Fidèle à lui-même. Hans Magnus
Enzensberger, le grand écrivain allemand, auteur du magnifique Hammerstein
ou l’intransigeance, nous embarque une nouvelle fois dans sa narration, son
univers où petite et grande histoire se mêlent inextricablement, où l’intime et
l’officiel finissent par se confondre. Dans ce livre inclassable – comme ils le
sont tous chez lui – le lecteur suit la vie de M. jeune enfant né dans
l’entre-deux-guerres et qui grandit sous l’ombre menaçante du nazisme.
Entre joies d’enfant et figure
sacrée et monstrueuse du Führer, notre héros avance en même temps que le
régime. Le lecteur navigue sur un fleuve qui, au début se veut bucolique, naïf avant
d’être emporté dans des remous inquiétants tandis que se rapproche la guerre et
ses corollaires : la peur, la menace, la mort. La guerre est chez lui à la
fois lointaine et proche. Mais toujours tragi-comique.
Fascinant récit sur le pouvoir de la mémoire et sur sa construction qui vient compléter son Tumulte, Un bouquet d’anecdotes se veut un collage de souvenirs personnels et d’émotions. Du grand art.
Par Laurent Pfaadt
Hans Magnus Enzensberger, Un bouquet d’anecdotes ou opus incertum, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary Chez Gallimard, 208 p.
Du nord au sud de l’Europe, deux livres célèbrent la sororité en plein seconde guerre mondiale
Gerta, Truda et Ilda ont grandi dans
le village de Dziewcza Góra, dans la région de Cachoubie située au nord de la
Pologne. Elles tirent leurs forces de cette mère d’acier, Rozela, qui a su
forger leurs caractères. Sara, Angela et Margherita vivent quant à elle en
Libye, alors colonie italienne, le fameux « quatrième rivage ». Jeunes
enfants, elles ont été arrachées à leurs parents lorsqu’éclate la seconde
guerre mondiale.
Le 20e siècle va ainsi
tremper nos héroïnes dans la forge du totalitarisme. Fasciste pour les unes,
envoyées dans un camp de rééducation en Toscane en juin 1940. Stalinisme et
nazisme pour les autres. Toutes les six s’interrogeront sur ce qu’elles sont,
sur leurs identités.
Si ces deux romans paraissent à
première vue éloignés, ils évoquent avec grâce ces liens indéfectibles qui
unissent les sœurs et qui priment sur tout. Ils montrent comment les vies de
ces femmes se sont structurées autour de cette composante et a servi de socle
non seulement à leurs survies mais également à leurs constructions
identitaires. Ces deux magnifiques sagas célèbrent ainsi la figure de la sœur,
cet autre soi, ce miroir dont le reflet tantôt déformant, tantôt parfait nous
renvoie à ce que nous sommes réellement et à ce que nous voulons être.
Chaque être humain a besoin d’un refuge où tirer la force d’avancer. Ce sera la maison familiale chez Martyna Bunda et le songe chez Manuela Piemonte. Dans ces deux premiers romans Martyna Bunda et Manuela Piemonte mêlent également à merveille la petite et la grande histoire mais surtout montrent avec grandeur, pudeur et poésie dans une écriture où le romanesque sublime le récit comment seule la famille est capable de fabriquer la résilience nécessaire à affronter les pires maux. Romans féministes de surcroît qui se veulent, à raison, la célébration au nord comme au sud de l’Europe de six femmes puissantes, de six amazones littéraires.
Par Laurent Pfaadt
Martyna Bunda, les cœurs endurcis, traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez Aux éditions Noir sur Blanc, 256 p.
Manuela Piemonte, L’adieu au rivage, traduit de l’italien par Lise Caillat, Chez Robert Laffont, 439 p.
Qu’elle soit royale, juive,
combattante ou post-soviétique, la capitale polonaise offre une diversité
culturelle remarquable
On ne sait où donner de la tête
tant la culture est, ici, omniprésente. Qui aurait pu imaginer une renaissance
aussi éclatante alors que la ville n’était, au lendemain de la seconde guerre
mondiale, qu’un champ de ruines ? Quelques quatre-vingts ans plus tard, sa
reconstruction l’a inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, au côté des plus
grandes cités européennes. Et quoi de mieux que de monter sur la terrasse du 30e
étage du palais de la culture et de la science édifié par les communistes qui
exigèrent qu’aucune construction ne le dépassa – toujours cette idée de prouver
la supériorité du socialisme mais bon – pour avoir une vue imprenable de la
ville et embrasser du regard cette culture multidimensionnelle incroyable.
Alors oui, on ne le niera pas,
Varsovie a un petit côté « frenchy » avec Fréderic Chopin, Jozef
Poniatowski et Marie Curie. Le célèbre pianiste et compositeur est omniprésent,
de l’aéroport qui porte son nom au musée qui lui est consacré dans le palais
Ostrogski en passant par ces merveilleux bancs musicaux sur lesquels on
s’assoit en admirant la statue de Jozef Poniatowski, cet autre héros de la
nation polonaise qui se dresse fièrement devant le palais présidentiel et
s’illustra au côté d’un Napoléon qui le nomma maréchal d’Empire – il est le
seul étranger à avoir obtenu cet honneur – et qui possède à juste titre sa
place.
