Après son brillant essai consacré à la défaite française de 1870, Thierry Nelias poursuit son exploration des racines de la France contemporaine avec ce nouveau livre qui revient sur les premières années de l’Algérie française.
De cette dernière, le grand
public connaît beaucoup plus la fin que le début. Or durant les quarante
premières années de son existence, Thierry Nélias nous montre comment l’Algérie
française est passée, de « ce nouveau monde prometteur » à « la
fin d’un rêve, une nouvelle ère alternant révoltes, interventions de
l’armée ». De la prise d’Alger en juillet 1830 par les troupes du
général Bugeaud à la défaite face à la Prusse en 1870 où s’illustrèrent
notamment lors de la bataille de Wissembourg, les Turcos, ces tirailleurs
algériens, l’auteur nous expose avec talent les hésitations d’une France
cherchant une nouvelle gouvernance sans y parvenir. Entre ce laboratoire qui
vint étudier un certain Alexis de Tocqueville et l’éphémère royaume arabe, et
la formalisation de son statut en département avec la « prise de
pouvoir » mortifère de l’administration, Thierry Nélias agrège les
expériences de divers acteurs (colons, militaires, journalistes ou dignitaires
arabes) pour composer le récit vivant alliant expériences singulières et le
collectives d’une France au sud d’une Méditerranée qu’elle rêva de transformer
en lac intérieur.
Alors que l’Algérie s’apprête à fêter le 60e anniversaire de son indépendance, ce livre expose ainsi parfaitement les racines de ce mal qui rongea la France, cette occasion ratée et au final en terrible gâchis devenu une tache indélébile sur son drapeau.
Par Laurent Pfaadt
Thierry Nélias, L’Algérie, la conquête, comment tout a commencé (1830-1870) Librairie Vuibert, 272 p.
Né à l’initiative des Éditeurs
associés et organisé en partenariat avec une quinzaine d’éditeurs indépendants,
Le Festival Raccord(s) fête le livre et la lecture chaque année, crée des
espaces de dialogue avec d’autres formes d’art et de savoir et invite le public
à découvrir les ouvrages sous une forme originale : lecture théâtrale,
performance, exposition, atelier, spectacle jeunesse, balade ou dégustation qui
se doublent d’un salon pour rencontrer et découvrir la production des éditeurs
indépendants participants.
Cette année, les éditeurs associés
au festival sont les Editions Asphalte, Le Chemin de Fer, Cheyne, La Contre
Allée, Esperluète, Jasmin, Nada, L’œil d’Or, Papier machine, Solo ma non
troppo, Les Venterniers, Ypsilon et Zinc.
Pour la première fois, Raccord(s) prend ses quartiers dans un lieu unique, vivant et chargé d’histoire au cœur de Paris : le magnifique Couvent des Récollets, qui abrite la Maison de l’architecture Ile de France, lieu culturel de mise en débat de la fabrication de la ville. A cette occasion, une partie de la programmation s’articulera autour de l’urbanisme, l’architecture, la vie en ville, en lien avec le lieu qui nous accueille, avec notamment une randonnée-lecture guidée dans le quartier des Récollets.
De A comme Ame à Z come Zoya de
Kramatorsk en passant par Horowitz le Kiévian, le fameux pianiste ou Z non pas
comme les blindés russes mais bel et bien comme Zelensky, ce dictionnaire amoureux
de la célèbre collection de Plon invite indiscutablement à mieux connaître ce
pays qui aujourd’hui s’affiche sur tous les écrans du monde. Histoire,
traditions et anecdotes fourmillent dans ces pages que l’on ouvre au gré de ses
envies. Ainsi le lecteur se régalera avec les entrées telles qu’Humour français
qui revient sur la visite ubuesque d’Edouard Herriot, ancien président du
conseil, en plein Holodomor, la famine organisée par Staline et que raconte un
Vassili Grossman désespéré ou MH17, le vol tragique du 17 juillet 2014
racontant l’attaque de cet avion de la Malaysia Airlines par les séparatistes
du Donbass qui coûta la vie à près de 300 personnes. D’autres s’arrêteront sur
le Maïdan, cette place de Kiev, haut-lieu de la récente révolution ukrainienne
et de ses aspirations européennes, ou sur l’entrée « Nationalistes
bourgeois et autres nazis » pour lire à la lumière du passé soviétique et
du présent poutinien qu’« il y a des locutions très utiles car elles
ont le pouvoir d’abréger toute discussion. Mais en Russie comme en URSS elles
sont bien plus dangereuses, car elles peuvent mettre un terme à la liberté et
parfois à la vie ».
