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La Nouvelle France à la conquête de l’ancienne

Le Québec sera l’invité d’honneur de la prochaine édition du Festival du livre de Paris. L’occasion de découvrir cette littérature atypique

Malgré son incontestable richesse, la littérature québécoise reste encore méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique. Quelques auteurs ont bien réussi à percer ces dernières années comme Heather O’Neill dont on garde encore en tête son merveilleux roman Les enfants de coeur (Seuil, 2018) pourtant écrit en anglais et qui présentera cette année Perdre la tête (Les Escales, 2024), une sombre histoire d’amitié féminine dans le Montréal de la deuxième moitié du XIXe siècle, ou plus récemment Eric Chacour qui a rencontré un succès mérité pour sonCe que je sais de toi (Éditions Philippe Rey, 2023) récompensé à juste titre par le prix Femina des lycéens l’an passé, deux auteurs qui seront présents lors de cette nouvelle édition du festival du livre de Paris. Pourtant, la Belle Province recèle de nombreux auteurs de talent à découvrir qui, à l’instar de leurs homologues africains notamment, concourent à enrichir et à magnifier une langue française en perpétuelle évolution.


Aujourd’hui le Quebec publie près de 6000 livres chaque année et le monde éditorial québécois témoigne avec plus de 175 maisons d’édition agréées par le ministère de la Culture et des Communications du Québec, d’une extraordinaire vitalité. Et certaines ont ainsi décidé de partir à la conquête des librairies françaises notamment Heliotrope, maison d’édition fondée à Montréal en 2006 qui publie de la littérature, des livres illustrés, des essais et depuis 2015, des romans noirs. Elle sera présente à Paris en compagnie de trois auteurs : Vincent Brault qui, à travers son roman Le Fantôme de Suzuko (2021), évoquera lors d’une rencontre la recherche impossible d’une amoureuse disparue dans les rues de Tokyo, Martine Delvaux (Thelma, Louise et moi, 2021) qui refait le film de sa vie à travers le célèbre long-métrage qu’elle évoquera lors d’un débat, le 13 avril autour du féminisme et André Marois qui viendra présenter La Sainte Paix sortie l’an passé.

D’autres auteurs bien installés dans les catalogues des grandes maisons d’édition viendront également à la rencontre de leur public. En premier lieu Dany Laferrière, écrivain haïtien désormais immortel et résidant à Montréal qui partagera maximes, réflexions commentées et rêveries tirées de son dernier livre, Un certain art de vivre paru chez Grasset l’an passé. Il sera accompagné de Dominique Fortier qui reviendra dans son dernier livre, Les ombres blanches, sur la poésie et le deuil de la poétesse britannique Emily Dickinson, sujet de son magnifique roman précédent, Les Villes de papier, qui avait obtenule Prix Renaudot en 2020.

Ces moments de partage et de découverte autour de la littérature québécoise inciteront certainement un certain nombre de lecteurs à se tourner vers quelques romans parus ces dernières semaines et qui séduiront à coup sûr de nouveaux lecteurs à commencer par le puissant Mykonos d’Olga Duhamel-Noyer, directrice littéraire des éditions Heliotrope. Ce court roman au style incisif dépeint au vitriol ce paradis de la jet-set à l’occasion de la virée de cinq amis. Ces derniers auraient pu y rencontrer Anaïs, l’héroïne de Prendre son souffle, le dernier né des romans de Geneviève Jannelle publié dans une autre maison d’édition qui souhaite s’implanter en France, Québec Amérique. Mais voilà Anaïs a rencontré Eden et le coup de foudre fut immédiat. Mais la foudre est devenue drogue avec son addiction mortifère qui contamine les protagonistes de ce roman. Bientôt l’addiction deviendra poison. On vous laisse imaginer la suite.

Côté essais,  l’œuvre à découvrir est assurément celle de Jean-François Beauchemin, essayiste prolifique récompensé par de nombreux prix internationaux. Qu’il s’agisse des Archives de la joie, petit traité de métaphysique animale ou Le vent léger (tous deux chez Québec Amérique), chronique d’une famille au début des années 1970 qui interroge sur les notions de destin et de fatalité, les livres et la pensée de Jean-François Beauchemin ne vous laisseront pas insensibles tout comme cette merveilleuse littérature québécoise qui, à l’image des Invasions barbares de Denys Arcand, sait plonger, mieux que personne, dans les tréfonds de l’âme humaine.