On sifflotera quelques airs célèbres
sur ces bancs en arrivant dans le centre-ville tout en comparant les tableaux
de Bernardo Belotto qui servirent à reconstruire les différents édifices de la
ville, avec leurs réalisations. Et oui, on a peine à y croire et pourtant c’est
vrai : Varsovie a son Canaletto. Pas celui des canaux vénitiens et du
Rialto, quoique la Vistule et ses belvédères soutiennent la comparaison. Mais celui
que l’on peut admirer dans les collections d’art du musée national en compagnie
d’autres grands noms de la peinture polonaise : Jan Matejko évidemment
dont La bataille de Grunwald fait office de Sacre de Napoléon,
mais également Piotr Michalowski ou Henryk Siemiradzki. Ces grands noms
côtoient ainsi ceux de quelques grands maîtres de la peinture européenne (Jacob
Jordaens, Philippe de Champaigne et son portrait du cardinal de Richelieu, Sir
Lawrence Alma-Tadema dont on admirera le portrait du président et pianiste Ignacy
Jan Paderewski – il faut également pénétrer dans l’hôtel Bristol pour voir le
buste de ce dernier – ou la très belle collection de primitifs flamands) sauvés
en partie grâce à l’intrépidité des conservateurs du musée pendant l’invasion
allemande.
Alors oui, il nous faut parler de
la guerre. L’invasion allemande et la lutte acharnée que lui opposa une ville par
deux fois, en mai 1943 lors de la révolte du ghetto et en août 1944 lors de
l’insurrection, ont inscrit dans la mémoire de l’humanité puis dans deux musées
– celui de l’histoire des juifs polonais Polin et celui de l’insurrection – un
état d’esprit de courage encore manifesté ces dernières semaines à l’attention
de son voisin ukrainien, et une volonté de transformer les armes en culture.
Quant à notre chère Marie Curie,
on l’aurait presque oublié. Après avoir traversé le centre-ville, voilà
qu’apparaît sa maison natale, rue Freta dans laquelle un musée interactif
permet au visiteur de découvrir l’histoire incroyable de cette femme qui reçut
deux Prix Nobel.
Sur le chemin, on s’est au préalable arrêté sur la place du marché pour écouter le joueur d’orgue de barbarie – une institution – après avoir donné une pièce à la peluche qui a remplacé le singe d’antan. La ville tourne comme un tourbillon de couleurs, de cultures, mêlant passé, présent et futur.
Une ville qui avance, ne se repose pas et surtout ne reste pas figée dans un passé certes glorieux. Il faut pour cela aller admirer les sculptures modernes et fascinantes du sculpteur postmoderniste polonais Igor Mitoraj qui vécut en partie à Paris. Une ville qui se lance aussi de nouveaux défis culturels et urbanistiques en réhabilitant par exemple des anciennes usines pour en faire de lieux branchés comme l’ancienne usine de métaux non-ferreux Norblina Fabrika où les petites cuillères et les chandeliers ont cédé la place aux foodtrucks et aux marchés bios ou le Praga, ce quartier de la rive droite de la Vistule qui allie magnifiquement street art et monuments du XIXe, ambiance postindustrielle et authenticité. Autant dire qu’ici, à Varsovie, le vertige culturel vous guette.
Par Laurent Pfaadt
Où dormir : Le Chopin
B&B avec ses chambres au charme suranné très années 50, situé près du Musée
national et du Musée Chopin, à partir de 70 euros. Chaque soir, un récital
dédié au maître des lieux est organisé.
Où manger : Le Bursztynowa
Bistro sur l’avenue Nowy Swiat qui propose d’excellents pierogis, la spécialité
nationale, ces succulents raviolis fourrés au fromage et à la truffe issus de
leur propre production fromagère.
Quelques lectures pour vous accompagner :
Jillian Cantor, Marie et Marya
(Préludes) très beau roman qui revient sur le destin incroyable de Marie Curie,
jeune femme polonaise pauvre et dresse le magnifique portrait d’une combattante
qui n’a jamais renoncé et a vaincu la fatalité
Zygmunt Miłoszewski, les
Impliqués (Pocket), un thriller qui emmène le lecteur dans les Varsovie
d’hier et d’aujourd’hui à la poursuite d’un tueur
Jean-Pierre Pécau, Dragan
Paunovic, L’insurgée de Varsovie (coll. Histoire et destins, éditions Delcourt)
Magnifique BD relatant l’histoire de la résistante Maria-Sabina Devrim durant
l’insurrection d’août 1944
Visages, photos,
dessins : le goulag se raconte dans quelques livres magnifiques
Avant de lire le livre de Levan Berdzenichvili, on se pose cette question : est-ce que révélation est synonyme de fin ? Est-ce qu’après le choc mondial que représenta la révélation du goulag par Chalamov puis surtout par la figure si écrasante et mondialement célèbre d’Alexandre Soljenitsyne, le système avait-il pris fin ? Est-ce qu’après la fameuse déclaration d’Helsinki puis la mort d’un Brejnev qui représenta la queue de comètes d’un système répressif visant à enfermer des dissidents, l’histoire du goulag avait-elle cessé ?A lire l’incroyable livre d’Euphrosinia Kersnovskaïa, on pensait tout connaître, on croyait que le goulag avec ses camps de travail, ses villes de relégations, ses morts de froid et de faim, ses condamnations sans fin, appartenait au passé, celui d’un stalinisme révolu.
