Dans son nouveau livre, l’écrivain autrichien accompagne les derniers instants de Gustav Mahler
Un homme traverse un océan. L’ultime voyage d’un géant. Une vie comme une symphonie. Nous sommes en 1911, le compositeur autrichien Gustav Mahler entreprend son dernier voyage depuis New York où il a accepté le poste de directeur musical du Metropolitan Opera vers l’Europe à bord de l’Amerika. Face à la mer, il se rappelle son existence : les dix années à l’Opéra de Vienne d’où il fut chassé par l’antisémitisme, les étés à composer près du lac de Toblach, sa magnifique histoire d’amour avec Alma et la mort de sa fille Maria.
Grâce à sa prose toute en poésie, Robert Seethaler nous fait entrer dans le cœur de Gustav Mahler et le libère de toute superficialité. Comme dans Une vie entière qui constitue peut-être son chef d’œuvre, l’auteur pénètre à nouveau dans le secret des âmes, en l’occurrence celui d’un génie au seuil de l’immortalité. Paysan des montagnes ou directeur de l’Opéra de Vienne, qu’importe. Il s’agit surtout pour l’écrivain de dévoiler le but premier de notre existence sur terre. Celui qui ne tient à rien. Celui qui, surtout, avec Robert Seethaler, tient à l’essentiel, à l’essence même de notre condition. Ainsi mis à nu, Mahler révèle à la fois sa fragilité physique mais également sa prodigieuse force créatrice qui fit de lui l’un des plus grands compositeurs de l’histoire de la musique. L’homme et la légende surplombant un océan ouvrant sur l’éternité.
Face à cette nature qu’il ne domestiqua qu’un temps afin de la faire entrer dans ses œuvres et emporté par ce Chant de la Mer, Gustav Mahler disparaît alors pour n’être souffle. Avec ses mots, Robert Seethaler compose dans son roman une véritable symphonie des adieux qui dépasse la simple figure de Mahler. Mais à l’image de sa deuxième symphonie, ce dernier entre, sous les mots de Robert Seethaler, dans une sorte de résurrection à la fois artistique et presque métaphysique. Magnifique et fascinant à la fois.
Par Laurent Pfaadt
Robert Seethaler, le dernier mouvement, Sabine Wespieser Editeur, 115 p. 2022
On se souvient de la scène de l’escalier dans le cuirassé Potemkine de Serguei Eisenstein. Cet escalier est celui d’Odessa, cette ville d’or et de sang, fascinante à tous points de vue, cette ville qui représente à la seule évocation de son nom, un fantasme et aujourd’hui un cauchemar à venir
Alors que l’armée russe s’apprête à assiéger la ville d’Odessa, il n’est pas inutile de se replonger dans le livre de Charles King qui se lit comme un roman et navigue dans les différentes époques d’Odessa, depuis sa fondation en 1794 par la tsarine Catherine II jusqu’à nos jours dans cette Little Odessa de New York.
Car aujourd’hui, c’est bel et bien un nouveau tsar, se voulant l’héritier de ses ancêtres blancs et rouges qui s’apprête à lui faire subir un nouveau martyre.
Dans son livre, Charles King fait ainsi revivre avec bonheur le multiculturalisme qui a nourri cette ville pendant longtemps où l’on croisait ukrainiens, russes, français, turcs, grecs, italiens, allemands ou juifs mais également le grand Tolstoï, la poétesse Anna Akhmatova, l’écrivain Isaac Babel ou le violoniste David Oïstrakh. Les larmes aussi avec Holodomor, cette grande famine organisée par Staline en 1932-1933 et le massacre par les fascistes roumains de la population juive d’Odessa en 1941.
Ce voyage littéraire ne laissera en tout cas personne indifférent et continuera à entretenir le mythe d’une cité aux multiples visages. Mais surtout, il fera couler des larmes avec ces vers dédiés aujourd’hui à Odessa et au peuple ukrainien :
Non, ce n’est pas sous un ciel étranger, A l’abri des ailes étrangères que j’étais, Mais au milieu de mon peuple, Là où, pour son malheur, mon peuple était.
