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Les diamants sont éternels

A travers plusieurs livres, le grand écrivain japonais Haruki
Murakami se confie. Une nouvelle fois enchanteur et fascinant

L’écrivain japonais, plusieurs fois cités pour le Prix Nobel, est arrivé,
à plus de 70 ans, à un stade. A l’image de ce baseball qu’il aime tant
et qui revient dans ces nouveaux textes notamment dans sa nouvelle
Recueil de poèmes des Yakult Swallows, il lui faut achever un tour de
stade pour marquer un point. Boucler la boucle en somme. Portant
en lui ces différents textes et notamment selon son propre aveu,
celui de son rapport à son père, il se devait donc d’aller au bout de
cette course.

Plus de course au mouton sauvage cette fois-ci mais plutôt rattraper
ce passé qui s’effiloche. A travers ces nouvelles, traduites une fois de
plus magnifiquement par Hélène Morita, qui sont autant de
rencontres fugaces et singulières, l’écrivain évoque des souvenirs de
jeunesse, étudiants ou plus récents. Les grands thèmes de
l’écrivain se déploient à travers un superbe réalisme magique
comme par exemple dans ce qui constitue certainement la plus belle
nouvelle du recueil, Charlie Parker plays bossa-nova et ce jazz qu’il
affectionne tant. Comme à chaque fois, le lecteur croise de
nombreuses femmes, belles mais souvent quelconques qui peuplent
ses livres et son lit et quelques personnages déjà apparus
précédemment comme le singe de Shinagawa (Saules aveugles,
femmes endormies, Belfond, 2008), grand amateur de Bruckner.

Avec son sens inimitable du récit, Murakami transfigure la banalité,
transcende la normalité si bien que la beauté apparaît sur la laideur
d’un visage de femme dans la magnifique nouvelle Carnaval ou dans
la lecture à haute voix d’un jeune homme. A travers tous ses
personnages, Murakami dessine sa figure du héros sous la forme
d’un homme au travail ou au physique quelconque et glorifie l’échec car pour lui, « la véritable sagesse consiste davantage à apprendre à être
bon perdant qu’à savoir comment vaincre ». Cet homme, devenu
écrivain par hasard, n’est autre que lui, à travers tous ces
déguisements littéraires.

Il lui faut donc revenir une nouvelle fois dans ce stade, celui de ses
exploits littéraires et poursuivre ce tour entamé voilà vingt ans.
Dans Abandonner un chat, il évoque ce père, professeur, auteur
d’haïkus et parti sur le front du Pacifique. Ce père avec qui il eut des
rapports compliqués. Nous ne sommes que le jouet d’un destin qui
se cache dans des instants qui nous paraissent sans importance mais
qui, au final, nous structurent plus que nous le croyons et surtout,
valent plus que la gloire ou la reconnaissance. « Le plus important,
c’est de se concilier le temps, d’en conserver le plus beau des souvenirs »
écrit-il. Ces instants du quotidien qui se cachent dans l’entre-deux,
ces moments imprévus, ces instantanés captés sont de véritables
diamants qui donnent aux récits de Murakami leur profonde
universalité. Le destin fait décidément bien les choses car justement,
le stade de baseball s’appelle un diamant. Et dans le cas des livres de
Murakami, ils sont éternels.

Par Laurent Pfaadt

Haruki Murakami, Première personne du singulier,
Chez Belfond, 160 p.

Haruki Murakami, Emiliano Ponzi, Autopsie d’un chat, souvenirs de mon père
Chez Belfond, 64 p.

Le grand jeu

Plusieurs ouvrages reviennent sur les grands maîtres des échecs et
sur celle du plus célèbre d’entre eux, l’Américain Bobby Fischer

« Le seul jeu qui appartienne à tous les peuples et à toutes les époques, et
dont nul ne sait quel dieu l’a apporté sur terre pour tuer l’ennui, pour
aiguiser l’esprit, pour stimuler l’âme. Où commence-t-il, où finit-il ? »
écrivait Stefan Zweig dans l’un de ses plus grands livres, Le joueur
d’échecs (1943).

Depuis son introduction en Europe au Xe siècle, les échecs n’ont eu
de cesse de fasciner, empereurs comme écrivains. De Napoléon à
Vladimir Nabokov en passant par Stefan Zweig, Benjamin Franklin
ou Albert Einstein, ils inspirèrent jusqu’à aujourd’hui romans, bande-
dessinées ou séries télévisées comme en témoigne le récent succès
du Jeu de la dame sur Netflix.

Si des tournois ont existé dès le Moyen-Age, ce n’est qu’à la fin du
XIXe siècle que naquit un championnat du monde. Ainsi depuis 1886
et l’autrichien Wilhelm Steinitz et jusqu’au norvégien Magnus
Carlsen, champion du monde depuis 2013, le monde vit avec cette
figure de génie, sorte de super-héros avant l’heure, qui traversa les
frontières tout au long de cette histoire plus que centenaire. C’est ce
que raconte à merveille le très beau livre de Simon Bertrand aidé
d’Igor Hofbauer, auteur de BD qui a d’ailleurs conçu ce livre comme
un comics, lui conférant une esthétique qui devrait séduire tous les
publics et en y injectant ce mouvement, cette force et cette tension
inhérentes à ces parties mythiques analysées.

