mondiale, que tente de répondre Christopher R. Browning, universitaire américain et grand spécialiste de la Shoah dans ce livre consacré au 101e bataillon de réserve de la police allemande. A l’occasion du 80e anniversaire de l’Aktion Reinhard, ce vaste programme d’extermination des juifs et tsiganes du gouvernement général de Pologne, la 3e édition revue et augmentée de ce livre daté de 2002 permet une fois de plus de prendre conscience que la Shoah ne fut pas uniquement le fait de nazis convaincus mais également d’hommes ordinaires comme se plaît à le rappeler l’auteur.


Puisant dans les témoignages des 210 survivants de ce bataillon, Christopher R. Browning replonge le lecteur dans le village de Josefow et ses environs, dans le sud de la Pologne, où le 13 juillet 1942 et pendant près de dix-huit mois, moins de 500 hommes vont conduire, entre « chasse aux juifs », fusillades, liquidations de ghettos et déportations à Treblinka, plus de 80 000 personnes à la mort. Une question vient immédiatement à l’esprit. Comment en est-on arrivé là ?

Pour y répondre, Christopher R. Browning compose un récit fascinant où l’on suit ces hommes venus majoritairement de la région de Hambourg, du commandant Wilhelm Trapp pleurant comme un bébé lorsqu’il s’agit de convaincre ses hommes d’exécuter leurs terribles besognes aux volontaires zélés demandant toujours plus. L’auteur s’introduit dans leurs psychés en convoquant quelques grands spécialistes dont Stanley Milgram, analyse leurs origines sociales, leurs places dans la société du Troisième Reich et leur adhésion à la doctrine nazie pour en tirer les enseignements nécessaires à la compréhension de leurs crimes.

En premier lieu, ces hommes ont été engagés dans une lutte à mort à l’Est, dans une guerre d’extermination théorisée par les dirigeants nazis. Aucune frontière émotionnelle, éthique, morale n’a résisté à ce contexte. « Cette polarisation entre « eux » et « nous », entre les nôtres et « l’ennemi », fait assurément partie des lois de la guerre » écrit Christopher R. Browning. « Et il semble bien que, même si les hommes du bataillon n’ont pas consciemment fait leur la doctrine antisémite du régime, ils ont tout au moins intériorisé l’assimilation du Juif à l’ennemi » poursuit-il. Les scènes de meurtres, de massacres que racontent ces hommes sont évidemment insoutenables mais elles révèlent avant tout une totale déconnexion avec une réalité qui aurait préservé un sens moral chez la majorité d’entre eux. D’ailleurs, l’auteur revient sur ces membres du bataillon, « ces êtres d’exception » comme il les nomme, qui ont trouvé la force psychique, résistant notamment à la dynamique mortifère du groupe et élaborant des stratégies d’évitement, pour ne pas devenir les complices de ces crimes.

Puis, reprenant le leitmotiv arendtien de banalisation, l’universitaire américain avance l’idée d’une banalisation du crime adossée à une politique gouvernementale fondée sur l’extermination d’êtres déshumanisés et résumée dans un concept de « distanciation ». Pour autant, Christopher R. Browning rappelle, dans une postface éclairante sur sa polémique avec Daniel Goldhagen, auteur du polémique Bourreaux volontaires de Hitler (Seuil, 1997) et qui soutint, en s’appuyant sur ces mêmes témoignages des hommes du 101e bataillon, des conclusions contraires, que tous les Allemands ne furent pas forcément des antisémites en puissance capables de massacrer des juifs, et estimant finalement que « cette histoire ordinaire n’est pas l’histoire de tous les hommes ».

Toujours aux Belles Lettres, on lira également avec intérêt l’ouvrage polémique de Jan T. Gross, Les Voisins, 10 juillet 1941, un massacre de juifs en Pologne (2019) consacré au massacre de Jedwabne au nord-est du pays par leurs voisins polonais pour comprendre comment la guerre et ses corollaires transforment des hommes ordinaires en génocidaires.

Par Laurent Pfaadt

Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires, Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne,
coll. Le goût de l’histoire
Aux éditions Les Belles Lettres, 348 p.

#Rentrée littéraire

Les Champs de Nüying

Nous sommes au 26e siècle. Nüying est une exoplanète située à quelques vingt-quatre années-lumière du système solaire. Elle présente tous les signes d’une possible vie terrestre. C’est en tout cas ce qu’ont révélé les premiers signes enregistrés par la sonde Mariner, des chants ressemblant à ceux qu’émettent les baleines. Pour s’en assurer, une mission réunissant une équipe multidisciplinaire dont Brume, l’héroïne, spécialiste de biologie marine, doit permettre de ramener les preuves de cet espoir.


Après une mission de vingt-sept ans, Brume arrive ainsi sur cette planète en grande partie aquatique et entre en contact avec cette vie extraterrestre. Dans ce très beau roman profondément influencé par la philosophie bouddhiste et la culture asiatique – Brume est elle-même en partie d’origine vietnamienne – Emilie Querbalec introduit une forme d’introspection sur notre condition humaine au contact d’une autre forme de vie, sur notre altérité. Cette alchimie parfaitement réussie donne, grâce à une narration littéraire délicate où perce une sensibilité assumée, un roman très agréable à lire.

Avec ce nouveau roman qui s’inscrit dans la longue tradition de premier contact, Emilie Querbalec s’impose un peu plus comme une auteure de référence de la jeune génération d’écrivains français de SF.

Par Laurent Pfaadt

Emilie Querbalec, Les Champs de Nüying
Aux éditions Albin Michel, 440 p.

A noter également la sortie en poche de son roman précédent, Quitter les monts d’automne (Le Livre de Poche, 544 p.), Prix Rosny l’Aîné 2021