Par Laurent Pfaadt
Charles King, Odessa, splendeur et tragédie d’une cité de rêves, Payot, 341 p. 2017
Anna Akhmatova : Requiem : Poème sans héros et autres poèmes, Poésie Gallimard, NRF, 2007
Après deux éditions chahutées par la pandémie de Covid 19, le festival de littérature et de culture italiennes ITALISSIMO revient à l’occasion de sa septième édition. De nombreux lieux parisiens, l’Institut culturel italien en tête mais également Science Po, la Sorbonne, la Maison de la poésie, la bibliothèque du Centre Pompidou ou les cinémas Panthéon et l’Entrepôt, résonneront ainsi de littérature, de poésie et de cinéma venus de l’autre côté des Alpes.
Parmi les auteurs italiens invités figureront quelques grands noms de la littérature mondiale tels que Claudio Magris, l’un des plus grands écrivains de notre époque, prix Strega, le Goncourt italien, pour Microcosmes et dont le nouveau livre, Temps courbe à Krems (Gallimard), se veut une variation sur la vieillesse, un peu à la manière d’un Hermann Hesse, mais également Erri di Luca, prix Femina étranger en 2002 pour Montedidio et dont le récent Impossible (Gallimard) avait été chroniqué dans nos pages, Silvia Avallone, auteure du mémorable D’acier (2010) et qui publie Une amitié (Liana Levi), Francesca Melandri, Emanuele Trevi ou encore Wu Ming, pseudonyme regroupant un collectif d’auteurs ayant publié notamment Manituana en 2009 (Métailié) et Poletkult (Métailié) sorti il y a quelques semaines.
Au côté de ces illustres écrivains, les visiteurs découvriront de nouvelles plûmes transalpines à commencer par Daniel Mencarelli dont le livre Nous voulons être sauvé (Globe) sorti il y a quelques jours s’aventure dans un hôpital psychiatrique, Marta Barone (Grasset), Giuseppe Catozzella et Manuela Piemonte et son Adieu au rivage (Robert Laffont) dont l’écriture poétique conduira les lecteurs dans l’Italie fasciste des années 40 en compagnie de trois sœurs inoubliables.
Tout ce beau monde sera accompagné par quelques auteurs français emmenés par Laurent Gaudé, René de Ceccatty, Pierre Adrian ou Jérôme Kircher, des politologues, illustratrices, acteurs et musiciens, mais aussi des cinéastes qui manient très bien la plume, tels Cristina Comencini ou Ferzan Özpetek. Italissimo rendra également un hommage appuyé à Pier Paolo Pasolini, à l’occasion du centenaire de sa naissance
Par Laurent Pfaadt
Festival de littérature et de culture italiennes 6-10 avril 2022
Hier, jeudi 3 mars 2022, l’avocat François Sureau, grand défenseur des libertés individuelles et Grand Prix du roman de l’Académie française en 1991 par son roman l’Infortune (Gallimard, 1990) a été reçu à l’Académie française au fauteuil n°24 laissé vacant par l’historien et écrivain Max Gallo. Son élection avait quasiment fait l’unanimité, recueillant 19 voix sur 27 mais surtout aucun bulletin blanc, ni de croix, ce qui est assez rare. Dans son discours de réception où il a, comme le veut la tradition, rendu hommage à son prédécesseur, François Sureau a également rappelé que « La liberté est une étrange chose. Elle disparaît dès qu’on veut en parler. On n’en parle jamais aussi bien que lorsqu’elle a disparu. Elle semble, pour les écrivains en particulier, n’avoir qu’une seule et même source, qui se divise aussitôt en rivières aux cours différents, et souvent opposés. »
Dans son discours, il a également évoqué, sans la nommer, la guerre en Ukraine en citant ces vers des Châtiments d’Hugo « que nous ne devrions pas pouvoir lire aujourd’hui sans frémir » :
« Ma liberté, mon bien, mon ciel bleu, mon amour. Tout l’univers aveugle est sans droit sur le jour. »
Victor Hugo, inlassable partisan des Etats-Unis d’Europe dont le linceul s’est paré, ces jours derniers, de bleu et de jaune…
Alors que la guerre en Ukraine fait rage au nom d’une supposée « denazification » voulue par le président Vladimir Poutine et que des frappes russes tombent sur Kiev et le Mémorial de Babi Yar censé rappeler une Shoah perpétrée par les nazis et leurs collaborateurs ukrainiens, nous republions quelques anciennes chroniques et revenons sur un certain nombre d’ouvrages parus récemment qui, en expliquant le passé, permettent d’éclairer la tragédie actuelle où un certain nombre d’acteurs tentent, parfois intentionnellement, de brouiller les cartes.