Au fil des pages défilent ainsi grands maîtres et champions. Ceux de
l’entre-deux-guerres, véritables vedettes adulées, courtisées,
photographiées, sortes de gladiateurs en complets et chapeaux de
feutre qui codifièrent ce jeu à coups de tactiques, d’ouvertures et de
défenses qui servent encore aujourd’hui de manuels à tout
champion en herbe. Ils se nommèrent José Raul Capablanca ou
Alexandre Alekhine. Après la guerre, les échecs devinrent un grand
jeu diplomatique où Américains et Soviétiques s’adonnèrent à une
immense partie qui dura plus de quarante ans. Les échecs servirent à
prouver la supériorité de chaque camp et leurs rois, souvent
soviétiques et affublés de surnoms, s’appelèrent Mikhail Botivnnik,
Tigran Petrossian ou Boris Spassky.

Les Américains, en retard, usèrent alors de leur arme atomique. Elle
porta un nom : Bobby Fischer. Pas de surnom. Juste Bobby Fischer.
Le génie américain, excentrique, mit tout le monde d’accord. Encore
aujourd’hui, des films, des biographies et des romans graphiques
dont celui, très beau, en noir et blanc – comme la vie de Bobby
Fischer – de Julian Voloj et Wagner Willian retracent sa vie et son
destin. Une ville, Reykjavik, devenue le centre du monde le temps de
plusieurs parties, y gagna une réputation éternelle. « On eut dit que
chaque être humain retenait son souffle dans l’attente du tournoi que
tout le monde appelait le duel du siècle » écrit le romancier islandais
Arnaldur Indridason dans son polar dont l’action se situe au moment
du fameux duel Fischer-Spassky en 1972

Et puis Bobby Fischer quitta les échecs comme il y était entré : dans
un ouragan. « Le 3 avril 1975, sans avoir déplacé un seul pion, Anatoli
Karpov devint le douzième champion du monde des échecs (…) Ce jour-là,
Bobby devint le premier champion du monde à renoncer au titre » relate
ainsi Frank Brady, dans ce qui constitue aujourd’hui la biographie la
plus réussie du champion américain. Cet ouragan qui avait déjà avalé
les tempêtes du passé – l’ouvrage de Simon Bertrand s’attache
d’ailleurs à redonner toutes leurs places à certaines figures oubliées
notamment celles, féminines, de la Géorgienne Nona Gaprindashvili,
première femme à avoir obtenu le titre mixte de Grand Maître
international en 1978 ou la Hongroise Judit Polgar – se dissipa en même temps qu’une URSS qui produisit avec Anatoli Karpov et
surtout Gary Kasparov, champion du monde à 22 ans en 1985, ses
derniers cavaliers. Puis l’anonymat médiatique vint à nouveau
recouvrir ce jeu. Ni l’affrontement de l’homme avec la machine
(Kasparov face à l’ordinateur Deep Blue), ni l’arrivée de pays
asiatiques (Chine, Inde) dans la course avec notamment
Viswanathan Anand, champion du monde à plusieurs reprises entre
2000 et 2012, ne changèrent la donne.

On croyait les échecs oubliés, ringardisés. Jusqu’à l’irruption d’une
série qui relança ce jeu qui prouve grâce à ces deux livres
fantastiques que ce jeu est immortel. Mais après tout comme
l’écrivait Stefan Zweig : « n’est-ce pas déjà le limiter injurieusement que
d’appeler les échecs un jeu ? »

Par Laurent Pfaadt

Simon Bertrand, Igor Hofbauer, Grands maîtres des échecs,
50 destins extraordinaires, éditions EPA, 316 p, 2021

Julian Voloj, Wagner Willian, Bobby Fischer, L’ascension et la chute d’un génie des échecs,
Les Arènes BD, 176 p. 2021

A lire également :

La meilleure biographie consacrée à Bobby Fischer : Frank Brady, Fin de partie, Aux forges de Vulcain, 2018, 440 p.

Un thriller palpitant de l’un des maîtres du polar scandinave : Arnaldur Indridason, Le Duel, Métaillé, 2014, 320 p.

Un classique indémodable : Stefan Zweig, Le joueur d’échecs, Livre de poche, 2013, 128 p.

On pourrait croire que ce sont des larmes

Comme un petit goût de nostalgie. C’est le sentiment qui anime le
lecteur en parcourant le nouveau roman d’Eric Genetet, auteur de
Tomber et de la Fiancée de la lune (éditions Héloïse d’Ormesson). En
tricotant de manière habile les souvenirs d’une classe moyenne en
villégiature dans les stations balnéaires de Méditerranée où l’on
fumait des Stuyvesant et photographiait à l’argentique, et plus
particulièrement ceux de Julien, un quarantenaire vivant dans le
souvenir d’un père trop tôt disparu et d’une mère égoïste dont il
s’est éloigné, Eric Genetet permet à chaque lecteur de se
reconnaître dans l’un de ses personnages, tout âge confondu.

Comme dans ses romans précédents, Eric Genetet excelle à
dépeindre les sentiments humains et surtout les séismes qui les
ravagent et dont les répliques surviennent parfois longtemps après.
Oui, écrit-il « l’absence d’un père est un volcan. On oublie sa menace,
mais ses coulées de lave brûlent le cerveau quand le temps s’immobilise. »
Son texte dit surtout que ce volcan ne s’éteint jamais et finit par se
réveiller quand on s’y attend le moins, brutalement ou
insidieusement mais qu’il est toujours ravageur. Ici sous l’aspect
d’une voiture, là dans les yeux, éteints, d’une mère.

