Archives de catégorie : Lecture

Adagio final

Dans son nouveau livre, l’écrivain autrichien accompagne les
derniers instants de Gustav Mahler

Un homme traverse un océan. L’ultime voyage d’un géant. Une vie
comme une symphonie. Nous sommes en 1911, le compositeur
autrichien Gustav Mahler entreprend son dernier voyage depuis
New York où il a accepté le poste de directeur musical du
Metropolitan Opera vers l’Europe à bord de l’Amerika. Face à la mer,
il se rappelle son existence : les dix années à l’Opéra de Vienne d’où il
fut chassé par l’antisémitisme, les étés à composer près du lac de
Toblach, sa magnifique histoire d’amour avec Alma et la mort de sa
fille Maria.

Grâce à sa prose toute en poésie, Robert Seethaler nous fait entrer
dans le cœur de Gustav Mahler et le libère de toute superficialité.
Comme dans Une vie entière qui constitue peut-être son chef
d’œuvre, l’auteur pénètre à nouveau dans le secret des âmes, en
l’occurrence celui d’un génie au seuil de l’immortalité. Paysan des
montagnes ou directeur de l’Opéra de Vienne, qu’importe. Il s’agit
surtout pour l’écrivain de dévoiler le but premier de notre existence
sur terre. Celui qui ne tient à rien. Celui qui, surtout, avec Robert
Seethaler, tient à l’essentiel, à l’essence même de notre condition.
Ainsi mis à nu, Mahler révèle à la fois sa fragilité physique mais
également sa prodigieuse force créatrice qui fit de lui l’un des plus
grands compositeurs de l’histoire de la musique. L’homme et la
légende surplombant un océan ouvrant sur l’éternité.

Face à cette nature qu’il ne domestiqua qu’un temps afin de la faire
entrer dans ses œuvres et emporté par ce Chant de la Mer, Gustav
Mahler disparaît alors pour n’être souffle. Avec ses mots, Robert
Seethaler compose dans son roman une véritable symphonie des
adieux qui dépasse la simple figure de Mahler. Mais à l’image de sa
deuxième symphonie, ce dernier entre, sous les mots de Robert
Seethaler, dans une sorte de résurrection à la fois artistique et
presque métaphysique. Magnifique et fascinant à la fois.

Par Laurent Pfaadt

Robert Seethaler, le dernier mouvement,
Sabine Wespieser Editeur, 115 p. 2022

Odessa, énième martyre

On se souvient de la scène de l’escalier dans le cuirassé Potemkine
de Serguei Eisenstein. Cet escalier est celui d’Odessa, cette ville d’or
et de sang, fascinante à tous points de vue, cette ville qui représente
à la seule évocation de son nom, un fantasme et aujourd’hui un
cauchemar à venir

Alors que l’armée russe s’apprête à assiéger la ville d’Odessa, il n’est
pas inutile de se replonger dans le livre de Charles King qui se lit
comme un roman et navigue dans les différentes époques d’Odessa,
depuis sa fondation en 1794 par la tsarine Catherine II jusqu’à nos
jours dans cette Little Odessa de New York.

Car aujourd’hui, c’est bel et bien un nouveau tsar, se voulant
l’héritier de ses ancêtres blancs et rouges qui s’apprête à lui faire
subir un nouveau martyre.

Dans son livre, Charles King fait ainsi revivre avec bonheur le
multiculturalisme qui a nourri cette ville pendant longtemps où l’on
croisait ukrainiens, russes, français, turcs, grecs, italiens, allemands
ou juifs mais également le grand Tolstoï, la poétesse Anna
Akhmatova, l’écrivain Isaac Babel ou le violoniste David Oïstrakh.
Les larmes aussi avec Holodomor, cette grande famine organisée par
Staline en 1932-1933 et le massacre par les fascistes roumains de la
population juive d’Odessa en 1941.

Ce voyage littéraire ne laissera en tout cas personne indifférent et
continuera à entretenir le mythe d’une cité aux multiples visages.
Mais surtout, il fera couler des larmes avec ces vers dédiés
aujourd’hui à Odessa et au peuple ukrainien :

Non, ce n’est pas sous un ciel étranger,
A l’abri des ailes étrangères que j’étais,
Mais au milieu de mon peuple,
Là où, pour son malheur, mon peuple était.