Tetiana Andrushchuk, violoniste ukrainienne qui fut professeur au Conservatoire national supérieur de Kiev et Danièle Georget, auteure et rédactrice en chef adjointe à Paris Match invitent ainsi à s’imprégner de ce pays dont on perçoit immédiatement la dimension européenne. Un condensé d’Ukraine à savourer sans modération.
Par Laurent Pfaadt
Tetiana Andrushchuk, Danièle Georget, Dictionnaire amoureux de l’Ukraine Chez Plon, 418 p.
On ne boudera son plaisir. Il y a un petit côté Mystérieuses cités d’or dans cette saga consacrée à Cortès et à sa conquête de l’empire aztèque signée Christian Chavassieux et Cédric Fernandez.
Centré autour des destins d’Hernan
Cortès, l’intrépide outsider et Moctezuma II, souverain d’un empire aztèque en
déliquescence, la BD avance lentement dans ce chaudron où histoires d’amour côtoient
soif de pouvoir. Le dessin de Cédric Fernandez est vif, fougueux, suivant à
merveille les deux hommes, tantôt aux côtés du conquistador affrontant ennemis intérieurs
et extérieurs lors de batailles sanglantes et soucieux de l’humanité des
Indiens : « nous devons d’abord connaître plutôt que de
soumettre », tantôt auprès d’un Moctezuma tentant jusqu’au bout
d’éviter la guerre. Ce premier tome s’achève alors que la situation paraît
inextricable à Tenochtitlan et le lecteur, essoufflé, attend impatiemment la
suite.
Comme à chaque fois avec cette collection Explora, l’album offre un cahier historique extrêmement pédagogique qui permet de revenir sur la vie de Cortès et de le replacer dans son époque. Une belle découverte donc.
Par Laurent Pfaadt
Christian Chavassieux, Cédric Fernandez, Cortès, T1 : La Guerre aux deux visages Aux éditions Glénat, 64 p.
Le livre de Patrick Weil, universitaire
spécialiste de l’immigration et ancien membre du Haut Conseil à l’Intégration, est
une aventure à plusieurs titres. D’abord une aventure éditoriale assez
incroyable. Mais surtout une aventure psychologique dans le cerveau de ceux qui
nous gouvernent et ont le pouvoir d’infléchir le sort du monde et son histoire.
L’aventure éditoriale d’abord.
Celle du manuscrit d’un diplomate, William Bullitt, proche collaborateur du
président américain Woodrow Wilson qui exerça une influence majeure sur le traité
de Versailles en instaurant des idées telles que le droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes ou la société des nations, ancêtre des Nations-Unies. Des
idées qui structurent toujours en partie notre géopolitique. Pourtant, à la
surprise générale, le président Wilson, de retour aux Etats-Unis, va saborder
le projet qu’il a conçu. Pourquoi ? Sentant que quelque chose ne tourne
pas rond, Bullitt contacte alors le psychiatre le plus important de son temps,
Sigmund Freud, afin écrire avec lui le portrait psychologique du président
américain. L’explosif manuscrit connaîtra de nombreuses vicissitudes durant
l’entre-deux guerres et pendant le second conflit mondial lorsque Bullitt
occupa les postes stratégiques d’ambassadeur en URSS puis à Paris. Mais c’était
sans compter Patrick Weil, devenu visiting professor à Yale, qui tomba sur ce
manuscrit censuré qui parut en 1967 en France.
Son livre, nourri de sources
inédites, est effrayant car il évoque les questions de la santé psychologique
de ceux qui nous gouvernent et de l’objectivité que doit manifester un homme
capable d’infléchir le cours de l’histoire. Ici, celle conduisant à la seconde
guerre mondiale liée en partie aux conséquences de la non-ratification du traité
de Versailles par le Sénat américain en 1920, non-ratification voulue par
Wilson.
Ce dernier, coupé de la réalité, s’est bel et bien isolé dans un complotisme et une schizophrénie induite d’après Freud, par une homosexualité refoulée. Plus effrayant encore, l’ouvrage montre que les fous ne se trouvent pas seulement du côté des régimes totalitaires mais également à la tête de nos démocraties. Livre fascinant car mettant en lumière la face cachée d’un vainqueur devenu un mythe, il pointe également la nécessité de la séparation des pouvoirs dans une démocratie afin d’éviter qu’un homme placé au sommet de l’Etat ne précipite, sous l’emprise de ses névroses, son pays et le monde dans l’abîme. A ce titre, le livre de Patrick Weil est moins un essai historique qu’un avertissement terriblement actuel.