Avec Levan Berdzenichvili, il n’en fut apparemment rien. Cet intellectuel géorgien fut envoyé au goulag en 1983, soit quelques années avant la chute de l’URSS, en Mordovie plus précisément, pour avoir créé un parti politique indépendantiste, pour avoir rêvé de démocratie, de liberté. Son récit qui tranche immédiatement par son ton burlesque, ironique et parfois comique offre ainsi une autre façon de présenter le goulag.
Les journalistes de Novaïa Gazeta
Anna Artemeva et Elena Ratcheva sont également allées à la rencontre des
derniers témoins de l’univers concentrationnaire soviétique, victimes comme bourreaux
pour montrer la persistance de l’idéologie malgré la fin du système. Dans leur
livre absolument incroyable qui n’a malheureusement pas rencontré l’écho qu’il
méritait, le lecteur voit se dessiner la géographie du goulag, de la Sibérie au
Kazakhstan en passant par l’Extrême-Orient. Abondamment illustré, le livre donne
corps à cette tragédie avec ces objets du quotidien, ces écuelles, ces
cuillères qui sortent le goulag des concepts pour le rendre palpable. « Il
y tenait, à cette cuiller : elle avait fait tout le Nord avec lui, fondue
qu’elle était – dans le sable, à partir d’un fil d’aluminium – par ses mains à
lui, et portant gravée l’inscription : Oust-Ijma, 1944 » raconte ainsi
l’un des témoins.
Le ton, les photos. Mais
également le dessin. Le témoignage d’Euphrosinia Kersnovskaïa considéré comme « l’un
des grands livres du 20e siècle » par l’écrivaine russe
Ludmila Oulitskaïa, qui publie ces jours-ci une série de nouvelles, demeure
singulier par son expression : le dessin. Documentant son expérience dans
près de 700 dessins, elle livre un ouvrage qui se lit, se feuillète, se regarde
encore et encore. Déportée pendant la seconde guerre mondiale de sa Bessarabie
natale, elle connut les camps de travail et la relégation dans les villages de
peuplement. Elle occupa de nombreux emplois (mineure, infirmière, travail sur
un chantier d’abattage). Le lecteur met ainsi des visages (souvent décharnés) sur
ces spectres, sur ces « squelettes vivants » mais également
sur toutes ces souffrances, et ces injustices. Si le zek s’écrit au féminin, chacun
à sa manière, évoque le combat sans cesse renouvelé qu’il mena pour conserver
sa dignité, pour affronter l’injustice du bourreau et le ridiculiser.
Quel que soit le ton employé,
tous décrivent le goulag comme le lieu d’une société de bannis qui mêle les
classes sociales. Il y a là les dissidents, les prostituées ou les enfants de
rabbins. Tous décrivent bien évidemment la faim – « immense est le
pouvoir de la faim sur l’être humain » affirma Euphrosinia
Kersnovskaïa – mais également le froid et les poux. Lev Voznesenski, ancien
journaliste à la télévision d’Etat, déporté près d’Omsk en 1950 et aujourd’hui
âgé de 96 ans ne dit pas autre chose : « Nous avions atrocement faim.
Les gens farfouillaient dans les fosses à ordures avec les rats. Ils raclaient
la bave qui se trouvait sur la table en bois du réfectoire et la
mangeait. »
Dans ces pages, chaque histoire
est un roman vrai à lui tout seul, une tragédie que l’on croit sorti d’un
scénario.
En refermant ces trois livres, on se pose toujours cette même question mais cette fois-ci en regardant non plus derrière soi mais devant : est-ce que révélation est synonyme de fin ? « Donc, en effaçant de sa mémoire une vérité terrible, on laisse une place vide dans laquelle le mensonge vient se glisser. Et l’ignorance est impuissante » écrit Euphrosinia Kersnovskaïa. On ne peut que répondre, dans la Russie d’un Poutine qui se voit en nouveau Staline, que la réponse est une fois de plus non.
Par Laurent Pfaadt
Levan Berdzenichvili, Ténèbres sacrées, les derniers jours du goulag, traduit du géorgien par Maïa Varsimashvili-Raphael et Isabelle Ribadeau Dumas, Editions Noir sur Blanc, 272 p.
Anna Artemeva et Elena Ratcheva, Voix et visages du goulag. Ultimes témoins des camps soviétiques, traduit du russe par Bertrand Jeuffrain, préface de Nicolas Werth, Editions Les Quatre Vivants, 430 p.