Par Laurent Pfaadt

Charles King, Odessa, splendeur et tragédie d’une cité de rêves, Payot, 341 p. 2017

Anna Akhmatova : Requiem : Poème sans héros et autres poèmes,
Poésie Gallimard, NRF, 2007

Festival Italissimo

Après deux éditions chahutées par la pandémie de Covid 19, le
festival de littérature et de culture italiennes ITALISSIMO revient à
l’occasion de sa septième édition. De nombreux lieux parisiens,
l’Institut culturel italien en tête mais également Science Po, la
Sorbonne, la Maison de la poésie, la bibliothèque du Centre
Pompidou ou les cinémas Panthéon et l’Entrepôt, résonneront ainsi
de littérature, de poésie et de cinéma venus de l’autre côté des
Alpes.

Parmi les auteurs italiens invités figureront quelques grands noms
de la littérature mondiale tels que Claudio Magris, l’un des plus
grands écrivains de notre époque, prix Strega, le Goncourt italien,
pour Microcosmes et dont le nouveau livre, Temps courbe à Krems
(Gallimard), se veut une variation sur la vieillesse, un peu à la
manière d’un Hermann Hesse, mais également Erri di Luca, prix
Femina étranger en 2002 pour Montedidio et dont le récent
Impossible (Gallimard) avait été chroniqué dans nos pages, Silvia
Avallone, auteure du mémorable D’acier (2010) et qui publie Une
amitié (Liana Levi), Francesca Melandri, Emanuele Trevi ou encore
Wu Ming, pseudonyme regroupant un collectif d’auteurs ayant
publié notamment Manituana en 2009 (Métailié) et Poletkult
(Métailié) sorti il y a quelques semaines.

Au côté de ces illustres écrivains, les visiteurs découvriront de
nouvelles plûmes transalpines à commencer par Daniel Mencarelli
dont le livre Nous voulons être sauvé (Globe) sorti il y a quelques jours
s’aventure dans un hôpital psychiatrique, Marta Barone (Grasset), Giuseppe Catozzella et Manuela Piemonte et son Adieu au rivage
(Robert Laffont) dont l’écriture poétique conduira les lecteurs dans
l’Italie fasciste des années 40 en compagnie de trois sœurs
inoubliables.

Tout ce beau monde sera accompagné par quelques auteurs français
emmenés par Laurent Gaudé, René de Ceccatty, Pierre Adrian ou
Jérôme Kircher, des politologues, illustratrices, acteurs et musiciens,
mais aussi des cinéastes qui manient très bien la plume, tels Cristina
Comencini ou Ferzan Özpetek. Italissimo rendra également un
hommage appuyé à Pier Paolo Pasolini, à l’occasion du centenaire de
sa naissance

Par Laurent Pfaadt

Festival de littérature et de culture italiennes
6-10 avril 2022

François Sureau à l’Académie Française

Photo Sébastien Soriano/ Le Figaro

Hier, jeudi 3 mars 2022, l’avocat François Sureau, grand défenseur
des libertés individuelles et Grand Prix du roman de l’Académie
française en 1991 par son roman l’Infortune (Gallimard, 1990) a été
reçu à l’Académie française au fauteuil n°24 laissé vacant par
l’historien et écrivain Max Gallo. Son élection avait quasiment fait
l’unanimité, recueillant 19 voix sur 27 mais surtout aucun bulletin
blanc, ni de croix, ce qui est assez rare. Dans son discours de
réception où il a, comme le veut la tradition, rendu hommage à son
prédécesseur, François Sureau a également rappelé que « La liberté
est une étrange chose. Elle disparaît dès qu’on veut en parler. On n’en
parle jamais aussi bien que lorsqu’elle a disparu. Elle semble, pour les
écrivains en particulier, n’avoir qu’une seule et même source, qui se divise
aussitôt en rivières aux cours différents, et souvent opposés. »