Par Laurent Pfaadt
Patrick Weil, Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’Etat Chez Grasset, 480 p.
Si Napoléon savait que deux cents
ans après sa mort, un historien de cette Pologne à qui rendit la liberté et qui
lui consacre toujours une place à Varsovie, s’emploierait à détruire sa statue,
il aurait peut-être tenu un autre discours au tsar Alexandre II lors de leur
entrevue à Tilsit en 1807.
Certains y verront une attaque
historique inacceptable. D’autres plus mesurés se réjouiront qu’enfin,
l’Empereur puisse descendre de son piédestal et être enfin analysé à hauteur
d’homme, libéré de toute mythologie. Car pénétrer l’homme pour mieux comprendre
l’Empereur est devenu plus que salutaire. Il fallait pour cela un historien
étranger, ici en l’occurrence Adam Zamoyski, déjà auteur d’un 1812
remarqué (Piranha, 2014) pour remettre non l’Eglise mais bel et bien l’Arc de
triomphe au centre du cimetière.
« Napoléon est un homme et, même si je peux comprendre que certains aient vu en lui quelque chose de surhumain, ce n’est pas mon cas » écrit l’auteur dans sa préface. Combinant un nombre assez conséquent d’archives et écartant celles jugées hagiographiques, Adam Zamoyski fait le pari de libérer son sujet à la fois des tenants du mythe et de ceux, surtout anglo-saxons, de la légende noire. Le résultat centré sur les années de formation de Napoléon est très convaincant et trace une voie médiane qui devrait assurément trouver sa place dans la bibliothèque napoléonienne idéale.
Par Laurent Pfaadt
Adam Zamoyski, Napoléon, l’homme derrière le mythe, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Laurent Bury Chez Piranha, 857 p.
L’œuvre entière de l’écrivaine
polonaise Agata Tuszynska est traversée par la mémoire, ce « dibbouk »,
ce démon du ghetto de Varsovie comme elle aime à le rappeler. Livre après
livre, elle y revient toujours. Dans Histoire familiale de la peur -Grasset,
2006), elle évoque le destin de sa mère déportée dans le ghetto de Varsovie. Agata
Tusziynska est également l’auteur de Wiera Gran, l’accusée (Grasset, 2011),
La fiancée de Bruno Schulz (Grasset, 2015) et Affaires personnelles
(L’Antilope, 2020). Son prochain livre paraîtra bientôt chez Stock. Pour
Hebdoscope, elle évoque son travail d’écrivain.
Parlez-nous de votre approche de la mémoire
L’héroïne de tous mes livres, c’est la mémoire. Celle de ma famille. Celle des juifs polonais. Et celle des autres qui me sert à me regarder comme dans un miroir pour savoir qui je suis. Je ne savais pas que ma mère était juive. Elle me l’a dit quand j’avais 19 ans. Avant cela, le silence régnait dans notre maison. J’étais une fille de parents polonais. Je ne savais même pas que les juifs existaient encore en Pologne. A l’école, on nous avait dit qu’ils étaient tous morts pendant la guerre, exterminés. J’étais une jeune fille blonde avec les yeux bleus. Ma mère avait rêvé d’avoir une fille comme cela et je ne comprenais pas pourquoi. Et puis, un jour, elle ne m’a dit qu’elle était juive. Elle n’a rien dit car elle avait peur. Avant la guerre, enfant, elle avait été la victime d’un violent antisémitisme. Et après la guerre, elle décida que ses enfants ne devaient pas vivre le même destin qu’elle. Ces non-dits, cette mémoire non transmise ont ainsi construit ma vie d’écrivain. Je savais donc qui j’étais mais les autres non. Je me suis mis alors à explorer le monde des juifs polonais notamment à travers mon livre sur Isaac Bashevis Singer. Pourtant, personne ne savait que j’étais juive. Même lors d’un voyage en Israël, lorsqu’on me demanda si j’étais juive, j’ai répondu non.
Pourquoi?
Je ne pouvais pas le dire car je
ne comprenais pas pourquoi ma mère ne m’avait rien dit. J’ai alors commencé à rechercher
des gens qui, enfants, ont vécu dans le ghetto de Varsovie. J’ai interviewé
beaucoup de personnes afin de collecter leurs mémoires notamment Zozia Zacjczyk,
l’héroïne de mon nouveau livre, dans les années 1975. Cependant, ce livre n’a
vu le jour qu’il y a deux ans parce que je ne savais pas quoi faire avec ces
souvenirs incroyables. Son histoire trouva pourtant en moi un écho, celui de
l’histoire de ma mère qui était un peu plus vieille que Zozia. Il me faut
toucher cette histoire, cette mémoire afin de mieux comprendre qui je suis, et ainsi
raconter au monde entier, tout le temps, la même histoire. Celle de la seconde
guerre mondiale, celle des enfants qui ont été cachés dans les caves et les
greniers de ce pays. Je crois que mon destin est de raconter cette histoire.