Cette bibliothèque non exhaustive malheureusement se veut également un cri d’alerte – comme à chaque conflit – relatif aux destructions patrimoniales à venir. Ainsi, la bibliothèque nationale Vernadsky d’Ukraine à Kiev, l’une des plus grandes bibliothèques nationales du monde, possède quelques 525 incunables, soit des livres publiés avant 1500 ainsi que la Bible d’Ostrog, une traduction en slavon de la Bible réalisée au XVIe siècle et dont il ne reste à ce jour que 300 copies. D’autres bibliothèques dans des villes sous le feu russe, sont également en danger. Mobilisons-nous pour les sauver avec le #Saveukrainianlibrary
Petit tour d’horizon des ouvrages à lire :
Concernant Holodomor, la famine organisée par Staline en Ukraine dans les années 30, le lecteur se plongera avec émotion dans le très beau livre de Josef Winkler, l’Ukrainienne(Verdier, 2022) qui raconte l’histoire de cette paysanne venue d’Ukraine hébergeant au début des années 80 l’écrivain alors que celui-ci écrivait son troisième livre. S’en suivit une confiance entre lui et Nietotchka qui fit remonter à la surface les souvenirs de cette femme. En leur compagnie, le lecteur plonge dans les affres de l’Holodomor, cette tragédie peu connue.
A regarder également le film d’Agnieszka Holland, L’Ombre de Staline (2019) qui raconte la révélation de l’Holodomor par un jeune journaliste anglais, Gareth Jones.
Concernant la Shoah, le lecteur pourra se plonger dans plusieurs ouvrages :
Le Livre noir (Livre de poche, 2001) de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg, un classique qui raconte la Shoah à partir de témoignages recueillis dans les différentes républiques socialistes dont l’Ukraine, notamment auprès de survivants. Des centaines de documents ont ainsi été recueillis par les deux auteurs qui se sont rendus dans les camps de la mort sitôt libérés. Transmis sous forme de rapport au procureur soviétique de Nuremberg, l’ouvrage a ensuite été interdit par le pouvoir soviétique.
Elle venait de Marioupol, à la recherche d’une famille perdue en Union soviétique (Metailié, 2020) de Natascha Wodin, magnifique histoire couronnée par l’un des principaux prix littéraires allemands, le prix Alfred Döblin en 2015, et qui raconte la quête de l’autrice pour reconstituer l’histoire de sa mère, venant de Marioupol aujourd’hui assiégée par l’armée russe, et suicidée à 40 ans. Natascha Wodin livre ici un récit émouvant qui va bien au-delà de la simple enquête.