Dans son discours, il a également évoqué, sans la nommer, la guerre
en Ukraine en citant ces vers des Châtiments d’Hugo « que nous ne
devrions pas pouvoir lire aujourd’hui sans frémir » :

 « Ma liberté, mon bien, mon ciel bleu, mon amour. Tout l’univers aveugle
est sans droit sur le jour. »

Victor Hugo, inlassable partisan des Etats-Unis d’Europe dont le
linceul s’est paré, ces jours derniers, de bleu et de jaune…

Pour lire son discours dans son intégralité : https://www.academie-francaise.fr/sites/academie-francaise.fr/files/sureau_4_discours_de_m._francois_sureau-avec_pagination.pdf

A lire également dans la collection tracts de Gallimard le très beau
texte de François Sureau, Sans la liberté.

Par Laurent Pfaadt

Bibliothèque ukrainienne, épisode 1

Alors que la guerre en Ukraine fait rage au nom d’une supposée
« denazification » voulue par le président Vladimir Poutine et que
des frappes russes tombent sur Kiev et le Mémorial de Babi Yar
censé rappeler une Shoah perpétrée par les nazis et leurs
collaborateurs ukrainiens,  nous republions quelques anciennes
chroniques et revenons sur un certain nombre d’ouvrages parus
récemment qui, en expliquant le passé, permettent d’éclairer la
tragédie actuelle où un certain nombre d’acteurs tentent, parfois
intentionnellement, de brouiller les cartes.

Mémorial de Babi Yar
© Dimitar Dilkoff/ AFP

Cette bibliothèque non exhaustive malheureusement se veut
également un cri d’alerte – comme à chaque conflit – relatif aux
destructions patrimoniales à venir. Ainsi, la bibliothèque nationale
Vernadsky d’Ukraine à Kiev, l’une des plus grandes bibliothèques
nationales du monde, possède quelques 525 incunables, soit des
livres publiés avant 1500 ainsi que la Bible d’Ostrog, une traduction
en slavon de la Bible réalisée au XVIe siècle et dont il ne reste à ce
jour que 300 copies. D’autres bibliothèques dans des villes sous le
feu russe, sont également en danger. Mobilisons-nous pour les
sauver avec le #Saveukrainianlibrary

Petit tour d’horizon des ouvrages à lire :

Concernant Holodomor, la famine organisée par Staline en Ukraine
dans les années 30, le lecteur se plongera avec émotion dans le très
beau livre de Josef Winkler, l’Ukrainienne (Verdier, 2022) qui
raconte l’histoire de cette paysanne venue d’Ukraine hébergeant au
début des années 80 l’écrivain alors que celui-ci écrivait son
troisième livre. S’en suivit une confiance entre lui et Nietotchka qui
fit remonter à la surface les souvenirs de cette femme. En leur
compagnie, le lecteur plonge dans les affres de l’Holodomor, cette
tragédie peu connue.

A regarder également le film d’Agnieszka Holland, L’Ombre de Staline
(2019) qui raconte la révélation de l’Holodomor par un jeune
journaliste anglais, Gareth Jones.

Concernant la Shoah, le lecteur pourra se plonger dans plusieurs
ouvrages :

Le Livre noir (Livre de poche, 2001) de Vassili Grossman et Ilya
Ehrenbourg, un classique qui raconte la Shoah à partir de
témoignages recueillis dans les différentes républiques socialistes
dont l’Ukraine, notamment auprès de survivants. Des centaines de
documents ont ainsi été recueillis par les deux auteurs qui se sont
rendus dans les camps de la mort sitôt libérés. Transmis sous forme
de rapport au procureur soviétique de Nuremberg, l’ouvrage a
ensuite été interdit par le pouvoir soviétique.

Elle venait de Marioupol, à la recherche d’une famille perdue en Union
soviétique (Metailié, 2020) de Natascha Wodin, magnifique histoire
couronnée par l’un des principaux prix littéraires allemands, le prix
Alfred Döblin en 2015, et qui raconte la quête de l’autrice pour
reconstituer l’histoire de sa mère, venant de Marioupol aujourd’hui
assiégée par l’armée russe, et suicidée à 40 ans. Natascha Wodin
livre ici un récit émouvant qui va bien au-delà de la simple enquête.

