Archives de catégorie : Lecture

Fucking Germany

Le premier roman de Christian
Kracht enfin traduit.
Choc assuré.

Il y a indiscutablement dans
Faserland du Bret Easton Ellis ou
du Don Delillo. Suivant le
périples d’un jeune Allemand à
l’abri du besoin, le roman est une
sorte de jeu de massacre
perpétuel. Tout y passe : les
bobos, l’extrême-droite,
l’extrême-gauche, la social-
démocratie, les écolos, les
intellectuels de toute nature, l’histoire, les femmes, les vieux. Le
héros, absolument infecte et voleur, se complaît dans une sorte de
beuverie permanente tout en se débattant au centre d’un
kaléidoscope macabre qui pousse très vite le lecteur à s’interroger
sur la société dans laquelle il vit. Le côté picaresque de l’histoire
donne parfois au lecteur l’occasion de rire de l’accoutrement de
certains, de situations plus que grotesques notamment le ménage
à trois formé par son ami Nigel et un ex-mannequin africain ou de
ces détails insignifiants comme cette réflexion sur une bouteille
d’eau dans le train qui le mène à Karlsruhe. Sous le portrait de son
personnage principal percent déjà les traits de ses héros à venir,
ces Don Quichotte désabusés et perdus dans le Pacifique ou au
Japon.

Présent dans de la première sélection du Médicis étranger,
l’ouvrage étale ces petites mesquineries du quotidien, ces
jugements de valeur sans fondements qui irriguent cette société
factice et l’ego démesuré de ces oisifs qui s’érigent en élites de
toutes sortes. « Aussi je lui paie la course, en ajoutant un gros
pourboire pour qu’à l’avenir, il sache qui est l’ennemi »
dit-il ainsi à
propos d’un chauffeur de taxi à Hambourg. Ce portrait au vitriol
qu’il faut prendre au second degré, n’est autre qu’une violente
charge contre ces gens qui peuplent l’ouvrage et cette société
qu’ils ont érigé en système absolu avec leurs valeurs
nauséabondes et qui n’est, au final, qu’une illusion peuplée de
parasites. Porté par l’écriture flamboyante de Kracht et une
traduction remarquable, ses mots ressemblent à ces drogues que
prennent les personnages. Car le lecteur, pris au piège, est
contaminé par cette addiction littéraire plutôt jouissive. Mais, la
dernière page refermée, le constat est plus qu’alarmant. Kracht
nous dépeint une jeunesse perdue, désespérée qui noie sa
mélancolie et sa peur de l’avenir dans des conduites à risques.
Alors, à cet instant, on ne rit plus.

Par Laurent Pfaadt

Christian Kracht, Faserland,
Chez Phébus, 160 p.

Ici n’est plus ici

Tommy Orange, Ici n’est plus ici

Un livre coup de poing
assurément. De celui que l’on
assène dans le visage de la bonne conscience. Avec un coup de
poing américain…ou plutôt
amérindien. Car il s’agit bel et
bien d’Indiens mais pas de ceux
de Danse avec les loups ou des
héros magnifiques de Louise
Erdrich. Non, chez Tommy
Orange, que ce premier roman a
propulsé au sommet des prix
littéraires américains, ces Indiens ont troqué leurs chevaux pour
des voitures customisées, leurs fusils pour un 357 Magnum et ne
fument pas le calumet de la paix mais, bien au contraire, le crack
de la déchéance et de la violence.

A travers une galerie de portraits aussi fascinants qu’effrayants et
splendides, l’auteur nous offre un roman en forme de
documentaire un peu à la manière de Dene Oxendene, ce
personnage qui souhaite réaliser des interviews de membres de la
communauté indienne d’Oakland en Californie. Alcool, drogue,
obésité, violence intrafamiliale, échec scolaire, discrimination,
tout y passe et tout converge dans ce roman à l’architecture
millimétrée, vers le brasier final qui prend l’aspect d’une danse
macabre. Avec une langue qui sent le métal, parfois chauffée à
blanc, Orange ravive des cendres que l’on croyait éteintes. Ce
roman, appelé à faire date constitue à n’en point douter, la pierre
manquante de l’envers du rêve américain et le jalon
supplémentaire qu’un génocide qui ne s’est jamais arrêté mais a
revêtu, en ce 21e siècle, ses habits les plus sournois.

 

Chez Albin Michel, 352 p.

Marx dans le jardin de Darwin

Ilona Jerger, Marx dans le jardin de Darwin

Deux géants qui ont bouleversé à
tout jamais l’humanité. Deux
géants vivant en cette année 1881
à quelques encablures l’un de
l’autre dans la ville de Londres et
ses alentours. A partir de cette
situation, Ilona Jerger signe un
premier roman audacieux en
confrontant les vies et les pensées
de ces deux hommes qui
s’appréciaient.