Euphrosinia Kersnovskaïa, Envers et contre tout, chronique illustrée de ma vie au goulag, traduit du russe par Sophie Benech, éditions Christian Bourgois/Interférences, 624 p.
Le troisième épisode de notre série s’attache d’abord à rendre hommage aux femmes et aux hommesde lettres ukrainiens disparus durant le conflit :
Yuri Ruf, poète, écrivain,
professeur et fondateur du mouvement littéraire « Esprit de la
nation », auteur du recueil Vanille ou acier, mort dans la région de
Luhansk (41 ans)
Dmitry Yevdokimov, scientifique,
historien, écrivain, co-auteur d’un livre scientifique et populaire pour les
parents et les enfants : Votre manuel de citoyenneté publié par la
maison d’édition de littérature pour enfants Matin, tué en défendant Kyiv (25
ans)
Nadiya Agafonova, poète,
écrivaine, personnalité publique de Mykolaïv, membre de l’Union nationale des
écrivains d’Ukraine, auteure du livre de poèmes Poy la pluie d’Ossanu et
lauréate de nombreux prix littéraires, morte lors d’une fusillade à Mykolaev (42
ans)
Ensuite, ce troisième épisode
souhaite relayer le message de la Fondation Library Country Charitable qui
organise une collecte de fonds à destination des bibliothécaires ukrainiens. Cette
fondation, en partenariat avec l’association des bibliothèques ukrainiennes, a
crée un fond pour venir en aide aux bibliothécaires qui rencontrent des
difficultés notamment dans les régions touchées de plein fouet par les combats.
La Fondation a déjà recueilli près de 9000 euros de dons répartis auprès de 125
bibliothécaires.
Enfin, vous trouverez dans cet article, les photos de la bibliothèque centrale de Borodyanka, ville située au nord-ouest de Kiev.
Ce mois-ci, dans notre
bibliothèque ukrainienne, nous vous conseillons :
Marie Moutier-Bitan, Les
champs de la Shoah, l’extermination des Juifs en Union Soviétique occupée
1941-1944, Passés composés, 480 p.
Dans ce livre qui fait déjà
office de référence et qui nécessita dix années de recherches, l’historienne
Marie Moutier-Bitan nous conduit dans ces plaines et ces forêts de l’ancienne
URSS où dès juin 1941, les Einsatzgruppen perpétrèrent ce que l’on a appelé la
Shoah par balles. De la Transnistrie aux franges occidentales de la Russie et des
pays baltes à la Biélorussie, elle revient pour Hebdoscope sur la spécificité
de la Shoah sur le territoire ukrainien.
– Comment qualifieriez-vous la Shoah sur le territoire
ukrainien ?
La Shoah en Ukraine débuta de
manière brutale et immédiate par l’Opération Barbarossa, lancée le 22 juin
1941. Plus d’un million de Juifs furent assassinés en Ukraine. La plupart
d’entre eux furent fusillés dans des fosses communes à l’orée de leur ville ou
village. Contrairement au système des centres de mise à mort établis en
Pologne, les bourreaux étaient mobiles, se rendant d’une localité à l’autre,
traquant les Juifs, hommes, femmes, et enfants.
– Celle-ci a été marquée
durant l’été 1941 par quelques massacres importants comme ceux de Lvov et
surtout de Babi Yar. Ils se caractérisent par leurs ampleurs mais également par
l’hétérogénéité de leurs participants ainsi que par la participation d’une
partie de la population, non ?
Les Einsatzgruppen menèrent une
première vague de tueries, traversant l’Ukraine d’ouest en est à la suite des
troupes armées. Composés d’environ 3000 hommes, ils ne pouvaient assurer à eux
seuls des fusillades de Juifs sur l’ensemble du territoire. Des bataillons de
police allemande, des unités de la Waffen-SS, de la Wehrmacht, participèrent
largement aux tueries. La police locale, composée de recrues parmi les
habitants, épaula les bourreaux allemands. Connaissant les lieux, sachant où
résidaient les Juifs, ils participèrent à toutes les étapes de leur
extermination : arrestation, dénonciation, convoi des victimes jusqu’au site
d’exécution, fusillade, pillage des biens. Des villageois furent réquisitionnés
par l’administration ou par les unités allemandes pour les questions
logistiques : creusement puis comblement de la fosse, convoi des victimes ou de
leurs affaires dans des chariots.
– Peut-on diviser la Shoah en
Ukraine en trois phases : extermination (1941), liquidation des ghettos et
utilisation de main d’oeuvre (1942-1943), effacement des traces (1944) confiées
notamment à Paul Blobel ?