Timothy Snyder, Terre noire : L’Holocauste, et pourquoi il peut se
répéter (Gallimard, 2016) qui se veut une réflexion globale sur
l’extermination des populations slaves et juives dans les territoires
d’Europe de l’Est et notamment en Ukraine. Fondée sur la notion de
Lebensraum, « l’espace vital » cette réflexion s’inscrivit, selon
l’historien américain, dans une logique dépassant la seule
considération raciale et visant également la captation des
ressources naturelles ukrainiennes. A l’heure où près de 5000 juifs
ont fui leur patrie après l’invasion russe, « l’holocauste n’est pas
seulement histoire, il est aussi avertissement » prévient Timothy Snyder.
http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/apres-le-rouge-le-noir/

Babi Yar d’Anatoli Kouznetsov (Tallandier, 2020) relate le massacre
perpétré en deux jours (29 et 30 septembre 1941) par les
Einsatzgruppen SS et leurs supplétifs ukrainiens qui assassinèrent
quelques 33 000 personnes. Raconté par l’un des survivants, ce livre
est une quête. De la vérité. De la mémoire. De la vie.
http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/babi-yar/

A écouter également la 13e symphonie Babi Yar de Dimitri
Chostakovitch dans la version du Symphonieorchester des
Bayerisches Rundfunks dirigé par Mariss Jansons (EMI Classics)

Enfin, parcourir le passé de l’Ukraine permet également de tracer
l’avenir de cette nation aujourd’hui meurtrie et qui a assurément
vocation à rejoindre l’Europe. Se plonger ainsi dans l’ouvrage de Yuri Andrukhovych, Lexique de mes villes intimes, Guide de
géopoétique et de cosmopolitique (Editions Noir sur Blanc, 2021) permet d’appréhender une nation « cousue par toutes ces artères et capillaires précisément à l’Europe » http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/lexique-de-mes-villes-intimes-guide-de-geopoetique-et-de-cosmopolitique/

Par Laurent Pfaadt

Cimetière de femmes

A travers son roman bouleversant, Theodora Dimova raconte la
tragédie d’une Bulgarie écrasée par le communisme.

Les cimetières servent à honorer les morts. Mais c’est bel et bien les
vivants qui les hantent, avec leurs souffrances et leurs douleurs. Si
l’Histoire s’y lit sur les pierres, celles qui se trouvent dans le cœur
des femmes de Theodora Dimova racontent toutes la même histoire.
Celle d’une Bulgarie écrasée sous le joug communiste.

Quatre femmes errent dans les travées de cet immense cimetière
national ouvert le 9 septembre 1944 lorsque les communistes
libérèrent la Bulgarie et procédèrent à des purges qui frappèrent les maris de ces femmes. Ils étaient journalistes, prêtres, patrons.
Théodora Dimova dépeint ainsi de sa plume trempée dans l’âme
humaine, l’insidieuse mécanique qui fabrique les coupables.
Arrestations en pleine nuit, jugements sommaires et exécutions
pour les hommes. Déportations, expulsions et privations pour les
familles. Dans cette nuit « sombre et glaciale » qui recouvre la vie de
Raïna et des autres, il n’y a plus d’échappatoire. La fosse est ouverte.
On y jette corps et espoirs.

Dans ces tombes de papier, Théodora Dimova nous conte avec
émotion ces vies volées, anéanties qui se transmettent tels de
funestes héritages. Ainsi, la perte d’un être cher, d’un mari, d’un père
vous poursuit tel un spectre. Cette malédiction se transmet de
génération en génération, instillant le poison de la culpabilité. « Je ne
fais que te gêner, maman, je ne fais que te rappeler mon père (…) Je
t’empêche de l’oublier, je t’empêche de vivre, de rire, d’être joyeuse, je
t’empêche de vivre. Et je ne sais que faire pour ne pas te gêner. Je ne sais
pas comment disparaître, maman ». Ces mots magnifiques de la petite
Alexandra, petite-fille de Raïna, dépeignent ainsi toute la détresse
de ces générations écrasées par le poids de l’Histoire et de son
injustice.