Par Laurent Pfaadt

Le retour du samouraï

A l’occasion d’une nouvelle adaptation télévisuelle, le roman Shogun reparaît

Il avait fini par être oublié de tous, des éditeurs comme du grand public. Un livre appartenant au passé des grandes épopées historiques, dormant sur des étagères poussiéreuses ou bradés dans les vide-greniers. Et voilà qu’une plateforme, Disney +, le ressuscite pour lui donner une nouvelle jeunesse. Les éditions Callidor qui se sont spécialisées dans les réanimations de morts…littéraires de renom (Abraham Merritt, Robert W. Chambers) republient ainsi fort à propos ce roman près d’un demi-siècle après sa sortie. Seuls les lecteurs les plus âgés s’en souviennent mais Shogun fut un immense best-seller et cela bien avant l’engouement des mangas. Son retour sur Disney + et dans les librairies devraient immanquablement séduire de nouveaux lecteurs passés par Star Wars qui a  emprunté de nombreux éléments aux samouraïs pour façonner leurs célèbres Jedi.


Shogun est l’œuvre de James Clavell, un scénariste de quelques films des années 1960 à commencer par La Grande évasion sortie en 1963 avec Steve McQueen. Clavell produisit également la première adaptation de son roman en septembre 1980 avec un Richard Chamberlain en John Blackthorne et qui connut un grand succès télévisuel. Désormais, il faudra compter avec le chanteur et acteur britannique Cosmo Jarvis, entraperçu dans la série Peaky Blinders et qui jouera bientôt dans le prochain film de Barry Levinson, Alto Knights qui revient sur la rivalité entre Vito Genovese et Franck Costello.

L’action de Shogun se déroule en 1600. Le Japon est alors gouverné par de puissants seigneurs, les daimyo, et leurs armées de samouraïs dominées par la figure de Toranaga, personnage inspiré du shogun Tokugawa Ieyasu, l’un des unificateurs du Japon. A cette époque, le pays est fermé à toute influence étrangère qu’elle réprime sans pitié notamment ces prêtres, ces jésuites qui tentent d’évangéliser le Japon comme l’a admirablement montré Martin Scorsese dans son film Silence (2016). Arrive alors un marin britannique, le capitaine de l’Erasmus, John Blackthorne, rescapé du naufrage de son navire et qui est capturé avec ses compagnons d’infortune par des samouraïs locaux. Blackthorne va bientôt croiser la route de Toranaga avec qui il liera son destin en devenant Anjin-san. Backthorme s’inspire lui aussi d’un personnage historique ayant existé : William Adams, navigateur anglais devenu samouraï au début du XVIIe siècle.

Tout est ainsi réuni pour faire de ce roman un nouveau succès de librairie : aventures palpitantes et gigantesque bataille épique qui n’est pas sans rappeler celle de Sekigahara considérée comme la plus grande bataille de samouraïs de l’histoire. Et au milieu de tout cela, une femme mystérieuse.  Ce roman que l’on qualifie déjà de « nouveau Game of Thrones » réjouira sans aucun doute les amateurs de roman historique qui y laisseront quelques nuits blanches. La reconstitution opérée par James Clavell est parfaite et crédibilise parfaitement le récit. Il a donc fallu un astucieux coup de sabre de Disney + pour débarasser le roman de son injuste poussière et lui redonner une seconde vie. Cette nouvelle adaptation devrait certainement faire des émules et il ne serait pas impossible de voir dans un proche avenir d’autres grandes fresques historiques, notamment celles de Gary Jennings prendre vie sur nos écrans. Mais pour l’heure, place aux samouraïs !