La plupart des grands massacres
en Ukraine se déroulèrent en 1941, comme à Kamianets-Podilskyï les 27-29 août
1941 (23 600 victimes juives), à Babi Yar les 29-30 septembre 1941 (33 771
victimes juives). Plus de 40 000 Juifs, dont beaucoup étaient originaires d’Odessa,
furent exécutés à Bogdanivka, en territoire sous contrôle roumain, en décembre
1941 et janvier 1942. Des ghettos subsistèrent essentiellement dans l’ouest de
l’Ukraine jusqu’en 1943. A partir de janvier 1942, Paul Blobel, ancien chef
d’un commando de l’Einsatzgruppe C, reçut pour mission d’effacer les traces des
crimes commis sur les territoires de l’Est : l’Opération 1005. Il s’agissait
d’ouvrir les fosses communes, d’en extraire les corps et de les brûler sur
d’immenses bûchers. Par manque de temps face au retour de l’Armée rouge, et
face à la multiplicité des sites d’exécution, les nazis ne parvinrent pas au
terme de leur projet.
– L’organisation de la Shoah
en Ukraine a été pilotée par un Reichskommissariat. Quel était sa fonction ?
Le Reichskommissariat Ukraine
désigne l’administration civile gouvernant une large partie du territoire de
l’Ukraine. Le Reichskommissar, Erich Koch, dépendait du Ministère des
Territoires occupés de l’Est. En dehors des tâches administratives habituelles,
le Reichskommissariat Ukraine supervisait l’exploitation économique, mais aussi
participait à l’extermination des Juifs dans sa zone, à partir du 1er septembre
1941, date de sa création. L’est de l’Ukraine était géré par l’administration
militaire, et l’ouest relevait du Gouvernement général de Pologne, dirigé par
Hans Frank.
– Que vous inspire, en tant
qu’historienne, les mots de Vladimir Poutine, lorsqu’il affirme vouloir
« dénazifier l’Ukraine ».
L’emploi du terme de «
dénazification » illustre à quel point les mémoires de la Seconde Guerre
mondiale sont vives en ex-Union soviétique. Elle invite plus que jamais les
historiennes et les historiens à diffuser leurs travaux, à établir les faits,
multiplier les analyses, afin que les politiques ne puissent s’emparer de ces
termes pour appuyer ou justifier leur idéologie.
Ilya Kaminsky, République
sourde, édition bilingue traduit de l’anglais (États-Unis) par Sabine Huynh,
éditions Christian Bourgois, 140 p.
Le meurtre d’un enfant entraîne
la surdité de toute une ville. Pour y faire face, les habitants s’organisent en
inventant une langue des signes autour d’un théâtre de marionnettes. Dans ce
court récit poétique qui rappelle un peu L’Aveuglement de José Saramago,
Ilya Kaminsky, auteur ukrainien vivant aux Etats-Unis convie le lecteur à
s’interroger sur les silences que nous nous imposons, au libre-arbitre auquel
nous renonçons chaque jour, quitte à devenir les marionnettes de l’opinion ou
de notre propre égoïsme. « Le silence est l’invention des
entendants » dit l’un des personnages. A méditer assurément.
Mark Aldanov, Suicide, traduit du russe par
Jean-Christophe Peuch, éditions des Syrtes, 660 p.
Première traduction en français du
dernier livre de cet auteur ukrainien né à Kiev en 1886 et que le prix Nobel
Ivan Bounine tenta de promouvoir pour un Nobel, Suicide de Mark Aldanov revient
les évènements qui ont conduit à la prise de pouvoir des bolcheviks en Russie
en 1917. Embrassant près de vingt ans de l’histoire russe et bolchévique, entre
1903 et 1924, Suicide conte l’histoire tragique des époux Lastotchkine.
Magnifique roman dans la grande tradition littéraire russe avec sa fresque
familiale et le choc entre la petite et la grande Histoire, Suicide fait
cohabiter des personnages fictifs et réels notamment Lénine pour montrer les
dérives d’une utopie. Un grand écrivain ukrainien à découvrir de toute urgence.
Serhiy Jadan, La route du
Donbass, éditions Noir sur Blanc, 368 p. et Anarchy in the UKR suivi de Journal
de Louhansk, éditions Noir sur Blanc 224 p. traduit de l’ukrainien par Iryna
Dmytrychyn
Prendre la route du Donbass, c’est
suivre Serhiy Jadan, l’un des écrivains ukrainiens les plus populaires
aujourd’hui qui se bat contre les Russes à Kharkov. Dans ses romans parus aux
éditions Noir sur Blanc, le tragique côtoie en permanence l’absurde à travers
quelques personnages décalés, comme Guerman « l’Allemand » dans la
Route du Donbass ou lorsqu’il évoque ses propres pérégrinations en bus, en
train ou en stop dans Anarchy in the UKR. Dans Journal de Louhansk,
l’écrivain nous conte son voyage dans le Donbass au lendemain de la révolution
de Maidan en 2014.
Pour tous ceux qui voudront poursuivre cette route du Donbass, on ne saurait trop leur conseiller le film Donbass (2018) du réalisateur Sergei Loznitsa. Le film fut récompensé par le Prix de la mise en scène dans la section Un certain regard du festival de Cannes 2018.
Alexandre
Saintin retrace dans un livre passionnant, le parcours de ces
intellectuels séduits par le nazisme
C’est
peu l’arbre ou plutôt les arbres qui cachent la forêt. Car
évoquer la collaboration intellectuelle, et l’admiration
littéraire envers le régime nazi se résument bien souvent à
quelques noms : Louis-Ferdinand Céline, Pierre Drieu La
Rochelle et Robert Brasillach auxquels on adjoint parfois Jacques
Benoist-Méchin, Ramon Fernandez et Lucien Rebatet. Des hommes qui,
par haine, idéologie ou opportunisme ont cru dans le régime nazi.