Récit de peur, Les Dévastés est aussi un magnifique livre d’amour,
profond, de granit, planté au milieu de la douleur et de la fatalité.
Une ode à l’amour et à la solidarité, celle-là même qui leur a été
refusée. La célébration d’un courage puisé au fond de ces cœurs qui
semblaient si faibles avant l’épreuve. Roman sur la résilience
féminine, Les Dévastés célèbrent également les hommes, leur force
de conviction et d’entraînement.

Livre d’espoir enfin pour celui d’une justice qui finit par arriver après
avoir été entretenue tel un feu sacré même s’il a corrodé les cœurs
jusqu’à en faire des pierres. « Au lever du jour, nous, un grand nombre
de femmes, nous nous rassemblerons devant les portes de fer du
cimetière. Elles seront encore fermées. Nous attendrons que le gardien les
ouvre. D’autres et encore d’autres femmes afflueront, certaines avec des enfants, d’autres seules » lance ainsi Raïna dont les mots se veulent à
la fois promesse et résistance aussi bien aux défunts qu’à l’Etat.

Solitude destructrice dans laquelle ces régimes vous enferment,
détruit les consciences jusqu’à l’inconscient. Malgré cela, malgré
l’injustice, les privations et la déportation, ces épreuves n’éteignent
jamais ces cendres virevoltantes au-dessus de la fosse. Dimova
transforme ainsi ces sorcières rouges en phénix.

Les cimetières sont des lieux de mémoires. Pour se souvenir. Pour ne
pas oublier. D’une fosse commune anonyme, Dimova en a fait, avec
ce livre, un prodigieux mémorial.

Par Laurent Pfaadt

Théodora Dimova, Les Dévastés
Aux éditions des Syrtes, 240 p. 2022

Schlager Club

Une exposition et un livre

Membres du Schlager Club, Yrak, Fernand et Sven sont les trois
artistes peintres exposés au Malagacha à Strasbourg jusqu’au 12
mars. Laurence Mouillet les a rencontrés et a mis son talent
d’écrivain et de photographe à contribution pour un très beau livre
qui leur est consacré, permettant à un plus large public de mieux
les connaître quand les collectionneurs les ont repérés dès leurs
débuts.

Sven © Laurence Mouillet

De la rue, notre regard est interpelé par des toiles qui empruntent
leurs couleurs vives au street art. Dès l’entrée, nous sommes attirés
au fond de la galerie par six garçons presque grandeur nature sur
une photo noir et blanc comme une invitation à les rejoindre. Le
Schlager Club dont le nom s’est imposé à eux quand il a fallu qu’ils
s’identifient sur la scène artistique renvoie à ces musiques
populaires jouées dans les bals, bluettes sentimentales ou chansons
amusantes mais aussi à l’idée de ce qui « frappe ». Ces Mulhousiens
ont trouvé un lieu où créer et l’espace nécessaire dans un bâtiment
de la friche industrielle de la Mer Rouge dont deux cheminées
dominent encore le site, éteintes depuis que Mulhouse n’est plus la
ville de la fabrication du rouge garance et du tissage des indiennes
qui faisaient rêver à un ailleurs exotique. Désormais, le rêve choisit
d’autres territoires moins éloignés, il nait sur les murs et s’épanouit
sur la toile.

C’est peu dire que Laurence Mouillet a été inspirée par ces trois
artistes et par ce lieu improbable du Schlager Club. Elle raconte
l’atelier, la menuiserie où se fabriquent les cadres des toiles, le bar
où l’on refait le monde autour d’une bière et le billard au milieu. Elle
raconte les trois garçons et leur parcours en une plume
délicatement ciselée et riche de fulgurances poétiques, séduite
qu’elle a été par la découverte d’un univers pictural qu’elle
connaissait mal. Et au-delà des mots, c’est un regard qu’elle porte
avec une acuité singulière sur les ambiances et le geste des artistes.
Elle joue avec ses propres influences et une photo du bar rappellera
une nature morte de Stoskopff, les portraits des peintres
évoqueront les Flamands par la lumière sur le visage, une photo
renverra au Mystère Picasso de Clouzot qui interrogeait la capacité à
filmer le peintre en train de peindre grâce à la transparence. Il se
joue dans la galerie Malagacha un dialogue étonnant entre les photos et les peintures avec une scénographie qui présente une
œuvre et le peintre à l’œuvre. Notre préférée, une calligraphie de
Sven qui joue sur les noirs, brillant, mat, granuleux encadrée de part
et d’autre par deux photos identiques de deux appliques en verre
fixées sur des briques noires. L’effet de ce contraste entre l’œuvre
très actuelle du graffiti et ces photos de cet objet rétro est des plus
intéressants et illustre à merveille la question de la représentation
de la lumière et de l’obscure clarté, oxymore baudelairien que
Soulages a interrogé toute sa vie. L’art se nourrit de l’art et avance
toujours plus riche.