Par Laurent Pfaadt

James Clavell, Shogun, coll. épopée, traduit de l’anglais par Robert Fouques Duparc, Ivan Berton, Luc Lavayssière et Thierry Fraysse
Aux éditions Callidor, 656 p.
(tome 2 à paraître le 19 avril 2024)

Le bureau d’éclaircissement des destins

La romancière Gaëlle Nohant possède un réel talent pour ressusciter le passé et le magnifier littérairement. Tout le monde se souvient de Robert Desnos dans La légende d’un dormeur éveillé (Héloïse d’Ormesson, 2017), récompensé par le Prix des libraires. En 2020, elle découvre l’existence des archives Arolsen situées en Allemagne et qui concentrent le plus grand nombre d’archives sur le génocide et en particulier les objets ayant appartenu à des personnes assassinées dans les camps. A partir de ces matériaux, elle va bâtir ce magnifique roman autour de l’histoire d’Irène, archiviste au sein l’International Tracing Service chargée de restituer ces objets aux descendants des victimes. A partir d’une poupée de chiffon, d’une alliance, d’un médaillon et d’un mouchoir brodé, Irène avance, et le lecteur avec, dans trois enquêtes parallèles qui vont se mêler à sa propre vie.

Le bureau d’éclaircissement des destins qui a remporté le Grand Prix RTL-Lire Magazine 2023 et fut finaliste du livre européen emportera ainsi son lecteur de Thessalonique à l’Argentine en passant par Paris, Varsovie et Berlin. Construisant une magnifique fiction à partir de cette solide documentation, son livre est un exemple remarquable du pouvoir de la littérature et de sa capacité à populariser des sujets complexes et méconnus mais également une nouvelle preuve de cette magie inépuisable des mots qui redonnent un nom et une vie aux disparus. Le bureau d’éclaircissement des destins est bel et bien cette symphonie des adieux devenue, sous la plume sensible de Gaëlle Nohant, un chant mahlérien appelant à la résurrection

Par Laurent Pfaadt

Gaëlle Nohant, Le bureau d’éclaircissement des destins
Le Livre de Poche, 432 p.

Captain America

Première biographie française de Dwight Eisenhower, 34e président des Etats-Unis

Pendant longtemps Dwight Eisenhower a été réduit à son rôle d’homme du jour J et de chef des armées alliées qui libérèrent l’Europe. Son passé demeurait inexistant et l’après seconde guerre mondiale se réduisait à deux mandats flous coincés entre un Harry Truman qui termina une guerre et un JFK qui en évita une autre. Un homme qui après avoir gagné la paix, fit tout pour la maintenir tout en assurant la prospérité de son pays. Autant d’exploits qui méritaient bien d’être soulignés dans cette première biographie française du 34e président des Etats-Unis.


Eisenhower et Khrouchtchev
Copyright Sovfoto/IIG/ Bridgeman Images

La tâche apparaissait ardue tant le dernier président américain né au XIXe siècle demeurait coincé entre deux époques, celles d’avant et après l’émergence des Etats-Unis comme superpuissance, et surtout à 50 ans lorsqu’il libéra le monde du joug nazi. Hélène Harter, professeur des universités en histoire contemporaine de l’Amérique du Nord à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et autrice remarquée d’un Etats-Unis dans la Grande Guerre (Tallandier, 2017) a ainsi parfaitement relevé ce défi. En croisant une variété de sources dont de nombreux témoignages et lettres, elle a parfaitement réussi à construire une biographie permettant de voir l’homme derrière la figure historique. La netteté de son portrait est fascinant et laisse apparaître le destin très américain d’un homme issu d’une famille pauvre ayant vécu dans le Midwest, passionné de football et qui entra à West Point presque sans le vouloir. Un homme pudique, modéré – tout le contraire de son lointain successeur républicain – qui devint auprès du général Douglas MacArthur dont il fut un proche, conseiller du président des Philippines et se passionna très tôt, à l’instar d’un De Gaulle à la même époque, pour l’arme blindée. Un homme qui fut choisi par le destin et non l’inverse.

Bien évidemment, Hélène Harter ne fait pas l’impasse sur son rôle durant la seconde guerre mondiale où il conduisit les Alliés à la victoire finale. L’attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, allait ainsi changer son destin. « Pour Dwight Eisenhower commencent quatre années qui vont le voir passer du statut de simple général à celui de chef de guerre » écrit l’historienne. Deux ans plus tard, jour pour jour, il est choisi par Roosevelt pour commander les armées alliées en Europe.