Pour
comprendre cet engouement qui conféra parfois à de la fascination,
Alexandre Saintin a lui-même entrepris ce voyage
historico-littéraire. Il en a ramené un ouvrage à tous points de
vue passionnant, une galerie de portraits qui, au-delà des convertis
et des antisémites, se veut plus clair-obscur qu’il n’y paraît
sans pour autant atténuer les responsabilités individuelles et
collectives. En scrutant les récits de voyages et les productions de
ces intellectuels – pour la plupart hommes de lettres,
journalistes, professeurs d’université – avant et pendant la
guerre, l’historien a voulu comprendre.
Comprendre
tout d’abord que l’Allemagne d’Adolf Hitler engagea dès son
arrivée au pouvoir la bataille des idées qui remporta des succès
notoires à grands coups de voyages outre-Rhin. Ces derniers
serviront ainsi à tisser des liens, créer des réseaux
pro-allemands comme le groupe Collaboration qui regroupa par exemple
Abel Bonnard, Pierre Drieu La Rochelle ou Pierre Benoit, et
deviendront faciles à mobiliser lorsque viendra le temps de la
guerre et du régime de Vichy. Mais alors comment expliquer cette
attirance ? Là encore le livre offre de brillantes réponses
qui dessinent un spectre composite et non unique de ce vertige :
volonté de détruire la « Gueuse », la République qui
séduisit nombre de maurrassiens, recherche d’un pacifisme naïf
pour ces hommes de bonne volonté tel Jules Romains ou antisémites
notoires, héritiers de l’antidreyfusisme notamment au sein des
journaux Candide et Je suis partout. La plupart d’entre eux finirent
par se rejoindre dans l’aveuglement collectif de la collaboration.
L’autre
grand mérite du livre est d’élargir la focale et, dans un
chapitre passionnant, il s’attache à évoquer le voyage en terre
du Troisième Reich de ceux qui, clairvoyants, alertèrent l’opinion
sur les dangers du régime d’Adolf Hitler en regroupant surtout
communistes, socialistes et chrétiens. Mais reconnaît l’auteur :
« face à ce ralliement de cœur ou de raison des
intellectuels allemands au régime nazi, rencontrer un homologue
faisant profession de s’opposer à ce dernier fut sans étonnement
une gageure pour les voyageurs français ».
Après la guerre vint l’épuration. L’ordonnance du 26 août 1944 créa l’indignité nationale, un crime qui frappa ceux qui avait collaboré avec l’occupant. Il concerna près de 50 000 personnes dont Louis-Ferdinand Céline, Lucien Rebatet qui fut condamné à mort puis gracié ou Charles Maurras exclu de l’Académie française tout comme Abel Bonnard dont le successeur se nomma…Jules Romains. Une manière de dire que l’histoire n’est pas linéaire et toujours complexe. Comme un tableau clair-obscur dans lequel entre magnifiquement le livre d’Alexandre Saintin.
Par Laurent Pfaadt
Alexandre Saintin, Le vertige nazi, Passés composés, 320 p.
Un
livre comme un miroir. Celui de l’extermination de masse. Celui
dont le reflet dévoile ce que l’homme a de plus terrible. Celui
également, aux reflets déformants, qui révèle ce que nous ne
voulons pas être, celui qui fait de nous ce que nous ne sommes pas
mais que les autres voient.
Dans
le nouveau roman de Raphaël Jerusalmy, auteur de Sauver Mozart
(2012) et de La Confrérie des chasseurs de livres (2013),
deux hommes se font face, se répondent et finissent par se croiser,
un bref instant. Tous les deux tentent de survivre dans l’enfer des
camps. Au Struthof, Pierre Delmain, écrivain devenu assistant du
médecin nazi Auguste Hirt qui pratique d’horribles expériences
médicales, « aide » les victimes à mourir sans
souffrances en les étranglant. Il a développé une telle dextérité
que les bourreaux viennent l’observer. A Paris, Saül Bernstein,
dit Paul, collectionneur d’art a longtemps oublié qu’il était
juif. Il était au-dessus de tout cela. Jusqu’à ce que la guerre
vienne lui rappeler qu’il n’était que cela.
« La bête féroce que tu es allé chercher au fond de toi, tu la caresses. Tu lui chuchotes des paroles douces que la proie croit lui être destinées, alors que c’est à la tourmente qui se déchaîne en toi que tu t’adresses » pense ainsi Pierre Delmain, qui déshumanisé, croise alors Paul. Ce dernier se sait condamné mais refuse de devenir une bête. Il deviendra une expérience pour un médecin fou. Mais pour Pierre, demeurera ce sourire au fond des ténèbres qui viendra le hanter longtemps.
Par Laurent Pfaadt
Raphaël Jerusalmy, In absentia ChezActes Sud, 176 p.