Les trois artistes exposés ont chacun leur univers même s’ils ont
tous commencé dans la rue. Précisément, Damien Seliciato qui a
inauguré la galerie Malagacha il y a trois ans, avait le désir d’exposer
l’Art Urbain, un art qu’il veut « commercialisable » mais pas
« commercial », balayant la polémique sur l’idée que les graffs
doivent rester dans la rue. Les tableaux de Sven, Yrac et Fernand ne
souffrent pas d’être circonscrits à l’échelle d’une toile. Fernand fait
de chacun de ses tableaux un rébus ou un roman pour qui se plaît à
lire tous les objets qu’il représente et qui appartiennent à son
histoire, à son quotidien. Yrac décline en autant de figures possibles
imaginables les lettres de son nom d’artiste avec une belle pureté
des lignes et des aplats de couleur. Mais qui ne voit pas son nom peut
distinguer un visage de profil, une larme et si le trait déborde le
cadre, sans doute est-ce un clin d’œil pour nous dire que le cadre
n’empêche pas d’être libre. Sven est un passionné de calligraphie. Ses
lettres et signes cabalistiques dont on suit le tracé aux couleurs
éclatantes ou de ces noirs que l’on aime dessinent un monde en soi,
celui d’un artiste reconnaissable entre tous.

Commencer une toile c’est comme sortir dans la nuit noire sans lanterne

et découvrir à l’aube où l’on voulait aller

(Laurence Mouillet – extrait)

L’exposition est visible jusqu’au 12 mars à la Galerie Malagacha, 9 rue du Parchemin à Strasbourg.

Le livre de Laurence Mouillet, Schlager Club, éd. Médiapop, a été tiré
à 100 exemplaires numérotés auxquels sont jointes 3×30
sérigraphies originales des reproductions des grands formats de
chacun des artistes. 10 exemplaires sont accompagnées de la
reproduction de la photo de Laurence Mouillet des cheminées,
intitulée Les Sentinelles (de la Mer Rouge). Les sérigraphies font
15/20 cm. Le livre est vendu 40 euros.

Signature avec les artistes et Laurence Mouillet à la librairie 47°Nord à Mulhouse le samedi 5 mars de 11h à 18h. Le 12 mars avec l’auteure toute la journée à la Galerie Malagacha.

Par Elsa Nagel

l’Age du capitalisme de surveillance

C’est un livre époustouflant, qui vous laisse KO sitôt sa lecture
achevée. En un peu plus de 860 pages, Shoshanna Zuboff, professeur
émérite à la Harvard Business School, décortique notre système
économique, politique et culturel né de la révolution technologique.

Après les attentats du 11 septembre 2001, nos titres de transport
ont été numérisés. Il a fallu badger à chaque montée dans le bus puis,
à chaque station sous peine de risquer une amende. Sur internet, en
réservant un voyage chez une compagnie aérienne lowcost, vous
receviez des promotions pour des produits directement ou
indirectement liés à votre voyage. Personne à l’époque ne savait ce
que voulait dire ce mot assez barbare d’algorithme. Voilà comment
tout a commencé. Et ceux qui prétendaient abattre l’Amérique ne
l’ont, en fait, que renforcer via ses GAFAM, ces nouvelles héroïnes
auto-proclamées de cette soi-disante liberté numérique.