Devenu président, ce républicain resta d’ailleurs fidèle à l’héritage de ses prédécesseurs démocrates en ne remettant pas en question les acquis de leurs politiques sociales et économiques. Sur la scène internationale, Dwight Eisenhower développa une politique étrangère parfois teintée de contradictions ou à géométrie variable. S’il mit fin à la guerre en Corée sitôt arrivé au pouvoir, il resta malheureusement le président qui engagea les Etats-Unis dans le bourbier du Vietnam. « Eisenhower se voulait le président de la paix. Il est pour beaucoup de jeunes celui qui a défendu  jusqu’au bout l’engagement au Vietnam » souligne ainsi Hélène Harter. Dans le même temps, il se fit le promoteur d’une doctrine portant son nom et visant à limiter la déstabilisation des pays du Moyen-Orient. Grâce à Hélène Hartrer, on comprend aussi, dans une partie très intéressante que Dwight Eisenhower jeta les bases d’une présidence américaine moderne telle qu’on la connaît aujourd’hui : création des fonctions de chef de cabinet de la Maison blanche et de conseiller à la sécurité nationale et repositionnement du vice-président même s’il eut avec Richard Nixon « des relations de patron à collaborateur ».

Une politique étrangère et une présidence qu’il conclut le 17 janvier 1961 par cet avertissement quant à la place prise par le complexe militaro-industriel, ce qui est surprenant pour celui qui fut le plus illustre militaire de l’histoire des Etats-Unis depuis Ulysses Grant. Un message d’adieu d’un président à cheval entre deux époques, entre deux mondes qui sut malgré tout installer son pays comme leader du monde occidental que l’on appelait encore à cette époque libre.

Par Laurent Pfaadt

Hélène Harter, Eisenhower : le chef de guerre devenu président
Aux éditions Tallandier, 512 p.

A lire également : Christophe Prime, L’Amérique en guerre, 1933-1946
Chez Perrin, 624 p.

Migrations

La littérature serbe recèle bien des trésors insoupçonnés. Trop longtemps réduite à sa figure tutélaire, Ivo Andric (1892-1975), Prix Nobel de littérature en 1961 et génial auteur du roman Le pont sur la Drina, les nouvelles publications autour de Danilo Kis (1935-1989) et de Milorad Pavic (1929-2009) et de son merveilleux Dernier amour à Constantinople, ouvrent la porte à Miloš Tsernianski(1893-1977) disparu il y un peu moins d’un demi-siècle. Grâce à la merveilleuse maison d’éditions Noir sur Blanc, véritable passeur d’histoire entre les cultures et qui a récupéré l’inépuisable fonds des éditions l’Age d’Homme de Vladimir Dimitrijevic qui, en tant qu’exilé serbe, tenait Tsernianski et surtout Migrations en haute estime, pour en baptiser sa collection la bibliothèque de Dimitri, il est aujourd’hui possible de relire, dans une nouvelle traduction, le grand livre de ce classique de la littérature serbe.


« Il changera l’insomnie en arc-en-ciel et le sommeil en bibliothèque » écrivit Milorad Pavic à propos de son héros. Nul doute que Migrations de Milos Tsernianski peuplera vos sommeils de bibliothèques ou plutôt vos nuits blanches, tant l’ouvrage est un véritable livre-monde, un magnum opus dont on se libère à regret, dont on ralentit la lecture à mesure que l’on se rapproche de la fin pour ne pas à devoir le quitter. Et pour cause, l’auteur lui-même ne le quitta jamais. Il commença à l’écrire à la fin des années 20, en 1929 lorsqu’est publié la première partie de Migrations, ce roman titanesque  où, en plus de mille pages, l’auteur nous plonge au sein de la diaspora serbe à travers les destins des Isakovic. Les Serbes que les Ottomans utilisaient pour garder les frontières de leur empire décidèrent au XVIIIe siècle de fuir la répression de leurs maîtres pour venir s’établir dans l’empire autrichien tout en rêvant cependant à une autre patrie orthodoxe : la Russie des tsars. « Quant à la nation serbe, rétive et schismatique, elle avait été la bienvenue avec son patriarche, ses moines, ses popes et sa cavalerie tant qu’avaient duré les guerres turques. Elle avait, tout comme le peuple croate, imbibé de son sang les contrées méridionales de l’Empire et disséminé ses ossements de par l’Europe. Douze ans plus tôt, à la fin des guerres turques, l’armée autrichienne comptait plus de quatre-vingt-mille hommes dont plus de la moitié étaient des Serbes. Mais ces temps étaient révolus » écrivit ainsi Milos Tsernianski.