Arturo-Reverte
raconte la guerre en ex-Yougoslavie qu’il couvrit comme journaliste
Bien
avant d’être l’écrivain à succès traduit dans le monde
entier, créateur du capitaine Alatriste et de l’espion franquiste
Falco, Arturo Perez-Reverte fut un journaliste. En 1992-1993, il
couvrit la guerre en ex-Yougoslavie. Lorsqu’il arrive dans les
Balkans en guerre, il a 41 ans et déjà une expérience de près de
vingt ans de reporter de guerre au Liban, en Angola ou en Amérique
centrale notamment. Territoire comanche s’ouvre ainsi sur le
pont de Bijelo Polje : « A genoux dans le fossé,
Marquez fit le point sur le nez du cadavre avant d’ouvrir en plan
général. Il avait l’œil droit collé au viseur de la Betacam, et
le gauche à demi fermé dans les spirales de fumée de la cigarette
tenue d’un côté de la bouche ».
Dans
ce récit publié en 1994 et traduit pour la première fois, le futur
écrivain est déjà là. La mise en scène narrative, un récit en
mouvement, une prose fluide. Le lecteur cligne des yeux comme Marquez
et Barlès, le journaliste qui l’accompagne et regarde à nouveau
la couverture. Oui, il s’agit bien de mémoires de guerre de
l’auteur, à travers Barlès, ce personnage qui rappelle celui du
Peintre des batailles. Le récit arpente ainsi les sentiers de
la guerre, sur le front, ce « territoire comanche » où
la vie ne tient qu’à un fil, ce no man’s land que décrivit si
bien Ernst Jünger, en compagnie de ses collègues. Les portraits
qu’il dresse de ces combattants de l’information sont fascinants,
des plus connus comme Orianna Fallaci ou Corinne Dufka, « ces
femmes qui en ont une sacrée paire », aux plus anonymes
comme Marie la Portugaise, endormie nue sur un lit de fortune, ou ce
milanais du Corriere della Sierra « si énorme que le gilet
pare-balles ressemblait sur lui à un soutien-gorge blindé ».
Il y
a indiscutablement du Hemingway dans ces pages, celui qui mêle dans
un récit tant de situations et de personnages incohérents pour
former un tout. Celui qui réunit dans une pièce éventrée par des
obus de mortier, des histoires improbables pour tisser la tapisserie
de l’humanité avec ce mélange de fatalité et de hasard résumé
dans ces trois façons d’être tué : 1 – « c’est
quand votre numéro sort, comme à la loterie »; 2 – quand
l’expérience vous manque; 3 – la loi des probabilités.
Une fois de plus servi par la très belle traduction de Gabriel Iaculli qui a pris avec succès la suite de François Maspero, le livre se lit d’un trait. Un brin désabusé sur la réalité du monde, Barlès lance ainsi à des étudiants en journalisme voulant partir sur les champs de bataille du monde : « Les méthodes les plus sales ont été mises en pratique avec la passivité complice d’une Europe incapable de donner à temps du poing sur la table pour freiner la barbarie ». C’était il y a trente ans en ex-Yougoslavie et non hier.
Par Laurent Pfaadt
Arturo Perez-Reverte, Territoire comanche, traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli Les Belles Lettres, Mémoires de guerre, 120 p.
Un
beau jour printanier à Strasbourg dans la Salle blanche de la Librairie Kléber
où les rencontres littéraires ont repris … la promesse d’un retour durable à la
vie normale avec ses rendez-vous incontournables. Une promesse de vacances avec
ce roman de Gilles Paris qui se passe sur l’île de Stromboli, au large de la
Sicile. Il est de ces auteurs fidèles qui prennent plaisir à échanger avec
leurs lecteurs. Il aime les gens, le genre humain dans ce qu’il a de complexe
et explore le champ des vies et des destinées possibles dans son nouveau roman
choral.
Il pousse plus loin que dans Le vertige des falaises le genre du
roman à plusieurs voix, dans ce paysage des îles éoliennes. Comme dans son
précédent roman, des liens se créent … secrets. La grande maison d’architecte
dont les baies vitrées offraient une vue sur tout l’environnement et sur chacun
des personnages a laissé place ici à un hôtel où se nouent relations de haine
ou d’amour, amicales ou amoureuses. Le trauma vécu par les personnages, en se
retrouvant au plus près d’une explosion du Stromboli dont ils étaient partis à
l’ascension, va décider de leur vie. Le danger, la mort qui plane vont servir
de détonateurs, révéler l’importance des êtres chers, la désillusion face à la
lâcheté de certains.
Il y a Giulia d’abord, la fille du
patron de l’hôtel, le Strongyle.