La liaison s’effectue par le docteur Beckett, appelé aux chevets des
deux génies. On y découvre ainsi deux hommes habités par leurs
œuvres mais également par leur défiance de Dieu. On se délecte
également de leurs vies privées, libérées du mythe et habilement
décrites par l’auteure où érudition et humour forment un
délicieux cocktail littéraire. Le personnage du docteur Beckett
sert également à questionner leurs œuvres ainsi que leurs
auteurs. De les mettre à nu en quelque sorte. Et si les deux
hommes avaient conversé ensemble, le monde aurait-il été
différent ? Belle trouvaille de Bernard Lortholary, l’un de nos plus
grands traducteurs, Marx dans le jardin de Darwin, est une petite
fantaisie littéraire à laquelle il est difficile de résister.

Par Laurent Pfaadt

Editions de Fallois, 296 p.

Ordesa

Manuel Vilas, Ordesa

Désigné livre de l’année par les
deux plus grands quotidiens
espagnols, Ordesa est
incontestablement un
monument littéraire en même
temps que le mausolée de
papier d’un homme envers ses
parents. S’il évoque avec
émotion, gravité et parfois
truculence la question du deuil,
il pose aussi les questions
fondamentales auxquelles
chaque être humain doit répondre au cours de sa vie : notre place
sur cette terre, dans cette société, l’image que l’on véhicule auprès
des autres, que l’on transmet à ses enfants et qui forme le portrait
de ce que nous sommes véritablement.

Ordesa est un grand livre car il touchera tous ses lecteurs mais de
manière différente. Chaque détail, insignifiant pour les uns,
devient, dans ces pages, fondamental pour d’autres. Chacun y
trouvera des bribes de son histoire. Ordesa est certes une vallée
pyrénéenne mais surtout un monde perdu symbolique où cette
liberté originelle, qui disparait tout au long de notre vie sous l’effet
des conventions sociales ou familiales, des obligations et de la
servitude volontaire, serait préservée. Mais ce que nous dit
Manuel Vilas, c’est que nous ne sommes que des animaux égoïstes
et qu’il n’y a que la mort, lorsque l’être devient souvenir, qui nous
permet d’accéder à la grandeur. Tout ce que nous accomplissons
dans notre vie résonne alors dans l’éternité.

Par Laurent Pfaadt

Editions du sous-sol, 400 p.

Ce jour où Dieu a détourné son regard

La Shoah vue par un rabbin américain.
Un roman d’une profonde émotion.

Daniel Shapiro, rabbin de
New York engagé dans les
forces américaines en 1944,
ne s’attendait certainement
pas à assister à ce spectacle
en pénétrant sur le territoire
allemand. Venu pour
apporter secours et repos
aux vivants et aux morts
parmi les soldats juifs, il avait
entendu parler de
persécutions juives. Il avait
laissé à New York, sa femme
angoissée et amoureuse, et
sa petite fille née après son départ car il fallait qu’il soit là. Dieu lui
commandait de faire cela.

C’était avant Buchenwald. En compagnie de son chauffeur, de
l’officier et de l’enfant qui l’accompagnent, Daniel s’enfonce alors
dans une nuit qui le transformera à jamais. Car il a rencontré dans
un autre camp, celui d’Ohrdruf, cet enfant mutique dont il s’est mis
en tête de retrouver les parents. Aidé de cette torche et de cet
espoir, il pénètre dans cet endroit qui dépasse tout entendement,
dans ce lieu où l’injustice côtoie la folie et la violence avec pour
seul arbitre une mort qui n’a pas fui le camp avec ses anciens
maîtres. L’ouvrage magnifiquement écrit atteint alors dans ces
instants quelque chose de paroxystique en matière d’émotion.
Avec ses cadavres, ses odeurs, ses regards, Laurent Sagalovitsch
nous prend par la main et nous force à regarder. Et au fur et à
mesure que la lecture pénètre dans ces ténèbres qui font vaciller
la torche de Daniel, on prie pour que l’auteur ne nous lâche pas la
main.