Timothy Snyder, Terre noire : L’Holocauste, et pourquoi il peut se répéter (Gallimard, 2016) qui se veut une réflexion globale sur l’extermination des populations slaves et juives dans les territoires d’Europe de l’Est et notamment en Ukraine. Fondée sur la notion de Lebensraum, « l’espace vital » cette réflexion s’inscrivit, selon l’historien américain, dans une logique dépassant la seule considération raciale et visant également la captation des ressources naturelles ukrainiennes. A l’heure où près de 5000 juifs ont fui leur patrie après l’invasion russe, « l’holocauste n’est pas seulement histoire, il est aussi avertissement » prévient Timothy Snyder. http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/apres-le-rouge-le-noir/
Babi Yar d’Anatoli Kouznetsov(Tallandier, 2020) relate le massacre perpétré en deux jours (29 et 30 septembre 1941) par les Einsatzgruppen SS et leurs supplétifs ukrainiens qui assassinèrent quelques 33 000 personnes. Raconté par l’un des survivants, ce livre est une quête. De la vérité. De la mémoire. De la vie. http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/babi-yar/
A écouter également la 13e symphonie Babi Yar de Dimitri Chostakovitch dans la version du Symphonieorchester des Bayerisches Rundfunks dirigé par Mariss Jansons (EMI Classics)
Enfin, parcourir le passé de l’Ukraine permet également de tracer l’avenir de cette nation aujourd’hui meurtrie et qui a assurément vocation à rejoindre l’Europe. Se plonger ainsi dans l’ouvrage de Yuri Andrukhovych, Lexique de mes villes intimes, Guide de géopoétique et de cosmopolitique(Editions Noir sur Blanc, 2021) permet d’appréhender une nation « cousue par toutes ces artères et capillaires précisément à l’Europe »http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/lexique-de-mes-villes-intimes-guide-de-geopoetique-et-de-cosmopolitique/
A travers son roman bouleversant, Theodora Dimova raconte la tragédie d’une Bulgarie écrasée par le communisme.
Les cimetières servent à honorer les morts. Mais c’est bel et bien les vivants qui les hantent, avec leurs souffrances et leurs douleurs. Si l’Histoire s’y lit sur les pierres, celles qui se trouvent dans le cœur des femmes de Theodora Dimova racontent toutes la même histoire. Celle d’une Bulgarie écrasée sous le joug communiste.
Quatre femmes errent dans les travées de cet immense cimetière national ouvert le 9 septembre 1944 lorsque les communistes libérèrent la Bulgarie et procédèrent à des purges qui frappèrent les maris de ces femmes. Ils étaient journalistes, prêtres, patrons. Théodora Dimova dépeint ainsi de sa plume trempée dans l’âme humaine, l’insidieuse mécanique qui fabrique les coupables. Arrestations en pleine nuit, jugements sommaires et exécutions pour les hommes. Déportations, expulsions et privations pour les familles. Dans cette nuit « sombre et glaciale » qui recouvre la vie de Raïna et des autres, il n’y a plus d’échappatoire. La fosse est ouverte. On y jette corps et espoirs.
Dans ces tombes de papier, Théodora Dimova nous conte avec émotion ces vies volées, anéanties qui se transmettent tels de funestes héritages. Ainsi, la perte d’un être cher, d’un mari, d’un père vous poursuit tel un spectre. Cette malédiction se transmet de génération en génération, instillant le poison de la culpabilité. « Je ne fais que te gêner, maman, je ne fais que te rappeler mon père (…) Je t’empêche de l’oublier, je t’empêche de vivre, de rire, d’être joyeuse, je t’empêche de vivre. Et je ne sais que faire pour ne pas te gêner. Je ne sais pas comment disparaître, maman ». Ces mots magnifiques de la petite Alexandra, petite-fille de Raïna, dépeignent ainsi toute la détresse de ces générations écrasées par le poids de l’Histoire et de son injustice.
Récit de peur, Les Dévastés est aussi un magnifique livre d’amour, profond, de granit, planté au milieu de la douleur et de la fatalité. Une ode à l’amour et à la solidarité, celle-là même qui leur a été refusée. La célébration d’un courage puisé au fond de ces cœurs qui semblaient si faibles avant l’épreuve. Roman sur la résilience féminine, Les Dévastés célèbrent également les hommes, leur force de conviction et d’entraînement.