C’est là que nous emmène Shoshanna Zuboff, dans l’envers du décor
de ces géants du net qui, sous couvert de liberté, ont en fait asservi
l’esprit humain en le privant de vie privée et en transformant nos
goûts culinaires et sexuels et nos rapports sociaux en données. 1984
n’est plus un mythe ou un récit de science-fiction visant à effrayer les
plus jeunes mais bel et bien une réalité arrivée avec quarante ans de
retard sur la prévision de George Orwell. Car, nous rappelle l’autrice,
nous sommes en présence d’un véritable système organisé visant à
dépouiller l’homme de son libre-arbitre. Etonnant cynisme que de
voir les théoriciens du complot qui se vantent de leur clairvoyance
demeurer aveugles devant la manipulation des GAFAM.

Déjà Joyce Appleby, dans son ouvrage fondamental (Capitalisme,
histoire d’une révolution permanente, Piranha, 2016) avait montré que
l’esclavage né du commerce du sucre avait grandement contribué au
développement du capitalisme. Shoshanna Zuboff poursuit cette
réflexion avec l’Age du capitalisme de surveillance en exposant la
mutation de ce phénomène où esclavage et capitalisme se sont
adaptés au monde d’après comme un virus bien connu. Seulement,
et c’est peut-être là le plus effrayant, cette servitude a été
volontaire. Tout cela porte un nom : totalitarisme. Alors rangez Marx
dans votre bibliothèque et actualisez-le avec Zuboff. Mais évitez
Google, on ne sait jamais, il risquerait de vous renvoyer vers le site
d’une bibliothèque aux ouvrages datés ou une marque de vodka.

Par Laurent Pfaadt

Shoshanna Zuboff, l’Age du capitalisme de surveillance,
Zulma Essais, 864 p. 2022

La Mère des guerres contemporaines

L’historien Vincent Bernard signe un ouvrage de référence sur la
guerre de Sécession

Il la qualifie à raison de Grande Guerre américaine à l’image de celle
qui ravagea l’Europe et une partie du monde entre 1914 et 1918.
Car à bien des égards, la guerre de Sécession constitua la mère de la
Grande Guerre et des autres conflits au 20e siècle. Grâce à son
ouvrage passionnant, Vincent Bernard nous conduit ainsi dans ce
laboratoire des conflits à venir, sur le front bien évidemment mais
également dans les coulisses de cette guerre qui fut totale,
englobant la société américaine dans son intégralité, du cabinet de
Lincoln au camp de concentration sudiste d’Andersonville en
Géorgie que représentent à merveille Laurent-Frédéric Bollée et
Christian Rossi dans leur BD Deadline, et des salles d’Etat-major que
l’auteur connaît particulièrement bien pour avoir consacré aux deux
grands chefs militaires du conflit, Robert Lee et Ulysse Grant, les
biographies françaises de référence, aux milices des hors-la-loi de
William Quantrill. A la manière d’un Ken Burns, Vincent Bernard est
allé puiser dans les sources primaires (témoignages, mémoires,
journaux d’opération ou presse) pour construire un merveilleux récit
qui alterne les points de vue (généraux, simples soldats mais
également fonctionnaires, journalistes, propriétaires d’esclaves et
abolitionnistes). Il en résulte un récit détaillé et fascinant qui ne
s’épuise jamais permettant d’entrer dans « cette guerre singulière à la
fois étrangère et civile, aux frontières poreuses, aux intérêts étroitement
entremêlés, aux familles divisées ».

S’il reste sur la crête d’une histoire politico-militaire, ne se voulant
pas exhaustif faute d’un travail titanesque qui, fatalement, diluerait
son propos, son angle d’attaque permet cependant une astucieuse compréhension du conflit. Au-delà de la question de l’esclavage qui
constitua l’un des motifs de la sécession de onze Etats après
l’élection d’Abraham Lincoln en 1860, Vincent Bernard montre bien
l’opposition de deux modèles de société : un sud aristocratique
défendant l’intérêt des Etats et un modèle économique agricole
symbolisé par la Virginie et un Nord plus ouvrier et fédéraliste dont
la mutation industrielle allait lui conférer un avantage déterminant
dans la victoire. L’auteur s’attache ainsi dans une première partie
passionnante à décrypter cette complexité trop souvent réduite à la
question de l’esclavage et à expliquer la lente désagrégation du
système politique américain. Loin des caricatures et grâce à ses
sources, l’ouvrage humanise les acteurs, placés devant des choix
cornéliens à l’image d’un Robert Lee approché pour commander
l’état-major du Nord et qui, finalement, choisit sa terre, la Virginie
tout en prévenant : « Chaque camp oublie que nous sommes tous
Américains. Je prévois que le pays devra traverser une terrible ordalie,
une expiation nécessaire pour tous nos péchés. »