Ce livre est véritablement un escalier que l’on descend lentement,
à pas mesuré mais où chaque marche semble insurmontable.
Tenant sa conscience religieuse à bout de bras comme une
lanterne, Daniel arpente ces abysses. Mais, bientôt, cette lanterne
ne parvient plus à éclairer son chemin. Jusqu’à s’éteindre. Jusqu’à
la nuit totale. Celle dans laquelle est tombée l’humanité. Celle
d’Elie Wiesel. Sa croyance et son engagement ont été dévorés par
les démons du bien-fondé de son action et sa propre culpabilité.
Qu’a-t-il fait, lui le serviteur de Dieu ? « Je ne sus que répondre, rien
d’autre qu’un silence qui était comme le début d’un aveu »
lance-t-il.
Dieu a détourné son regard et lui, Daniel, son rabbin, a été le
complice de ce meurtre divin, de la lâcheté de celui qui était leur
Père. Le cœur de l’ouvrage est bien là : ici par milliers résident ces
hommes, ces femmes, ces vieillards, ces enfants de Buchenwald et
d’ailleurs devenus soudainement et sans raison, orphelins de Dieu.
Et les phrases, les mots de l’auteur pareils à des cris étouffés qui
jamais, ne sont parvenus au ciel, surgissent comme autant de
rappels à l’ordre pour ne pas oublier, pour ne pas banaliser cette
tragédie. La mémoire se nourrit de pourriture. La mémoire
s’entretient avec les braises encore chaudes des fours crématoires
nous dit Sagalovitsch et il a raison.

« A chacun son dû » proclame l’entrée du camp de Buchenwald.
Pour les juifs. Pour les hommes. Pour l’humanité. Lorsque Saul,
aveuglé par la lumière de Dieu sur le chemin de Damas, entendit
ce dernier lui dire : « pourquoi me persécutes-tu ? », il devint Paul.
Et lorsque Daniel, dans les ténèbres du camp s’exclama : «
pourquoi n’as-tu rien fait ? », il n’obtint aucune réponse. Rien que le
silence.

Par Laurent Pfaadt

Laurent Sagalovitsch, Le temps des orphelins,
coll. Qui-Vive, , 224 p. 2019.

Suivre son étoile

Roman posthume de l’écrivain canadien
Splendide

Les lecteurs français ont
découvert la voix sombre et
magnifique de Richard
Wagamese en 2016 avec Les
étoiles s’éteignent à l’aube
. Puis,
avec Jeu Blanc en 2017, il
confirmait son incroyable talent
et s’imposait comme l’une des
grandes voix tragiques de la
littérature canadienne. Mais la
mort de l’auteur le 10 mars 2017 rendit cette voix subitement
muette. Jusqu’au jour où son éditeur historique, ZOE, reçut le
manuscrit de son dernier roman, Starlight, œuvre en tout point
testamentaire.

Starlight pourrait être le nom d’une étoile dans le ciel orageux de
Wagamese. Il est celui du héros de ce roman bouleversant et
sensible. Frank Starlight, fermier d’origine indienne, taiseux et
d’une immense bonté, aime photographier les animaux sauvages
et communier avec la nature. Son objectif croise bientôt Emmy et
la petite Winnie qui fuient la violence des « vrais hommes » selon
les mots de Maddie, l’assistante sociale, c’est-à-dire ceux qui
boivent et frappent les femmes. Très vite, dans l’esprit du lecteur
commence alors à germer cette idée qui ne le lâche plus et le
pousse à ne pas s’arrêter de lire : que va-t-il se passer entre Frank
et ces deux êtres fragiles au milieu de cette nature préservée ? Car
pour Frank Starlight, la nature est la source de toute vie. Mais
c’était avant de rencontrer l’amour, cette « contrée vierge » «
chaque pas qui nous en rapproche nous transforme. Nous grandit.
Change la géographie de qui nous sommes »
. Tandis qu’il sert de guide
à Emmy, celle-ci devient le sien dans cette découverte de l’amour.
Cette rencontre se mue alors en hymne et la prose de Wagamese,
en une longue mélopée glorifiant cette nature qui, à l’instar de
l’amour change, avec ses sensations et ses créatures, les êtres qui
s’y abandonnent. Et, à travers le personnage d’Emmy, magnifique
bête blessée qui renaît à la vie auprès de Frank, le roman devient
un magnifique plaidoyer en faveur de la préservation de ses
racines, quelles qu’elles soient en même temps qu’un manifeste
féminin qui montre combien les femmes sont si importantes dans
ce monde et combien elles changent celui des hommes.