Livre d’espoir enfin pour celui d’une justice qui finit par arriver après avoir été entretenue tel un feu sacré même s’il a corrodé les cœurs jusqu’à en faire des pierres. « Au lever du jour, nous, un grand nombre de femmes, nous nous rassemblerons devant les portes de fer du cimetière. Elles seront encore fermées. Nous attendrons que le gardien les ouvre. D’autres et encore d’autres femmes afflueront, certaines avec des enfants, d’autres seules » lance ainsi Raïna dont les mots se veulent à la fois promesse et résistance aussi bien aux défunts qu’à l’Etat.
Solitude destructrice dans laquelle ces régimes vous enferment, détruit les consciences jusqu’à l’inconscient. Malgré cela, malgré l’injustice, les privations et la déportation, ces épreuves n’éteignent jamais ces cendres virevoltantes au-dessus de la fosse. Dimova transforme ainsi ces sorcières rouges en phénix.
Les cimetières sont des lieux de mémoires. Pour se souvenir. Pour ne pas oublier. D’une fosse commune anonyme, Dimova en a fait, avec ce livre, un prodigieux mémorial.
Par Laurent Pfaadt
Théodora Dimova, Les Dévastés Aux éditions des Syrtes, 240 p. 2022
Membres du Schlager Club, Yrak, Fernand et Sven sont les trois artistes peintres exposés au Malagacha à Strasbourg jusqu’au 12 mars. Laurence Mouillet les a rencontrés et a mis son talent d’écrivain et de photographe à contribution pour un très beau livre qui leur est consacré, permettant à un plus large public de mieux les connaître quand les collectionneurs les ont repérés dès leurs débuts.
De la rue, notre regard est interpelé par des toiles qui empruntent leurs couleurs vives au street art. Dès l’entrée, nous sommes attirés au fond de la galerie par six garçons presque grandeur nature sur une photo noir et blanc comme une invitation à les rejoindre. Le Schlager Club dont le nom s’est imposé à eux quand il a fallu qu’ils s’identifient sur la scène artistique renvoie à ces musiques populaires jouées dans les bals, bluettes sentimentales ou chansons amusantes mais aussi à l’idée de ce qui « frappe ». Ces Mulhousiens ont trouvé un lieu où créer et l’espace nécessaire dans un bâtiment de la friche industrielle de la Mer Rouge dont deux cheminées dominent encore le site, éteintes depuis que Mulhouse n’est plus la ville de la fabrication du rouge garance et du tissage des indiennes qui faisaient rêver à un ailleurs exotique. Désormais, le rêve choisit d’autres territoires moins éloignés, il nait sur les murs et s’épanouit sur la toile.
C’est peu dire que Laurence Mouillet a été inspirée par ces trois artistes et par ce lieu improbable du Schlager Club. Elle raconte l’atelier, la menuiserie où se fabriquent les cadres des toiles, le bar où l’on refait le monde autour d’une bière et le billard au milieu. Elle raconte les trois garçons et leur parcours en une plume délicatement ciselée et riche de fulgurances poétiques, séduite qu’elle a été par la découverte d’un univers pictural qu’elle connaissait mal. Et au-delà des mots, c’est un regard qu’elle porte avec une acuité singulière sur les ambiances et le geste des artistes. Elle joue avec ses propres influences et une photo du bar rappellera une nature morte de Stoskopff, les portraits des peintres évoqueront les Flamands par la lumière sur le visage, une photo renverra au Mystère Picasso de Clouzot qui interrogeait la capacité à filmer le peintre en train de peindre grâce à la transparence. Il se joue dans la galerie Malagacha un dialogue étonnant entre les photos et les peintures avec une scénographie qui présente une œuvre et le peintre à l’œuvre. Notre préférée, une calligraphie de Sven qui joue sur les noirs, brillant, mat, granuleux encadrée de part et d’autre par deux photos identiques de deux appliques en verre fixées sur des briques noires. L’effet de ce contraste entre l’œuvre très actuelle du graffiti et ces photos de cet objet rétro est des plus intéressants et illustre à merveille la question de la représentation de la lumière et de l’obscure clarté, oxymore baudelairien que Soulages a interrogé toute sa vie. L’art se nourrit de l’art et avance toujours plus riche.