Et puis il y a dans ces pages, ces photos qui figent les souvenirs. Des
instantanés d’une vie à jamais perdue. Julien est devenu
photographe pour cela. Pour garder ce père trop tôt parti. Pour ne
pas à devoir s’expliquer avec sa mère. Mais celle-ci a finalement, au
soir de sa vie, choisi le roman pour dire, raconter sans omettre.
Rattraper le temps perdu. Exorciser et ouvrir une porte sur l’avenir
avec son fils et en fermer une autre avec son mari. Celle d’une
histoire passée, de sa propre histoire, de cet autre volcan jamais
éteint et dont les coulées de lave se sont mêlées à celui du père de
Julien pour arriver dans le berceau de ce dernier.

Il y a un peu de Xavier Nolan dans les mots d’Eric Genetet. Pourtant
le message de l’auteur se veut optimiste. Il arrive parfois que des
êtres que l’on croyait perdu trouvent en eux la force de se relever et
de tirer les autres avec eux. Son texte nous dit que le courage d’un
être se trouve dans l’ordinaire, dans cet effort sans cesse renouvelé
pour ne pas réitérer les erreurs du passé et d’un héritage. Et faire
cela, c’est déjà beaucoup.

Par Laurent Pfaadt

Eric Genetet, On pourrait croire que ce sont des larmes
Aux éditions Héloïse d’Ormesson, 160 p.

Portrait de l’artiste en poète

Génie de la peinture, Pablo Picasso fut également l’auteur d’écrits remarquables réunis dans ce nouveau volume de la collection Quarto

Tout le monde connaît le peintre le plus célèbre du 20e siècle.
Chacune de ses expositions attire des millions de visiteurs. Mais peu
en revanche savent qu’il écrivit une multitude de textes poétiques,
des fulgurances d’une beauté stupéfiante, aujourd’hui reunis dans ce
volume absolument magnifique de la collection Quarto.

Regroupant plus de 340 textes poétiques ainsi que deux pièces de
théâtre, Le Désir attrapé par la queue (1945) et Les Quatre petites filles
(1968), écrits entre 1935 et 1959, ce livre complète, grâce à un
certain nombre d’inédits puisés dans les musées Picasso et dans des
collections privées, l’édition aujourd’hui épuisée du livre d’art
consacré à ses Ecrits en 1989 et coordonnée par Michel Leiris. Ces
textes inscrivent ainsi Pablo Picasso dans plusieurs temporalités :
artistiques bien évidemment où le peintre évoque son rapport à la
peinture mais également sa relation aux écrivains et poètes de son
temps qui virent très tôt en lui l’un de leurs pairs. Historiques
ensuite où les mots de Picasso, sans jamais être explicites,
reviennent tels des aplats sombres sur une guerre d’Espagne qui
s’acheva avec la victoire de Franco – « le roi a mis sa robe de mariée et
paré d’anémones ses cheveux mais le long voile de plomb l’immobilise et
l’écrase » – et sur la seconde guerre mondiale présente dans le Cahier
Royan. Pendant ces années 1935-1940 où même « la lumière se cache
les yeux devant le miroir », sa production s’intensifia comme si l’écrit
devenait pour lui une sorte d’exutoire à cette trop grande souffrance
que la peinture ne parvenait plus à absorber.

Un certain nombre de personnages traversent ses textes, en
particulier les figures de Dora Maar « diablement séduisante dans son
déguisement de larmes et chapeautée à merveille » (18 février 1937)
dont le livre puise abondamment dans l’ancienne collection, et de
Françoise Gilot, « ma femme chérie et la mère de mes enfants Claude et
Paloma que j’aime tellement » (12 avril 1951). Mais également tous
ces poètes et écrivains qui se succèdent dans l’ouvrage, formant un
aréopage de génies, d’Apollinaire qu’il rencontra à Ilya Ehrenbourg
en passant par Max Jacob, André Breton et moins connu, Aimé
Césaire. Car, à y regarder de plus près, Picasso apparaît comme le
double inversé d’un Guillaume Apollinaire et de ses fameux
calligrammes.

Christine Piot, qui a coordonné ce volume avec Marie-Laure
Bernadac, prévient : « Gardons-nous de demander à ce qu’il a écrit la
vérité de ce qu’il a peint. Les poèmes de Picasso ne sont pas la
transcription de ses tableaux » Certes oui, cependant des similitudes
apparaissent comme des repentis poétiques cachés dans sa peinture
et dessinent une œuvre à plusieurs dimensions qui prend tout son
sens à force de la contempler. Faisant fi de l’orthographe et de la
grammaire comme des codes de la perspective qu’il transgressa,
Picasso assume son impuissance face à la force créatrice de l’art :
« La peinture est plus forte que moi / Elle me fait faire / Ce qu’elle veut ».
Et à la lecture de ces textes, sa poésie semble effectivement obéir à
la même logique.

Ce livre absolument fabuleux, est un véritable musée de papier que
l’on parcourt à foison, s’attardant ici sur telle ou telle œuvre,
parcourant là tel manuscrit ou lettre. Un livre sans fin qui se lit dans
tous les sens, se débute et s’achève à n’importe quelle page. Picasso
est omniprésent mais jamais écrasant. Il survole le lecteur, l’invite à
entrer dans son œuvre selon son bon plaisir, à travers la description
d’un repas, la manière de se torcher le cul de façon propre et
élégante ou dans l’analyse de cet Enterrement du comte d’Orgaz
(1978) qui passe du théâtre à la poésie avec le consentement
implicite du grand Greco.