Comme une boucle, comme pour refermer cette porte littéraire
qu’il a entrouverte, Wagamese reprend ainsi le héros des Etoiles
s’éteignent à l’aube
. L’adolescent est ainsi devenu un homme. La
violence s’est muée en amour. En c’est en cela que les personnages
de Wagamese rappellent ceux de Steinbeck. En fait, à y regarder
de plus près, Starlight est bel et bien une étoile, que l’on suit
depuis son adolescence. Il y a laissé une poussière d’encre qui se
répand dans ce roman merveilleux, illuminé par la beauté des
paysages de la Colombie-Britannique et par la bonté de son héros.
Et malgré les ténèbres que portent avec eux Cadote et Anderson,
astres noirs du roman, bien décidés à se venger d’Emmy, ils ne
parviennent pas à recouvrir l’éclat de cette étoile, qui n’a jamais
été aussi vivante en ces instants de pêche à la truite ou de cette
scène incroyable entre Emmy et la biche.

Starlight porte en lui à la fois cet espoir et cette résignation qui
cohabitèrent jusqu’au bout dans le cœur de Richard Wagamese.
Emporté par cette violence qu’il mit en littérature, il s’éteignit
peut-être à l’aube de ce 10 mars 2017. Mais nul doute que la
lumière de ses romans, éclatante dans ces nuits d’orages zébrées
des éclairs racistes et violents de la société canadienne, brillera
encore longtemps dans nos cœurs.

Par Laurent Pfaadt

Richard Wagamese, Starlight,
Chez ZOE, 272 p.

Interview Francis Geffard

Francis Geffard
© Jean-Luc Bertini

« On ne comprend pas l’Amérique si on ne
s’intéresse pas à la question
indienne »

L’éditeur Francis Geffard
dirige depuis près de vingt-
trois ans la collection Terres
d’Amérique chez Albin
Michel. Editeur de plusieurs
Prix Pullitzer comme Colson
Whitehead, Anthony Doerr
ou Adam Johnson, il a
également permis aux
lecteurs français de découvrir
des auteurs tels que Louise Erdrich, Donald Ray Pollock ou Joseph
Boyden. Pour Hebdoscope, il revient sur sa vision de la littérature
américaine et nous dévoile la prochaine rentrée littéraire.

Comment qualifierez-vous la littérature américaine ?

Personne en France n’est à même de traiter de la littérature
américaine dans son intégralité. C’est pour cela qu’il y a autant
d’auteurs américains dans les catalogues de toutes les maisons
d’édition. La littérature américaine est une des rares littératures
universalistes du monde. N’importe qui peut devenir un écrivain
américain. Il suffit d’émigrer, de devenir américain et d’utiliser la
langue anglaise. Elle n’est finalement que le creuset dans lequel
toutes les littératures du monde se sont mêlées. Car à part les
Indiens, les Américains sont tous venus d’ailleurs, emportant avec
eux leur histoire, leur culture, leur vision, leur ADN. Tout cela s’est
fondu dans un nouvel espace et c’est peut-être ce qui donne à la
littérature américaine cette énergie, cette fluidité et cette
capacité à être, quatre siècles plus tard, une littérature
d’immigrants.

Et quelle la place de la littérature indienne là-dedans ?

C’est LA littérature américaine par excellence parce que cela fait
des générations et des générations que les hommes habitent cet
espace, l’ont mis en mots dans des poèmes, dans des chants, dans
des rites et dans des histoires. Leur littérature se fait ainsi l’écho
de cela même si l’oralité y tient une place prépondérante. Faulkner
disait qu’on ne comprend pas l’Amérique si on ne s’intéresse pas à
la question indienne. C’est la base de ma relation à l’Amérique. S’il
n’y avait pas les Indiens et les Noirs, l’Amérique serait
insupportable.

Donc plus qu’aucune autre, la littérature indienne est une
littérature de l’oralité

Oui, c’est vrai. Le monde indien est fondé essentiellement sur
l’oralité. Il y a aux Etats-Unis un auteur assez emblématique à ce
sujet : Sherman Alexie qui dit préférer avoir dix lecteurs blancs
que dix lecteurs indiens car les dix lecteurs blancs vont chacun
acheter un livre alors que chez les lecteurs indiens, un seul va
l’acheter et va le raconter aux neuf autres. La spécificité de mon
travail, ici, chez Albin Michel, est d’avoir rassemblé dans une
maison d’édition la quasi-totalité des écrivains de ce monde-là que
ce soit James Welch, Leslie Silko, Scott Momaday, Louise Erdrich,
David Treuer, Joseph Boyden, Sherman Alexie ou Tommy Orange.

Pensez-vous que la littérature américaine a imposé ses codes au
monde entier ?

Je ne pense que pas que le goût de la littérature américaine soit la
résultante d’un impérialisme culturel. Simplement, l’Amérique,
depuis qu’elle existe, fait rêver l’Europe. On l’associe au
dynamisme, à la liberté, à la vitalité, à l’égalité, à l’idée que tout est
possible. Je ne sais pas ce que le monde serait devenu si
l’Amérique n’avait jamais existé. Elle a constitué un sacré souffle
dans l’histoire humaine.