Il y a dans les mots de Tsernianski un souffle biblique mais également cette puissante nostalgie tirée de ce mythe d’Ulysse rêvant de sa patrie comme l’a également magnifié un autre écrivain balkanique, Boris Pahor. Comme un puissant symbole, ce n’est qu’en 1962 que l’auteur acheva Migrations. Un souffle biblique pour une Terre promise qui n’existe en réalité que dans les yeux des hommes qui la cherchent.

Contemporain d’Ivo Andric,  Milos Tsernianski vécut personnellement les vicissitudes de l’histoire et le traumatisme de l’exil. Diplomate du royaume de Yougoslavie, il fut persona non grata après la guerre et la prise de pouvoir des communistes avant d’être autorisé à revenir dans sa patrie en 1965. Cette expérience traversa son dernier livre, Le Roman de Londres qui conte l’histoire d’un prince russe vivant en exil dans la capitale britannique. A travers Migrations, roman encensé par Bernard Pivot, résonnent les voix de ces autres chants de l’exil de la patrie perdue, celles des Arméniens bien évidemment mais également de tous ces peuples rêvant de trouver un ailleurs mythifié et qui souvent n’advient jamais. Ceux qui suivent ces étoiles dont on baptise les chevaux et dont la quête, inatteignable comme celle des Isakovic, s’avère sublime.

Par Laurent Pfaadt

Milos Tsernianski, Migrations, traduit du Serbe par Velimir Popovic La Bibliothèque de Dimitri
Aux éditions Noir sur Blanc, 1184 p.

A lire également de Milos Tsernianski : Le Roman de Londres, également traduit du serbe par Velimir Popovic, La Bibliothèque de Dimitri, éditions Noir sur Blanc, 752 p.

Jackson juge Pétain

Après sa biographie de Charles de Gaulle, l’historien américain s’attaque au procès Pétain

Qui aurait pu imaginer qu’un jour un Jackson jugerait l’ancien chef du régime de Vichy ? Non pas Robert qui fit condamner Hermann Goering et Albert Speer mais bel et bien Julian Jackson. Car à la différence des procès de Nuremberg et de Tokyo, il n’y eut, comme le rappelle l’historien britannique, pas de juge étranger. Le procès Pétain fut donc une affaire franco-française.


Auteur d’une biographie remarquée de Charles de Gaulle, Julian Jackson, professeur d’Histoire à Queen Mary, University of London, s’attaque dans son nouveau livre à un autre mythe de l’histoire française au 20e siècle, Philippe Pétain en revenant sur le procès de ce dernier devant la Haute cour de Paris à l’été 1945.

D’emblée l’historien précise : « ce livre ne cherche pas à « rouvrir » le procès pour montrer que Pétain a été trop durement traité, ou pas assez ». Il n’empêche. Ce livre est une salle d’audience, celle, étouffante de ces trois semaines de l’été 1945 où l’ancien héros devenu paria de France fut jugé. Dès les premières pages, le principal accusé, 89 ans, vient s’asseoir sur le banc des accusés. Puis arrivent le président Mongibeaux, l’accusation emmenée par André Mornet et Pierre Bouchardon surnommé le « Balzac des assises » des années 20, « animé d’une haine animale pour le maréchal Pétain » selon Jacques Isorni, le principal avocat du maréchal.

Dans ce huis clos littéraire oppressant où le lecteur avance en connaissant le verdict, l’historien s’attache tout d’abord à décrire les circonstances du crime historique dont est accusé Philippe Pétain depuis cette poignée de main avec Hitler à Montoire-sur-le-Loir. Puis vient le régime de Vichy, la libération de la France, la fin et les préparatifs du procès.