En 1931, Picasso illustrait le Chef d’œuvre inconnu de Balzac. Voici
celui du peintre enfin révélé entre nos mains…

Par Laurent Pfaadt

Pablo Picasso, Ecrits 1935-1959, édition présentée et annotée par Marie-Laure Bernadac et Christine Piot,
collection Quarto, Gallimard, 936 p.

Regarde-moi

Reclus dans son appartement de banlieue, un homme, raciste et
bourré de médicaments, rumine sa haine et sa frustration. Dans
l’une des pièces de l’appartement, il voue un culte à sa sœur, Eva,
morte prématurément. Il vomit les immigrés et n’aspire qu’à une
chose : se débarrasser d’eux. De sa fenêtre, il observe ses voisins et
notamment une famille de narco-trafiquants paraguayens dont la
fille, Irina, semble animée de cette « même tristesse absente ».

Auteur remarqué des Oreilles du Loup, Antonio Ungar débute ce
thriller comme un film d’Hitchcock, comme une sorte de Fenêtre sur
cour. Tandis qu’il murit sa vengeance à l’encontre de ces étrangers
qui l’entourent, le narrateur observe Irina, prisonnière de sa famille
et se prend d’affection pour elle. Il n’a pas réussi à sauver sa sœur, il
sauvera Irina, l’extirpera de ses brutes de père et frères. Le transfert
est ainsi parfaitement construit par l’auteur.

Le narrateur s’enfonce alors dans une obsession et une paranoïa
sans retour possible. La violence et le sexe qui traversent toutes les
pages finissent par se répandre dans l’encre de l’auteur pour ne
former qu’une seule et même matière. Alors qu’il rencontre, séduit
et possède Irina, le lecteur hésite : le pouvoir rédempteur de l’amour
ne pourrait-il pas inverser le cours funeste du récit et sauver le
narrateur de sa folie meurtrière ? Mais ce dernier est descendu trop
profondément dans ces ténèbres qui le recouvrent. Et lecteur, ne
distinguant plus le vrai du faux, la réalité de la folie, tente de
s’extirper du piège littéraire tendu magnifiquement par Antonio
Ungar. Il y parviendra, au terme d’une scène finale d’une incroyable
violence, non sans séquelles littéraires…

Par Laurent Pfaadt

Antonio Ungar, Regarde-moi, Collection Notabilia,
Aux éditions Noir sur Blanc, 288 p.

L’empereur de la bande-dessinée

A l’occasion de son centenaire, un livre revient sur la figure de
Jacques Martin, créateur d’Alix et de Lefranc

C’est très certainement l’un des Alsaciens qui vendit le plus de livres
au monde. Environ 16 millions d’exemplaires en plus de quinze
langues. Antiquité, Moyen-Age, monde contemporain, ses héros
traversèrent l’histoire pour arriver jusqu’à nous. Telle fut
l’incroyable destinée de Jacques Martin, le génial créateur d’Alix,
Jhen et Lefranc racontée magistralement par Patrick Gaumer dans
sa très belle monographie.

Né en 1921 à Strasbourg, Jacques Martin se tourne d’abord vers le
théâtre avant de s’orienter vers une bande-dessinée qui produisit
avec la ligne claire belge, quelques-uns des grands monstres sacrés
du 9e art. A commencer bien évidemment par la légende Hergé qui,
en croisant Jacques Martin, lui dit : « Ah, Martin, c’est vous ? Eh bien
vous avez encore beaucoup de progrès à faire… ». Il n’empêche, après
avoir fait ses armes chez Bravo, Jacques Martin entre au journal de
Tintin, révélateur de talents, et au Lombard de Raymond Leblanc qui
lui propose d’éditer les aventures d’un jeune Romain.

Le 16 septembre 1948 naît Alix. Démarre alors une folle aventure de
plus d’un demi-siècle où les albums se succèdent. Jacques Martin
enchaîne les succès, se voit étudié par des professeurs d’université
et se lance dans de nouvelles aventures temporelles avec Lefranc
(1952) et Jhen (1978). Si bien qu’Hergé révise son jugement et
intègre l’Alsacien aux studios Hergé entre 1954 et 1973. Il travaille
sur l’Affaire Tournesol – on lui doit l’histoire du sparadrap du capitaine
Haddock – et Coke en Stock. Puis, en rejoignant Casterman, l’éditeur
historique d’Hergé, Jacques Martin obtient une nouvelle revanche.

Alix traverse ainsi le livre dont on suit avec passion les évolutions et
les péripéties. L’ouvrage présente ainsi nombre de planches
originales et il est passionnant d’observer l’évolution du dessin d’un
Jacques Martin soucieux des détails, des accessoires, des costumes.
Album après album, cette lente maturation scandée par la Griffe
noire, le Dernier spartiate et les Légions perdues atteint des sommets à
partir de Iorix le Grand, le 10e opus (1972). Et en tournant les pages,
le lecteur découvre avec délice les couvertures désormais cultes du
Dernier spartiate ou d’Alix l’Intrépide mais également le scénario
manuscrit du Prince du Nil. Patrick Gaumer a eu accès à un certain
nombre d’archives inédites notamment familiales pour faire
cohabiter dans son récit le dessinateur et l’homme. De la
correspondance avec Edgar P. Jacobs aux photos personnelles avec
sa femme Monique et ses enfants Frédérique et Bruno, le livre
réussit avec brio à donner vie au créateur et à le dissocier de ses
créatures.

L’Alsacien s’est voulu également reconnaissant à l’égard de sa région
natale qu’il immortalisa dans plusieurs d’albums, notamment dans La Cathédrale (1985) qui rend un hommage appuyé à la cathédrale de
Strasbourg tandis que le château du Haut-Koenigsbourg apparaît
dans la Grande menace de Lefranc (1954).