Les trois artistes exposés ont chacun leur univers même s’ils ont tous commencé dans la rue. Précisément, Damien Seliciato qui a inauguré la galerie Malagacha il y a trois ans, avait le désir d’exposer l’Art Urbain, un art qu’il veut « commercialisable » mais pas « commercial », balayant la polémique sur l’idée que les graffs doivent rester dans la rue. Les tableaux de Sven, Yrac et Fernand ne souffrent pas d’être circonscrits à l’échelle d’une toile. Fernand fait de chacun de ses tableaux un rébus ou un roman pour qui se plaît à lire tous les objets qu’il représente et qui appartiennent à son histoire, à son quotidien. Yrac décline en autant de figures possibles imaginables les lettres de son nom d’artiste avec une belle pureté des lignes et des aplats de couleur. Mais qui ne voit pas son nom peut distinguer un visage de profil, une larme et si le trait déborde le cadre, sans doute est-ce un clin d’œil pour nous dire que le cadre n’empêche pas d’être libre. Sven est un passionné de calligraphie. Ses lettres et signes cabalistiques dont on suit le tracé aux couleurs éclatantes ou de ces noirs que l’on aime dessinent un monde en soi, celui d’un artiste reconnaissable entre tous.
Commencer une toile c’est comme sortir dans
la nuit noire sans lanterne
et découvrir à l’aube où l’on voulait aller
(Laurence Mouillet – extrait)
L’exposition
est visible jusqu’au 12 mars à la Galerie Malagacha, 9 rue du Parchemin à
Strasbourg.
Le livre de Laurence Mouillet, Schlager Club, éd. Médiapop, a été tiré à 100 exemplaires numérotés auxquels sont jointes 3×30 sérigraphies originales des reproductions des grands formats de chacun des artistes. 10 exemplaires sont accompagnées de la reproduction de la photo de Laurence Mouillet des cheminées, intitulée Les Sentinelles (de la Mer Rouge). Les sérigraphies font 15/20 cm. Le livre est vendu 40 euros.
Signature
avec les artistes et Laurence Mouillet à la librairie 47°Nord à Mulhouse le
samedi 5 mars de 11h à 18h. Le 12 mars avec l’auteure toute la journée à la
Galerie Malagacha.
C’est un livre époustouflant, qui vous laisse KO sitôt sa lecture achevée. En un peu plus de 860 pages, Shoshanna Zuboff, professeur émérite à la Harvard Business School, décortique notre système économique, politique et culturel né de la révolution technologique.
Après les attentats du 11 septembre 2001, nos titres de transport ont été numérisés. Il a fallu badger à chaque montée dans le bus puis, à chaque station sous peine de risquer une amende. Sur internet, en réservant un voyage chez une compagnie aérienne lowcost, vous receviez des promotions pour des produits directement ou indirectement liés à votre voyage. Personne à l’époque ne savait ce que voulait dire ce mot assez barbare d’algorithme. Voilà comment tout a commencé. Et ceux qui prétendaient abattre l’Amérique ne l’ont, en fait, que renforcer via ses GAFAM, ces nouvelles héroïnes auto-proclamées de cette soi-disante liberté numérique.