Le décor de la tragédie parfaitement mis en place, le procès peut alors démarrer. Entre détails et compréhension globale, Julian Jackson s’installe à son tour et place à chaque chapitre son lecteur dans la posture de président, d’avocat de la défense, de l’accusation, de juré et de journaliste pour nous faire prendre conscience de l’importance que revêt ce procès historique. Les témoins à charge et à décharge se succèdent : Paul Reynaud que Pétain supplanta après avoir manœuvré pour assassiner la République, Léon Blum qui triompha du maréchal à Riom, Weygand pour justifier l’armistice. Vient ensuite le 4 août où l’abolition des privilèges de la collaboration a laissé place à la consécration des responsabilités avec un Pierre Laval déjà dans l’antichambre de son propre procès. Puis résonne la plaidoirie de Jacques Isorni : « Magistrats de la Haute Cour, écoutez-moi, entendez mon appel. Vous n’êtes que des juges ; vous ne jugez qu’un homme. Mais vous portez dans vos mains le destin de la France ». Rien n’y fait. Pétain est condamné à la peine de mort et à l’indignité nationale, peine commuée en emprisonnement à perpétuité en raison de son grand âge.

Commence alors un second procès, celui de la mémoire du maréchal, parfaitement mené par Julian Jackson. Un procès qui, si l’on en croit les déclarations de l’actuel Président de la République et d’Eric Zemmour, n’est pas terminé. Un procès où Jackson retrouvant les accents du grand Robert, convoque à la barre de l’Histoire, les spectres de la Shoah et autres révisionnistes. « Et si le procès Pétain est clos, le pétainisme n’est pas mort » tranche-t-il en guise de jugement dans ce livre qui résonne étrangement dans notre époque tourmentée.

Par Laurent Pfaadt

Julian Jackson, Le Procès Pétain, Vichy face à ses juges, traduit par Marie-Anne De Béru
Aux Seuil, 480 p.

Bergson, le penseur de l’imprévisible

De mémoire d’étudiant, il n’y eut jamais à l’Ecole Normale Supérieure, autant d’esprits aussi brillants. En cette année 1878, rue d’Ulm, se côtoyèrent ainsi Henri Bergson et Jean Jaurès. « La question qui agite la rue d‘Ulm est de savoir qui des deux sortira premier de l’agrégation de philosophie » écrit ainsi Emmanuel Kessler dans sa très belle biographie du philosophe. Bergson sortit second devant Jaurès. Le premier ? Rien de mois qu’Emile Durkheim, le père de la sociologie moderne.


Quelques trente six ans plus tard, le 12 février 1914, quatre mois avant la première déflagration mondiale, l’un des plus grands philosophes de son temps était reçu à l’Académie française, lui le juif, l’immigré polonais qui acquit la nationalité française, qui fit et continue de faire rayonner, à l’instar d’une Marie Curie et d’un Guillaume Apollinaire, la France dans le monde entier.

Ces deux dates rythment ainsi cette biographie récompensée par le prix de la Fondation Chanoine Delpeuch – Académie des sciences morales et politiques en 2022. Mêlant histoire et philosophie, elle emmène son lecteur sur les traces de l’un des plus grands penseurs français du 20e siècle mais surtout elle permet de comprendre ce philosophe fascinant qui a anticipé quelques-uns des grands défis de notre époque, du changement climatique à l’irruption des nouvelles technologies en passant par les réseaux sociaux. Chantre de ce qu’Emmanuel Kessler dénomme « le pari de l’ouverture » , Henri Bergson estimait « qu’une société pacifiée et épanouissante pour les femmes et les hommes qui la composent ne peut se constituer dans le paradigme de la clôture ». S’il faut une clôture à la société, celle-ci doti avant tout définir une volonté plaçant l’humain au centre de la société. Plus qu’une leçon de philosophie, Bergson nous invite avec ce livre à un sursaut.

Par Laurent Pfaadt

Emmanuel Kessler, Bergson, le penseur de l’imprévisible,
Alpha, Philosophie, 352 p.