A l’inverse d’un Hergé ou d’un Edgar P. Jacobs, la transmission aux
nouvelles générations constitua d’emblée une préoccupation pour
Jacques Martin. Il travailla ainsi avec André Julliard, futur Grand prix
d’Angoulême (1996) sur Arno ou Christophe Simon (Orion) pour ne
citer qu’eux. « Moi, je voudrais qu’Alix, Lefranc et les autres me survivent
longtemps après ma mort. Mon bonheur serait qu’Alix puisse un jour fêter
ses 100 ans. Faire travailler des artistes et donner de nouvelles aventures
à lire aux lecteurs voilà mon rêve ». Et en voyant le succès ininterrompu
remporté par Alix dont une nouvelle aventure vient de paraître fin
2021, jamais le dicton Fortes fortuna juvat, « la fortune sourit aux
audacieux », n’aura été aussi vrai…

Par Laurent Pfaadt

Patrick Gaumer, Le voyageur du temps
Chez Casterman, 400 p.

Une nation de saints et de martyrs

Plusieurs ouvrages reviennent sur la construction de la nation hongroise

Budapest

De quoi la Hongrie est-elle le nom ? D’un royaume de magyars
établi au Moyen-Age ? D’une partie de l’empire des Habsbourg
devenu en 1867 austro-hongrois ? D’un satellite progressiste de
l’Union soviétique ? D’un archétype de démocratie illibérale ?

« Un pays qui se complaît dans la nostalgie d’avoir été grand » écrit
Catherine Horel, grande spécialiste de la Hongrie, dans son nouvel ouvrage fort éclairant. Ce qu’elle fut assurément. D’emblée, il faut
reconnaître que la Hongrie, à l’instar de la France, possède une
histoire millénaire. D’où cette notion de grandeur. D’ailleurs, c’est à
la même époque, celle où Hughes Capet devint le premier capétien à
monter sur le trône de ce qui n’était pas encore la France, c’est-à-
dire vers l’an mille, que les premières bases de l’état hongrois furent
jetées après l’apparition du terme même de Hongrois, un siècle
auparavant. Grand car choisi par Dieu, ce qui conditionne tout et
ouvre l’histoire d’une nation qui va s’échafauder autour de héros,
surtout de rois, de saints et de martyrs. Et en premier lieu avec
Etienne, ce roi devenu saint grâce au soutien de l’église catholique.
Sur cette terre où l’origine des Hongrois reste encore sujette à
discussion, le culte des saints rois – Etienne puis Emeric et Ladislas –
sert ainsi de ciment à l’édification d’une cathédrale mémorielle. La
formidable somme d’érudition coordonnée par Marie-Madeleine de
Cevins et réunissant 96 chercheurs venus de dix-sept pays ne dit pas
autre chose. Après une première partie en forme d’essai collectif, la
seconde, brillant dictionnaire, définit ainsi ce roi : « la figure d’Etienne
comme fondateur de l’Etat et de l’Eglise de Hongrie est devenue une pièce
maîtresse de la légitimation du pouvoir étatique, ainsi que de la
construction de l’identité nationale hongroise ».

Les bases étant jetées, les divers auteurs déroulent l’évolution de la
nation hongroise, toujours placée sous cette trinité : royauté, saints
et martyrs. La royauté avec la succession des dynasties, des Arpad et
Luxembourg aux Habsbourg en passant par le roi Matthias Corvin
qui fonda la première bibliothèque princière d’esprit Renaissance au
nord des Alpes réunissant jusqu’à 2000 volumes. Les « saints » qui
oscillèrent entre religion catholique et protestantisme, elle-même
divisée en une nouvelle dichotomie, les partisans des Habsbourg
fidèles au catholicisme et les protestants inscrits dans une Réforme
dont les idées véhiculées très tôt par l’imprimerie contribuèrent à
façonner les oppositions futures, au XVIIIe d’abord puis surtout
entre 1848 et 1867, date du compromis austro-hongrois. « Le
protestantisme a énormément contribué à la formation de la nation
hongroise, à la naissance des sentiments nationaux. Jusqu’à la fin de la
seconde guerre mondiale, les églises protestantes ont été animées par des
tendances anti-monarchiques et patriotiques » affirme ainsi János
Havasi ancien journaliste à la télévision hongroise et diplomate,
ayant notamment été entre 2015 et 2019, directeur de l’institut
hongrois de Paris.

Les martyrs enfin qui jalonnent la construction de la nation
hongroise et servent régulièrement à renforcer l’identité du pays.
Les chrétiens face aux Ottomans à partir du XIVe siècle, les nobles
rebelles contre les Habsbourg lors du printemps des peuples de
1848, les morts de la Première guerre mondiale sacrifiés sur l’autel
du traité de Trianon le 4 juin 1920, les communistes progressistes
autour de la figure d’Imre Nagy face aux Soviétiques en 1956 et
enfin les discours de Viktor Orban à l’encontre de l’Union
européenne. Catherine Horel explique ainsi parfaitement le
tournant de 1918-1920, véritable césure dans l’histoire de la
Hongrie. Si cette dernière accède enfin à une indépendance tant
revendiquée, elle l’obtint au prix de l’amputation d’une partie de son
territoire, plantant ainsi les germes d’une contre-révolution
autoritaire incarnée par l’amiral Horthy qui fustigea les « ennemis
intérieurs » notamment la classe politique et les juifs et dont on sait
où elle mena. Mais surtout elle brouilla pour longtemps la frontière
séparant héros et martyrs. De quoi alimenter un peu plus le débat.