C’est là que nous emmène Shoshanna Zuboff, dans l’envers du décor de ces géants du net qui, sous couvert de liberté, ont en fait asservi l’esprit humain en le privant de vie privée et en transformant nos goûts culinaires et sexuels et nos rapports sociaux en données. 1984 n’est plus un mythe ou un récit de science-fiction visant à effrayer les plus jeunes mais bel et bien une réalité arrivée avec quarante ans de retard sur la prévision de George Orwell. Car, nous rappelle l’autrice, nous sommes en présence d’un véritable système organisé visant à dépouiller l’homme de son libre-arbitre. Etonnant cynisme que de voir les théoriciens du complot qui se vantent de leur clairvoyance demeurer aveugles devant la manipulation des GAFAM.
Déjà Joyce Appleby, dans son ouvrage fondamental (Capitalisme, histoire d’une révolution permanente, Piranha, 2016) avait montré que l’esclavage né du commerce du sucre avait grandement contribué au développement du capitalisme. Shoshanna Zuboff poursuit cette réflexion avec l’Age du capitalisme de surveillance en exposant la mutation de ce phénomène où esclavage et capitalisme se sont adaptés au monde d’après comme un virus bien connu. Seulement, et c’est peut-être là le plus effrayant, cette servitude a été volontaire. Tout cela porte un nom : totalitarisme. Alors rangez Marx dans votre bibliothèque et actualisez-le avec Zuboff. Mais évitez Google, on ne sait jamais, il risquerait de vous renvoyer vers le site d’une bibliothèque aux ouvrages datés ou une marque de vodka.
Par Laurent Pfaadt
Shoshanna Zuboff, l’Age du capitalisme de surveillance, Zulma Essais, 864 p. 2022
L’historien Vincent Bernard signe un ouvrage de référence sur la guerre de Sécession
Il la qualifie à raison de Grande Guerre américaine à l’image de celle qui ravagea l’Europe et une partie du monde entre 1914 et 1918. Car à bien des égards, la guerre de Sécession constitua la mère de la Grande Guerre et des autres conflits au 20e siècle. Grâce à son ouvrage passionnant, Vincent Bernard nous conduit ainsi dans ce laboratoire des conflits à venir, sur le front bien évidemment mais également dans les coulisses de cette guerre qui fut totale, englobant la société américaine dans son intégralité, du cabinet de Lincoln au camp de concentration sudiste d’Andersonville en Géorgie que représentent à merveille Laurent-Frédéric Bollée et Christian Rossi dans leur BD Deadline, et des salles d’Etat-major que l’auteur connaît particulièrement bien pour avoir consacré aux deux grands chefs militaires du conflit, Robert Lee et Ulysse Grant, les biographies françaises de référence, aux milices des hors-la-loi de William Quantrill. A la manière d’un Ken Burns, Vincent Bernard est allé puiser dans les sources primaires (témoignages, mémoires, journaux d’opération ou presse) pour construire un merveilleux récit qui alterne les points de vue (généraux, simples soldats mais également fonctionnaires, journalistes, propriétaires d’esclaves et abolitionnistes). Il en résulte un récit détaillé et fascinant qui ne s’épuise jamais permettant d’entrer dans « cette guerre singulière à la fois étrangère et civile, aux frontières poreuses, aux intérêts étroitement entremêlés, aux familles divisées ».