Dans les couloirs du conseil constitutionnel

Les débats sur la loi immigration en fin d’année 2023 a remis le conseil constitutionnel en pleine lumière. D’où l’occasion de se plonger dans cette bande-dessinée fort réussie et surtout extrêmement pédagogique. Accompagnant nos deux autrices, une Marie Bardieux-Valente béate d’admiration pour l’institution et une Gally plutôt trublionne formant ainsi un duo particulièrement drôle, le lecteur entre dans cette institution créée par la constitution de la Ve République et installée le 5 mars 1959. Il y découvre son fonctionnement, son évolution notamment à partir de 1971 où il s’est émancipé de la tutelle politique, les grandes décisions et ses grandes figures telles que Léon Noël, son premier président, Robert Badinter ou Simone Veil grâce à d’habiles flashbacks.


Parfaitement didactique, l’ouvrage réussit le tour de force de rendre compréhensible des sujets complexes. A cette dimension pédagogique, il ajoute une composante instructive fort intéressante qui permet d’apprendre un certain nombre de choses même pour les plus avertis en entrant dans le détail de certaines procédures comme celle de collecte des parrainages.

Dans la droite ligne de l’instauration par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de la QPC, la question prioritaire de constitutionnalité qui permet de saisir le conseil constitutionnel pour vérifier si une disposition législative n’est pas inconstitutionnelle comme dans le célèbre principe de solidarité porté par Cédric Herrou, la bande-dessinée aborde également la volonté du conseil constitutionnel de se rapprocher des citoyens avec la nuit du droit et sa décentralisation en province.

« D’un organe modeste considéré comme marginal et mineur, il est dorénavant de tout premier plan au sein du régime » écrivent ainsi les autrices dans cette bande-dessinée en tous points réussis et qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques scolaires. Et nos autrices de terminer sur une petite pique à propos de la tentation toujours renouvelée de l’exécutif de faire du conseil constitutionnel une chambre d’enregistrement ou un allié institutionnel. Deux mois après la publication de cette BD, le Parlement adoptait la loi immigration. On connaît la suite…

Par Laurent Pfaadt

Marie Bardiaux-Valente, Gally, Dans les couloirs du conseil constitutionnel
Aux éditions du Glénat, 112 p.

Un Charon soviétique

Sacha Filipenko ressuscite avec maestria un maillon de la chaîne de la répression stalinienne

Les grandes purges staliniennes. Des centaines de milliers d’hommes et de femmes assassinées, des cadres du régime, des intellectuels, des militaires et des anonymes. Personne ne s’est posée la question de savoir où finissaient tous ces cadavres après avoir été exécutés par les bourreaux du NKVD. Personne sauf Sacha Filipenko, écrivain biélorusse vivant en Suisse et opposant aux dictateurs Loukachenko et Poutine.


Ces innombrables victimes arrivaient chez Piotr Illitch Nesterenko, directeur du crématorium de Moscou chargé de brûler tous ces ennemis présupposés du régime et d’en faire disparaître leurs traces, jusqu’aux os. Il était le kremulator, nom ainsi donné à la machine permettant de broyer les ossements du défunt après son incinération. Son dossier dormait dans les archives du KGB jusqu’au jour où l’un des cadres de l’ONG Mémorial le confia à l’auteur d’Un Fils perdu (Noir sur Blanc, 2022) qui allait faire de cette vie un roman à la fois palpitant et subversif, couronné par le prix Transfuge 2024 du meilleur roman européen. Car il est bien connu que le stalinisme fut comme Saturne, il mangea ses propres enfants et Nesterenko se retrouva à son tour, au deuxième jour de l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, le 23 juin 1941 arrêté pour activité de contre-espionnage et interrogé.

Nous voilà ainsi embarqué dans une série d’interrogatoires où l’auteur, de sa plume mordante conte à la fois l’histoire de cet homme qui eut mille vie mais également le labeur de ce maillon des purges en compagnie du célèbre Vassili Blokhine (1895-1955), célèbre bourreau qui apparaît en personnage froid et dévoué à sa tâche. Anonymes, intellectuels, personnages d’État passèrent ainsi entre les mains de Nesterenko : Lev Kamenev et Grigori Zinoviev, compagnons de Lénine ou encore le poète Vladirmir Maiakovski. Le lecteur avance ainsi dans l’histoire des premières décennies du communisme comme s’il arpentait un cimetière pour y croiser les spectres des victimes du petit père des peuples.