Par Laurent Pfaadt

Catherine Horel, Histoire de la nation hongroise, Des premiers
Magyars à Viktor Orban,

Chez Tallandier, 384 p.
https://www.tallandier.com/livre/histoire-de-la-nation-hongroise/

Démystifier l’Europe centrale, Bohème, Hongrie et Pologne du VIIe
au XVIe siècle, sous la direction de Marie-Madeleine de Cevins,

Passés composés, 996 p.

Les Dix Plaies du patrimoine

L’historien Peter Eeckhout signe un livre sur les dangers qui
menacent notre patrimoine. Indispensable

mosquée Alep
© Dimitar Dilkoff/AFP)

C’est un vieil adage vérifié à maintes reprises : ce que l’homme a
édifié, il peut le détruire. Bouddhas de Bâmyân par les talibans
d’Afghanistan, vieille ville d’Alep par les forces du régime Assad ou
cité de Palmyre par les soldats de Daech, ces exemples viennent
s’ajouter à une longue liste de sites ou de monuments détruits ou en
passe de l’être.

Le lecteur trouvera dans le magnifique ouvrage de Peter Eeckhout ,
docteur en histoire de l’art et archéologie de l’Université libre de
Bruxelles, vingt-trois exemples qui permettent sans être
malheureusement exhaustifs de cerner les dangers qui menacent le
patrimoine de l’humanité. Des plus connus au plus confidentiels
comme le minaret de Jâm en Afghanistan ou Nan Madol en
Micronésie, il offre aux lecteurs un voyage à la fois enchanteur grâce
aux reconstitutions 3D des différents sites proposés mais également
effrayant puisque ces mêmes reconstitutions témoignent de ce que
nous avons été capables. Ainsi nous emmène-t-il derrière le décor
pour constater comme à Hyderabad ou au pied du Palais Sans Souci
du roi Christophe en Haïti, notre impéritie collective. « Chaque tombe
saccagée, chaque mur démoli, chaque sol éventré qui portait en lui des
traces du passé, c’est une part de la mémoire de l’humanité qui disparaît à
jamais » écrit ainsi l’auteur. Didactique autant qu’instructif, son livre
recense ainsi ces fameuses dix plaies qui sont en fait treize. Il innove
par sa définition de la destruction : non plus cantonnée aux guerres,
aux idéologies et à la volonté clairement affichée de réduire en
cendres ou de piller, celle-ci renvoie à une consommation de masse
qui se décline sous diverses formes : tourisme de masse sur les sites
d’Angkor Vat au Cambodge, changement climatique, urbanisation
comme par exemple à Chinchero au Pérou, cité péruvienne menacée
par la construction d’un aéroport international, défaut de gestion ou
restauration abusive avec cette fascinante étude de cas relative à
Boukhara en Ouzbékistan, victime de ce « paradoxe terrible que cette richesse même lui coûte aujourd’hui son identité, malmenée et manipulée
pour des motifs à la fois politiques et économiques » selon Peter
Eeckhout. Même les plus beaux sites de la planète sont concernés.
Ainsi des pyramides de Gizeh, menacées par la multiplication de
constructions touristiques à commencer par le projet du GEM
(Grand Egyptian Museum) de 480 000 m2 qui, paradoxalement,
risque, à long terme, de tuer la poule aux œufs d’or. Mais parler de
long terme semble aussi vain que de ralentir la destruction du
patrimoine…

Patrimoine mondial en péril est à la fois un livre fascinant et terrifiant
car il est difficile de ne pas y voir un futur livre d’archives rappelant
ce qui fut et, malheureusement, ce qui est déjà. Doit-on voir devant
Hyderabad, intoxiquée par les gaz d’échappement, lacérée par les
fils électriques et défigurée par des boutiques sauvages, un présage
de ce qui attend peut-être sa sœur Agra et son célèbre Taj Mahal,
dans quelques décennies ou siècles ? On en frémit.

L’ouvrage rend également hommage au combat de ces millions d’hommes et de femmes déterminés à protéger le patrimoine
comme ces milices de bénévoles locaux à Leptis Magna en Libye.
Elles demeurent ainsi ce qui reste de nos consciences lobotomisées
par les quêtes toujours plus insatiables de l’argent et du
divertissement. Livre essentiel à mettre entre toutes les mains,
notamment celles des plus jeunes, à intégrer dans toutes les
médiathèques et écoles pour servir de manuels éducatifs, Patrimoine
mondial en péril doit demeurer, espérons-le, le témoignage du génie
du genre humain et non de sa folie.

Par Laurent Pfaadt

Peter Eeckhout, Patrimoine mondial en péril,
Chez Passés composés, 320 p. 2021

Chroniques d’une désillusion

Il y a trente ans, le 26 décembre 1991, les présidents de la fédération de
Russie, de l’Ukraine et de Biélorussie actaient, non loin de Minsk, la
dissolution de l’URSS. Au même moment, Mikhail Gorbatchev, dernier
secrétaire général devenu président de l’URSS démissionnait. Pour
beaucoup, ces actes marquèrent la fin d’un engagement, d’une utopie, le
communisme. Pour d’autres vint le temps de l’introspection sur ce que
François Furet appela dans un essai demeuré célèbre paru en 1995, le
passé d’une illusion. S’ouvrit alors une période de changements, de
bouleversements que nous vivons encore. Quelques conseils de lecture
pour commémorer cet anniversaire.