Encore et encore. Pourtant cela devient beaucoup plus difficile car il y a de
moins en moins de survivants.
Le personnage de Wiera Gran et
celui de Juna dans La fiancée de Bruno Schulz participent-ils de cette
même construction mémorielle ?
Oui, bien entendu. Avec Wiera
Gran, je suis entrée dans le ghetto de Varsovie pour la deuxième fois après une
première fois avec ma mère. Mais de l’autre côté cette fois-ci, du côté de l’espoir.
Le livre sur Wiera Gran est celui, si j’ose dire, de la
« collaboration » avec la vie car je pense qu’on collabore toujours
et tout le temps avec la vie. Pendant la guerre, la vie était difficile et je
me demande tout le temps, comment moi, j’aurais réagi. Qu’est-ce que j’aurais
fait pour sauver ma vie ? Sauver ma vie plutôt que celle de ma mère, de
mes enfants ? Chaque jour, je suis dans le ghetto de Varsovie et chaque
jour, je me pose ces questions. Wiera Gran est entrée dans le ghetto pour
chanter, gagner de l’argent et sauver sa mère et ses deux sœurs. Et puis, je me
demande aussi comment il est possible de vivre après tout cela. Car passer par
le ghetto ou par Auschwitz vous transforme à jamais. On veut vivre mais quelque
chose se déforme en vous. Quel est le prix de tout cela, celui de la survie, celui
de vivre comme si cela n’existait pas.
Tous ces personnages vivent en
moi. Je suis Zozia, cette petite fille dans cette cave, je suis Bruno Schulz,
abattu dans la rue. Ces personnages et leurs mémoires qui forment la mienne
m’habitent en permanence. C’est comme si j’écrivais le même livre tout le temps
sur les juifs et les Polonais, sur ma mère et mon père.
Que voulez-vous dire lorsque
vous affirmez revenir chaque jour dans le ghetto ?
Mentalement bien évidemment. Quand je ne me sens pas bien, quand je suis malade, je me dis : mais dans le ghetto, cela devait être pire. Si je dois faire un choix, je relativise car il ne me coûtera pas la vie comme dans le ghetto. Le monde est un peu différent pour moi parce que c’était plus difficile pour eux. Alors j’essaie toujours, non pas de comparer, mais de comprendre différemment. Pour moi, c’est une leçon permanente. Même quand je me promène le long de la mer Baltique, je culpabilise de ne pas être dans le ghetto, comme ma mère dans la cave. C’est plus fort que moi ou peut-être est-ce tout simplement…moi.
A l’instar d’un Hermann Hesse,
Claudio Magris, figure majeure des lettres italiennes, s’aventure, à plus de 80
ans, sur le terrain instable de la vieillesse. Avec ces cinq nouvelles, il pose
un regard plein de sagesse sur cette altération du temps et de l’âge et sur la
perception que nous en avons. « Toute la vieillesse, du reste, se
résume à cela : avancer pour reculer, s’engager en territoire inconnu pour
se soustraire à la réalité qui presse de toutes parts, anguleuse et
envahissante » écrit-il. Il y a dans ses mots cette enfance qui nous
structure tous et redevient prépondérante en avançant dans l’âge, ces êtres
chers que nous perdons au fur et à mesure, ce qu’il appelle les
« éraflures sur la réalité », la futilité grandissante des choses y
compris de l’argent, et cette lassitude des habitudes à laquelle on se résout
tous car, comme le dirait l’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes, il s’agit
de l’ordre naturel des choses.
Le temps passe et jamais la qualité de la prose de Claudio Magris ne s’altère. Bien au contraire. Comme un métal poli et devenu courbe au contact de sa forge littéraire, son œuvre serpente, tel ce Danube qu’il magnifia, dans cette merveilleuse Mitteleuropa, de Trieste, berceau littéraire de l’auteur à la Pologne en passant par la Moravie ou la Moldavie, et emprunte les voix d’Italo Svevo ou de Luchino Visconti pour traverser les vicissitudes de l’histoire qui constellent telles des étoiles noires ou brillantes, l’ensemble de son monde. De la beauté à l’état pur.