S’il reste sur la crête d’une histoire politico-militaire, ne se voulant pas exhaustif faute d’un travail titanesque qui, fatalement, diluerait son propos, son angle d’attaque permet cependant une astucieuse compréhension du conflit. Au-delà de la question de l’esclavage qui constitua l’un des motifs de la sécession de onze Etats après l’élection d’Abraham Lincoln en 1860, Vincent Bernard montre bien l’opposition de deux modèles de société : un sud aristocratique défendant l’intérêt des Etats et un modèle économique agricole symbolisé par la Virginie et un Nord plus ouvrier et fédéraliste dont la mutation industrielle allait lui conférer un avantage déterminant dans la victoire. L’auteur s’attache ainsi dans une première partie passionnante à décrypter cette complexité trop souvent réduite à la question de l’esclavage et à expliquer la lente désagrégation du système politique américain. Loin des caricatures et grâce à ses sources, l’ouvrage humanise les acteurs, placés devant des choix cornéliens à l’image d’un Robert Lee approché pour commander l’état-major du Nord et qui, finalement, choisit sa terre, la Virginie tout en prévenant : « Chaque camp oublie que nous sommes tous Américains. Je prévois que le pays devra traverser une terrible ordalie, une expiation nécessaire pour tous nos péchés. »
Reprenant l’adage clausewitzien selon lequel la guerre est la poursuite de l’activité politique par d’autres moyens, Vincent Bernard met ainsi en parallèle les grandes décisions politiques et leurs répercussions sur les champs de bataille et vis-versa. Les grandes batailles sont bien là, d’Antietam et de ce 17 septembre 1862 qui constitua le jour le plus meurtrier du conflit au tournant de la guerre de Gettysburg en juillet 1863 en passant par Fredericksburg ou Shiloh, que le lecteur suit grâce à des cartes pédagogiques qui donnent l’impression d’être aux côtés des généraux des deux camps. Et l’auteur également d’expliquer la première proclamation d’émancipation des esclaves, le 22 septembre 1862, cinq jours après le choc dans l’opinion de la bataille d’Antietam. Au final, près de 800 000 américains périrent sous le coup d’une révolution technologique que l’auteur n’omet pas où les mitrailleuses Gatling et les balles Minié permettant d’allonger le tir rangèrent la cavalerie dans les manuels d’histoire.
Un livre brillant donc qui entre avec intelligence dans toutes les dimensions politico-militaires de cette guerre pour nous offrir une vision cohérente et compréhensible d’un conflit qui allait, malheureusement, faire des émules. Un ouvrage qui devrait assurément trouver sa place entre ceux du grand James Matheson et de John Keegan.
Par Laurent Pfaadt
Vincent Bernard, la guerre de Sécession (1861-1865), La Grande Guerre américaine, Passés composés, 448 p. 2022.
Pour aller plus loin :
Le documentaire de
référence : Ken Burns, The Civil War, La guerre de Sécession, Arte
éditions, Coffret 4 DVD, 2009
Un classique de la littérature
américaine publié voilà 70 ans : Shelby Foote, Shiloh, Rivages, 200 p. 2019
La magnifique BD consacrée au camp
d’Andersonville : Laurent-Frédéric Bollée, Christian Rossi, Deadline,
Glénat, 88 p. 2013
Et si Jeanne d’Arc n’était pas morte ? Et si elle avait survécu, protégée par un certain Jhen, le héros médiéval crée par Jacques Martin ? C’est l’hypothèse que font Jean Pleyers, cocréateur du personnage et Néjib qui signe une nouvelle fois le scénario de ce 19e opus. Reprenant à leurs comptes l’une des nombreuses légendes de la survie de la Pucelle d’Orléans qui traversa la France et notamment celle d’une Jeanne d’Arc devenue Jeanne des Armoises, ce nouvel album nous entraîne dans une aventure qui mêle une fois de plus astucieusement, aventure et ésotérisme, personnels réels et fictifs.
Jhen, jeune et bel architecte au service d’un Gilles de Rais à la gloire passée autour duquel tourne la narration depuis plusieurs albums va ainsi devoir protéger une Jeanne d’Arc dont le secret de la filiation suscite toutes les convoitises et notamment celle du seigneur Rodrigue de Villandrando. Comme d’habitude, il affrontera maints périls. Les fans de la série retrouveront avec plaisir quelques personnages apparus précédemment et notamment Nomaïs et une alléchante Pucelle d’Orléans, plus si pucelle que cela. Mais on ne vous dit rien…
Laurent Pfaadt et Elias Rachiq-Pfaadt
Jean Pleyers, Néjib, Jacques Martin, Jeanne des Armoises, t19, Casterman, 48 p.