John Lewis Gaddis, La Guerre froide
traduit de l’anglais par John Edwin Jackson,
éditions Les Belles Lettres, 368 p.

« Une seule planète partagée par des superpuissances qui ont en commun
le pouvoir de s’éliminer réciproquement mais qui, désormais, partagent
un intérêt dans la survie l’un de l’autre ». Cette phrase tirée de l’ouvrage
de référence de John Lewis Gaddis, professeur d’histoire militaire et
navale à l’université de Yale, résume bien cette période de l’histoire
contemporaine qui s’acheva ce 26 décembre 1991. A travers un livre
où la petite histoire côtoie magnifiquement la grande, John Gaddis
fait ainsi revivre cette époque où deux superpuissances faillirent
plonger le monde dans un nouveau conflit. Puisant dans un certain
nombre d’archives inédites, son style très factuel mais très vivant
permet de démystifier les grands évènements de la guerre froide, de
la construction du mur de Berlin à sa chute en passant par le voyage
de Nixon en Chine et l’élection du pape Jean-Paul II tout en
proposant une réflexion de fond sur les grands enjeux dont nous
subissons encore les conséquences.

Witold Szabłowski, Les ours dansants, de la Mer Noire à la Havane, les déboires de la liberté
Editions Noir sur Blanc, 2021, 240 p.

De Sofia à Tirana et de Belgrade jusqu’à Gori, la ville natale de
Staline, en passant par Athènes, Londres et Cuba, l’auteur,
journaliste polonais maintes fois récompensé, notamment par le prix
du journalisme du Parlement européen, Witold Szabłowski,
interroge des femmes et des hommes sur la difficile transition de
leur pays vers la démocratie et l’économie de marché. Il nous montre
parfois que loin de tendre vers la liberté et la démocratie, ce chemin
périlleux peut également mener à l’autoritarisme et à la dictature.
Comme un ours élevé en captivité qui, en retrouvant la liberté, se
retrouve assailli par un certain nombre de dangers.

Sergueï Lebedev, Les hommes d’août
traduit du russe par Luba Jurgenson
Editions Verdier, 2019, 320 p.

L’histoire de roman hybride entre polar, chronique et fantastique
débute après la tentative de putsch menée par la frange
conservatrice du PCUS autour du chef du KGB, Vladimir
Krioutchkov en août 1991 et s’achève avec l’arrivée de Vladimir
Poutine en 1999. Le héros du roman arpente les terres de l’URSS
pour retrouver les traces de disparus mais également celles de ses
racines. Ce voyage dans le temps et l’espace décrit par l’un des
écrivains russes les plus prometteurs montre combien il est difficile
de faire table rase du passé et surtout qu’il ne suffit pas de
descendre un drapeau dans une tombe et d’en hisser un autre. Car
avec lui remonte invariablement les morts, les fantômes d’un passé
que l’on croyait révolu. Ces hommes d’août qui, finalement, ne
disparaissent jamais.

Olivier Rogez, Les hommes incertains
Editions Le Passage, 2019, 380 p.

Krioutchov possédait ses sbires et notamment Iouri Nesterov,
colonel du KGB et héros fictif du palpitant roman d’Olivier Rogez,
ancien correspondant à Moscou. Mais Nesterov est fatigué,
désabusé. Comme ce régime qu’il sert et se délite. En compagnie de
son neveu, Anton, venu pour l’occasion à Moscou, ils assistent tous
deux à la lutte que se livre Gorbatchev et Eltsine sur les décombres
de cet empire devenu un astre mort. Avec une plume pleine d’action
et de rythme, le lecteur s’assoit alors dans cette loge de l’histoire et
contemple ces hommes incertains jouer l’URSS à la roulette russe.
Nos héros arpentent chacun à leur manière, dans les vapeurs
d’alcool pour Iouri, dans les brumes de visions mystiques pour
Anton, les couloirs obscurs d’une comédie du pouvoir en compagnie
d’une galerie de personnages absolument fascinants qui animent
cette saga passionnante.

Irina Flige, Sandormokh : Le livre noir d’un lieu de mémoire
traduit du russe par Nicolas Werth
Les Belles Lettres, 2021, 168 p.

Ce livre magistral retrace l’enquête et les travaux de l’historienne
Irina Flige, de son mari ainsi que de Iouri Dmitriev, historien des
goulags aujourd’hui en prison sur un charnier de la Grande Terreur
stalinienne à Sandormokh en Carélie (nord-ouest de la Russie). Mais
celui-ci est devenu un tombeau qui s’est refermé sur l’histoire et sur
ceux qui tentèrent d’en révéler l’existence. Sandormokh montre ainsi
combien il est difficile de faire la lumière, aujourd’hui, sur la vérité
historique d’un passé ressuscité. Véritable manifeste sur le travail de
mémoire nécessaire à toute société pour avancer et aux familles des
victimes pour faire leur deuil, ce livre est aussi un cri lancé contre les
mensonges historiques, le travestissement de l’histoire et cet oubli
dans lequel on tente de précipiter l’association Memorial ainsi que
ses responsables, présents et passés, lorsqu’ils s’approchent trop
près de la vérité.

Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement
traduit du russe par Sophie Benech
Chez Actes Sud, 2013, 544 p.