La jeune adolescente n’a jamais connu sa mère qui a disparu à sa naissance. Elle
ne sait rien d’elle et n’a pas même une photo. Son père se noie dans l’alcool. Heureusement,
son ami Mathéo, un ancien militaire comme lui, le soutient. Giulia a fait de
Thomas son confident. Thomas est dans la douleur d’avoir perdu son amoureux,
Emilio, péri en mer. Quand Lior, un océanographe, va s’installer à l’hôtel,
Thomas tombe sous le charme. Et ainsi de fil en aiguille, chaque personnage en
amène un autre et chacun est porteur d’une histoire forte. Les récits restent
en suspens, laissant place à un autre personnage et ainsi progresse le roman,
de façon addictive pour le lecteur. Gilles Paris est un auteur exigeant,
amoureux du mot juste de manière à donner sang, chair et muscles à ses protagonistes,
capter d’emblée le lecteur et l’entraîner. Les prénoms ont leur importance et
sont porteurs de sens quand ils influencent le comportement, ainsi d’Anton, « celui
qui se nourrit de fleurs » et de Lior, « la lumière est à moi ».
Anton papillonne, est un homme à femmes et à hommes mais c’est aussi un
chirurgien sur les zones de guerre. Dans son rapport à l’autre, c’est un sens qu’il
cherche à sa vie. Lior a vécu une expérience « limite » qui lui a
donné un don, une puissance énergétique lui ayant permis de ramener sa mère du
royaume des ténèbres. Lior voit ce que les autres ne voient pas.
C’est tout le talent de Gilles
Paris de faire coexister ce petit monde (plus de 15 personnages) et de mêler
les genres, érotisme, surnaturel, thriller, espionnage. Chacune des histoires
sont autant de romans en puissance et il n’est pas étonnant qu’une série soit
envisagée à partir du Bal des cendres,
série à laquelle Gilles Paris pourrait participer comme scénariste. Le projet est excitant, la perspective
de voir évoluer ses personnages dans ces lieux où lui-même a fait deux séjours
pour nourrir son roman de sensations et de visions que son style rend sensibles.
La couverture du livre en donne une idée, donne envie de nous y rendre, cliché
noir et blanc des années 50 avec ce pêcheur qui pourrait être Marco, l’un des
personnages. Mais le Stromboli, avec ses plages de sable noir et sa silhouette
menaçante n’a rien des îles paradisiaques pour vacances insouciantes, il est ce
qui sommeille en nous, prêt à se réveiller, gronder, bouillonner, faire table
rase du passé pour un avenir meilleur.
Par Elsa Nagel
Gilles Paris, Le bal des cendres, éditions Plon, mars 2022.
Il ne se doutait certainement pas, même dans ses rêves les plus fous qu’il deviendrait, à son tour, un personnage de bande-dessinée. Et pourtant, des rêves fous, il en a eu : attaque nucléaire, voyage dans le temps, troisième guerre mondiale, manipulation mondiale, etc…De véritables rêves d’apocalypses mis au service de lecteurs de plus en plus nombreux et qui continuent, aujourd’hui encore, plus de 70 ans après leur création en 1946, à suivre les aventures de Blake et Mortimer, ses héros intrépides qu’il offrit au patrimoine mondial de l’humanité.
Le temps de ce très beau livre,
le professeur et le capitaine lui ont cédé leurs places sur les planches de Philippe
Wurm, auteur à qui l’on doit notamment les séries Maigret et les Rochester et
dont le trait rappelle celui de son illustre maître, et qui s’est adjoint pour
l’occasion les services d’un François Rivière qu’on ne présente décidément plus.
Traçant une biographie appuyée
sur des faits authentiques et sur quelques libertés, les deux auteurs déroulent
sous nos yeux, la vie d’Edgar P. Jacobs, de sa jeunesse à la gloire, de sa
vocation de baryton au théâtre de la Monnaie à son dernier refuge, le Bois des
Pauvres en passant par les grands albums : le mystère de la grande
pyramide, la marque jaune ou le piège diabolique. La bande-dessinée parcourt ainsi
les rues de Bruxelles où l’on croise d’autres grands acteurs de la ligne
claire, Hergé en tête bien évidemment avec qui Jacobs travailla mais également
Jacques Martin ou Raymond Leblanc. Sans oublier, Jacques Melkebeke, l’ami, le
frère avec qui, adolescent, il se laissa enfermer dans le musée du
Cinquantenaire, matrice littéraire de ses aventures à venir. Le livre est
toujours palpitant, souvent hilarant notamment dans la relation de Jacobs aux
femmes comme dans cette scène avec des prostitués.
Ce roman graphique est à la fois une ode à cet âge d’or de la BD mais surtout une formidable plongée dans la création avec ces personnages qui inspirèrent Jacobs comme par exemple le professeur Jean Capart devenu l’égyptologue Grossgrabenstein et qui servit également de modèle à Hergé pour le professeur Bergamote dans les Sept boules de cristal, album sur lequel travailla Jacobs. En évoquant Jacobs, Rivière et Wurm nous ramènent à nos jeunes années et à nos rêves de civilisations perdues, de vaisseaux spatiaux et d’aventures à travers le temps mais surtout à notre propre liberté d’imaginer, à défaut d’apocalypses, un autre monde.
Par Laurent Pfaadt
François Rivière, Philippe Wurm, Edgar P. Jacobs, le Rêveur d’apocalypses Glénat, 144 p.