Par Laurent Pfaadt
Claudio Magris, Temps courbe à Krems, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau Coll. L’arpenteur, Gallimard, 128 p.
La fin de la République de Weimar et l’ascension d’Hitler
Le regain d’intérêt éditorial
pour les années 30 a permis de questionner certains évènements ayant conduit au
second conflit mondial et de mettre en lumière des périodes moins connues ou
écrasées entre deux époques fondatrices du 20e siècle, à savoir la
Première guerre mondiale et l’avènement du Troisième Reich. En se saisissant de
quelques moments-clés racontés avec intensité qui tendent presque à en faire un
thriller historique, Benjamin Carter Hett, professeur au Hunter College réussit
parfaitement son pari, à savoir celui de nous plonger là où tout a commencé, de
tirer les principaux fils pédagogiques de cette époque, et de démonter certains
mythes bien établis.
Tout commence donc durant cette
nuit du 27 au 28 février 1933, cette « dernière nuit de la démocratie
allemande » selon l’auteur. Le Reichstag vient d’être incendié par des
nazis arrivés au pouvoir quelques semaines plus tôt. Déroulant les évènements
ayant conduit à ce drame depuis 1918, tels des flashbacks d’une histoire dont
on connaît la fin, Benjamin Carter Hett n’omet rien : le complot de l’armée
rejetant la défaite sur les politiques avec le fameux « coup de poignard
dans le dos », la responsabilité des conservateurs menés par Franz von
Papen qui ont cru pouvoir utiliser Hitler, « nous l’avons engagé pour
nous-mêmes », et bien évidemment la crise économique.
Dans le même temps, l’auteur réalise un précieux travail de réhabilitation de ce régime perçu comme faible car ayant échoué à contrer l’avènement du nazisme. Avant-gardiste sur les droits des homosexuels et des femmes, réalisant des avancées sur l’avortement et la peine de mort, instaurant un scrutin proportionnel tout à fait remarquable et menant une activité diplomatique efficace, la République de Weimar dont la constitution est ici parfaitement analysée, souffrit cependant de certaines faiblesses notamment au sein de son système institutionnel et en particulier la Présidence, exercée par Paul Hindenburg, héros de la Grande guerre qui lui aussi, sous-estima Hitler et ses acolytes. La mort d’Hindenburg ouvrit ainsi une brèche dans laquelle les nazis et Hitler s’engouffrèrent pour précipiter l’Allemagne, l’Europe et l’Histoire dans le brasier de la seconde guerre mondiale. C’est cette course à l’abîme que relate avec talent et érudition Benjamin Carter Hett.
Par Laurent Pfaadt
Benjamin Carter Hett, Comment meurt une démocratie, la fin de la République de Weimar et l’ascension d’Hitler Aux éditions L’Artilleur, 512 p.
En lisant les quatre récits du
nouveau livre de Joyce Carol Oates, on repense immédiatement au film de Kenneth
Lonergan, Manchester by the Sea, près de Boston. Cardiff, elle, est plus
au nord, dans ce Maine, terrain de jeu littéraire de Stephen King. Et si Clare,
Mya, Alyce et Elisabeth ont remplacé Lee et que se jouent, à travers ces
différentes histoires, les drames à rebours d’une violence qui infuse, livre
après livre, nouvelle après nouvelle, l’œuvre d’une Joyce Carol Oates toujours
prolifique, c’est bel et bien dans l’atmosphère inquiétante du maître du roman
fantastique que nous embarque l’auteure.
Dans cette ambiance malsaine, Joyce Carol explore ainsi, telle la brillante archéologue de la psyché qu’elle est, ces instincts qui sommeillent en nous et se réveillent un jour, sans crier gare, et ravagent nos vies. Cette violence qui structure notre passé et se diffuse lentement, années après années dans notre présent, puis oriente notre avenir, constitue ce fil conducteur qui lie ces quatre femmes. L’injustice et la cruauté sont là, tapies dans notre inconscient. Et comme à chaque fois, comme avec chacun de ses personnages, elles reviennent vous détruire quand on s’y attend le moins. Le génie de l’écrivaine transpire alors à chaque ligne, le lecteur ayant, à chaque fois, cette incroyable impression d’être le personnage principal, se voir sa propre histoire mise à nu. Des histoires comme des miroirs que l’on traverse, une mer littéraire dans laquelle chacun se noie avec gêne et plaisir.
Par Laurent Pfaadt
Joyce Carol Oates, Cardiff, près de la mer, récits traduits de l’anglais (États-Unis) par Christine Auché Chez Philippe Rey, 448 p.