Mais surtout avec une ironie mordante presque jubilatoire, Sacha Filipenko met en scène magistralement la confrontation entre Nesterenko et le jeune tchékiste chargé de son interrogatoire, Pavel Andreïevitch Perepelitsa, dans la prison de Saratov. « C’est qu’en vérité, ma douce, nos objectifs sont différents : lui, il doit me tuer, tandis que moi je suis déterminé à tuer du temps » lance ainsi Nesterenko à sa femme dans un dialogue imaginaire depuis sa prison. Un jeu du chat et de la souris où l’auteur, habilement et il faut bien le dire avec grand talent, dévoile toutes les inepties du système soviétique et à travers lui, tracent des ponts inconscients avec son successeur. Car dans Kremulator, chacun y lira Kremlin.

Par Laurent Pfaadt

Sacha Filipenko, Kremulator, traduit du russe par Marina Skalova
Aux éditions Noir sur Blanc, 208 p.

La montagne maudite

Avec Le banquet de Empouses, Olga Tokarczuk signe certainement l’un de ses plus beaux romans

Il y a un siècle paraissait l’un des monuments de la littérature européenne du 20e siècle, La montagne magique d’un Thomas Mann récipiendaire du prix Nobel de littérature en 1929. Sa lointaine successeuse, Olga Tokarczuk, couronnée quant à elle en 2008, nous propose avec son nouveau roman une étonnante variation.


Nous sommes à la veille de la Première guerre mondiale, en 1913. Un jeune ingénieur dénommé Mieczyslaw Wojnicz arrive au sanatorium de Göbersdorf dans ce coin de Silésie avec ces montagnes des Sudètes entourées de sous-bois humides où rôdent des empouses, ces créatures femelles aux formes diverses qui séduisent les hommes avant de les dévorer. Si le sanatorium a bien existé, construit par le botaniste allemand Hermann Brehmer, en revanche le monde qui l’entoure peuplé de mystères et de dangers est un décor dont seule la prix Nobel a le secret. Car au sein de cette petite communauté d’intellectuels sentant la naphtaline et tenant des propos d’une misogynie éculée, entre champignons hallucinogènes et liqueur maléfique, se joue quelque chose d’étrange et de fascinant que Wojnicz et le lecteur vont progressivement découvrir.

Comme à chaque fois avec Olga Tokarczuk, le fantastique débarque dans le récit sans crier gare donnant à sa prose cette dimension à la fois fascinante et unique. S’il existe un réalisme magique que l’on retrouve chez un Garcia Marquez ou un Murakami, ici, il faudrait plutôt parler de réalisme maudit trempé dans cette atmosphère d’Europe de l’Est avec ses vampires, ses créatures venues des mythologies grecques et romaines, et ce paganisme dont raffole la prix Nobel.

Sa Silésie a ainsi des airs de Transylvanie et constitue un monde sorti de ténèbres prêts à se répandre sur l’Europe. Le banquet des Empouses est une sorte de concentré des Livres de Jakob dans cet aboutissement à produire un univers tenant tout entier dans un livre-monde.

Bien évidemment, derrière le roman se cache comme à chaque fois chez Olga Tokarczuk, une critique de la société moderne. Ici, elle se porte sur le traitement réservé aux femmes. Il y a quelque chose de pourri dans ce banquet d’intellectuels vilipendant des femmes transformées en empouses prêtes à assouvir leur vengeance séculaire. Et le lecteur d’assister avec effroi et jouissance à cette terre qui s’ouvre pour engloutir la montagne du Nobel 1929 sous les coups de boutoir de créatures venues répandre un souffle nouveau sur ces tuberculeux condamnés.

Par Laurent Pfaadt

Olga Tokarczuk, Le banquet des Empouses, traduit du polonais par Maryla Laurent
Aux éditions Noir sur Blanc, 304 p.