Reprenant l’adage clausewitzien selon lequel la guerre est la
poursuite de l’activité politique par d’autres moyens, Vincent
Bernard met ainsi en parallèle les grandes décisions politiques et
leurs répercussions sur les champs de bataille et vis-versa. Les
grandes batailles sont bien là, d’Antietam et de ce 17 septembre
1862 qui constitua le jour le plus meurtrier du conflit au tournant de
la guerre de Gettysburg en juillet 1863 en passant par
Fredericksburg ou Shiloh, que le lecteur suit grâce à des cartes
pédagogiques qui donnent l’impression d’être aux côtés des
généraux des deux camps. Et l’auteur également d’expliquer la
première proclamation d’émancipation des esclaves, le 22
septembre 1862, cinq jours après le choc dans l’opinion de la bataille
d’Antietam. Au final, près de 800 000 américains périrent sous le
coup d’une révolution technologique que l’auteur n’omet pas où les
mitrailleuses Gatling et les balles Minié permettant d’allonger le tir
rangèrent la cavalerie dans les manuels d’histoire.

Un livre brillant donc qui entre avec intelligence dans toutes les
dimensions politico-militaires de cette guerre pour nous offrir une
vision cohérente et compréhensible d’un conflit qui allait,
malheureusement, faire des émules. Un ouvrage qui devrait
assurément trouver sa place entre ceux du grand James Matheson
et de John Keegan.

Par Laurent Pfaadt

Vincent Bernard, la guerre de Sécession (1861-1865), La Grande Guerre américaine,
Passés composés, 448 p. 2022.

Pour aller plus loin :

Le documentaire de référence : Ken Burns, The Civil War, La guerre de Sécession, Arte éditions, Coffret 4 DVD, 2009

Un classique de la littérature américaine publié voilà 70 ans : Shelby Foote, Shiloh, Rivages, 200 p. 2019

La magnifique BD consacrée au camp d’Andersonville : Laurent-Frédéric Bollée, Christian Rossi, Deadline, Glénat, 88 p. 2013

Jeanne des Armoises

Et si Jeanne d’Arc n’était pas morte ? Et si elle avait survécu,
protégée par un certain Jhen, le héros médiéval crée par Jacques
Martin ? C’est l’hypothèse que font Jean Pleyers, cocréateur du
personnage et Néjib qui signe une nouvelle fois le scénario de ce 19e
opus. Reprenant à leurs comptes l’une des nombreuses légendes de
la survie de la Pucelle d’Orléans qui traversa la France et notamment
celle d’une Jeanne d’Arc devenue Jeanne des Armoises, ce nouvel
album nous entraîne dans une aventure qui mêle une fois de plus
astucieusement, aventure et ésotérisme, personnels réels et fictifs.

Jhen, jeune et bel architecte au service d’un Gilles de Rais à la gloire
passée autour duquel tourne la narration depuis plusieurs albums va
ainsi devoir protéger une Jeanne d’Arc dont le secret de la filiation
suscite toutes les convoitises et notamment celle du seigneur
Rodrigue de Villandrando. Comme d’habitude, il affrontera maints
périls. Les fans de la série retrouveront avec plaisir quelques
personnages apparus précédemment et notamment Nomaïs et une
alléchante Pucelle d’Orléans, plus si pucelle que cela. Mais on ne
vous dit rien…

Laurent Pfaadt et Elias Rachiq-Pfaadt

Jean Pleyers, Néjib, Jacques Martin, Jeanne des Armoises,
t19, Casterman, 48 p.