Comment ne pas évoquer le livre de la prix Nobel de littérature
2015, prix Médicis essai 2013 et meilleur livre de l’année pour le
magazine Lire. Dans ce brillant essai à tous points de vue, l’auteur
est allé à la rencontre de ces Russes qui, en un clin d’œil, ont changé
de monde, d’époque, de paradigme. Comme à son habitude, Svetlana
Alexevitch a agrégé des morceaux de vie pour composer une
nouvelle symphonie magistrale après Les Cercueils de zinc et La
Supplication. A la manière de celles de Chostakovitch, avec ses
mouvements tantôt lents, tantôts rapides, son œuvre est à la fois
grandiose, tragique, brutale et attachante. Et celle de l’homme
rouge, avec sa dimension crépusculaire confine au génie.

Alexeï Ivanov, Le dernier afghan
traduit du russe par Raphaëlle Pache
Editions Rivages noir, 2021, 640 p.

Enfin le roman noir offre souvent la possibilité de comprendre, à
travers le destin d’un personnage, les mutations à l’œuvre dans une
société et surtout la tragédie de l’histoire. Celui de Guerman,
« l’Allemand », ancien soldat de la guerre d’Afghanistan, vétéran
d’une armée qui n’existe plus devenu mercenaire du crime organisé
est assez emblématique. A travers le braquage qu’il organise à son
profit se lit celui d’une URSS par des hommes sans foi ni loi. Son
destin est à l’image de cette désillusion : celle d’un avenir porteur
d’espoir qui ne profite qu’à quelques-uns. Celle où la fin de l’histoire
a signifié avant tout la fin de sa propre histoire.

Par Laurent Pfaadt

L’esclavage, tout un monde

L’histoire de l’esclavage racontée sous toutes ses formes, de la
préhistoire à nos jours. Magistral

C’est certainement l’un des essais les plus importants de ces dix
dernières années. Qui fait et fera date. S’inscrivant dans cette
tendance historiographique d’une histoire mondiale comparée, cet
ouvrage dirigé par Paulin Ismard et agrégeant plus de cinquante
spécialistes venant d’horizons et de continents divers (historiens, archéologues, anthropologues, juristes, politistes, etc.) est
proprement stupéfiant. Il dessine une histoire de l’exploitation de
l’homme par l’homme depuis les origines – le chapitre de la
préhistoire qui s’appuie sur l’analyse de tombes mêlant serviteurs
tués avec leurs maîtres est l’un des plus fascinants – jusqu’à nos
jours et sous des formes diverses. Placée sous le signe du
comparatisme, la fonction de ces contributions, comme le rappellent
les trois coordinateurs de l’ouvrage, Benedetta Rossi, Cécile Vidal et
Paulin Ismard : « n’est pas de dessiner des types d’idéaux mais d’élaborer
des instruments à même d’éclairer réciproquement chacune des sociétés
étudiées ».

Le lecteur arpente ainsi l’espace et le temps à la rencontre de ces
différentes formes d’esclavage, de l’Antiquité où l’esclavage joua un
rôle social fondamental comme élément clé de la vie quotidienne au
Congo belge et à ses terribles exactions et au Minas Gerais du Brésil
en passant bien évidemment par la conquête des Amériques où les
auteurs insistent non pas sur un esclavage mais sur des esclavages,
la Corée du Sud et l’esclavage militaire en terre d’Islam avec
notamment les Mamelouks. Cette mise en perspective permet
également de comprendre les matrices qui permirent la mutation de
l’esclavage, à la fois historiquement et localement. Ainsi dans son
article passionnant consacré à Saint Augustin, Kyle Harper,
professeur à l’université d’Oklahoma, affirme que « le christianisme,
dans sa grande majorité, acceptait l’institution esclavagiste ». A partir de
là, l’ouvrage jette des passerelles avec la conquête espagnole du
Nouveau monde et le concept de race au XIXe siècle pour justifier
une règle de base : celle d’une infériorité de l’esclave.

D’autres exemples viennent alimenter cette histoire mondiale et
l’ouvrage ne fait bien évidemment pas l’impasse sur la traite
transatlantique sans pour autant lui conférer une place
prépondérante qui nuirait au propos. A ce titre, remettre à juste
place cet esclavage permet une déconstruction salutaire de notre
vision européocentriste d’un esclavage fondé sur la seule
exploitation économique, tout en rappelant à juste titre que
l’esclavage fut souvent réglementé et sa violence institutionnalisée.
Quelques découvertes expliquées par des spécialistes peu ou pas
traduits en France comme cet esclavage dans l’Alsace du Nord au IXe
siècle facilitent l’entrée dans la complexité du phénomène, ici
l’occurrence le passage historique de l’esclavage au servage.

Cette histoire comparée n’en oublie pas d’avancer des éléments
d’analyse pour notre époque en décrivant dans quelques contributions précieuses, les nouvelles formes d’esclavages
modernes, entre travail forcé et trafics d’êtres humains. Ainsi sont
évoqués les chantiers de la future coupe du monde de football au
Qatar et la réduction en esclavage des Yézidis par l’Etat islamique.
Dans sa contribution, Joël Quick, politiste sud-africain, estime ainsi
que l’esclavage est aujourd’hui plus diffus et plus difficile à cerner
car : « les systèmes complexes qui règlementaient et protégeaient
autrefois l’esclavage en tant qu’institution ont presque tous été
démantelés, même si  leur héritage perdure au sein des sociétés (…) Cette
transformation est lourde de conséquences pour toute entreprise de
définition de l’esclavage dans le monde contemporain ».

Preuve que malheureusement, cette histoire comparée nécessitera
très vite une mise à jour…

Par Laurent Pfaadt

Les Mondes de l’esclavage – Une histoire comparée sous la direction de Paulin Ismard
Le Seuil, 1168 p.