Cette littérature est également marquée par l’influence de la
terre et des morts

La capacité qu’ont eue les écrivains américains à s’enraciner dans
un lieu comme les Indiens et à être en total osmose avec ce qui les
entoure, les paysages, la nature, constitue un élément important
de cette littérature traversée par l’opposition entre la civilisation
et la sauvagerie. Et puis, en Europe, les auteurs appartiennent aux
élites alors qu’aux Etats-Unis, ils sont toujours à la périphérie de la
société et se réservent le droit d’être en désaccord avec elle.

Comment faites-vous vos choix éditoriaux ?

Je crois qu’on reçoit ici 500 à 600 manuscrits étrangers
anglophones. Il y a d’abord des affinités avec des éditeurs
étrangers. Et puis, je ne me pose jamais la question de savoir si un
livre va avoir du succès car honnêtement on ne le sait jamais. Il
faut que l’écriture transporte quelque chose. Je suis assez sensible
à la voix, à l’écriture et à l’univers. Je préfère une voix pas tout à
fait aboutie mais qui a un véritable univers et au service d’une
intention plutôt que quelqu’un de très bien sur le plan technique
mais où il ne se passe pas grand-chose. Et puis, on ne peut pas être
l’éditeur de tout. Il faut donner une coloration à ce que l’on fait. Je
suis avant tout un lecteur comme les autres avec cette possibilité
de transformer ma lecture en proposition de lecture aux autres.

Parlez-nous de vos futurs choix, de l’ovni Tommy Orange ? Et à
quoi peut-on s’attendre dans les mois à venir ? 

Ici n’est plus ici de Tommy Orange qui collectionne les prix se situe
dans la droite ligne des auteurs que j’ai cité sauf que ce roman se
passe dans les villes. On associe souvent les Indiens à la nature, à
leurs réserves. Aujourd’hui 60% des Indiens vivent pourtant dans
les villes, là où il y a du travail. On parle légitimement de la
question noire aux Etats-Unis mais la question indienne reste le
péché originel de ce pays. Les différents personnages de Tommy
Orange, dealers, rappeurs reflètent la violence, la maltraitance, la
dépossession, le mensonge et la guerre dont furent victimes les
Indiens. Et cette violence émane également des Indiens eux-
mêmes. Ces gens n’ont toujours eu que le pire du rêve américain.
Sinon, il y aura également Les patriotes de Sana Krasikov, une
histoire familiale sur trois générations de refuzniks entre Etats-
Unis et URSS, une nouvelle traduction de La maison de l’aube de
Scott Momaday, l’une des grandes voix de la littérature indienne
ou un formidable écrivain canadien à découvrir, Michael Christie.

Par Laurent Pfaadt

Tous les auteurs cités sont à découvrir chez Albin Michel

Conversations entre adultes, Dans les coulisses secrètes de l’Europe

Janvier 2015. Ministre des finances
du gouvernement grec durant la
crise économique qui frappa le pays
et fit craindre une sortie de la
Grèce de la zone euro, Yanis
Varoufakis assista pendant sept
mois en spectateur médusé aux
sommets européens qui décidèrent
du sort de son pays. Ses notes
prises dans le plus grand secret,
décrivent sans concessions, un
monde où règne hypocrisie et
duplicité, bien loin des préoccupations humanistes
requises à ce niveau de responsabilité. Passant de Bruxelles à
Athènes, l’ouvrage permet également de mesurer les rapports de
force en Europe et de prendre conscience un peu plus de
l’effacement des idéologies dans un monde en changement soumis
définitivement aux lois de l’argent.

L’ouvrage qui devrait être adapté au cinéma par Costa-Gavras
raconte ces moments tantôt ubuesques, tantôt tragiques. Ces
discussions pourraient prêter à sourire sauf qu’ici se décida, entre
quelques-uns, du sort d’un pays, d’un continent et de plusieurs
millions de personnes. Ici l’Histoire avec un grand H prit
certainement une direction irréversible. En y pensant, cela fait
froid dans le dos. Au lendemain des élections européennes, voilà
donc une lecture nécessaire.

Par Laurent Pfaadt

Yanis Varoufakis, Conversations entre adultes,
Dans les coulisses secrètes de l’Europe,
Chez Babel, Actes Sud, 544 p.

 

L’espion et le traître

L’histoire qui semble sortie tout
droit d’un roman de John Le
Carré ou de Robert Littell est
d’autant plus effrayante qu’elle
est véridique. Pur produit d’une
famille qui a servi sans ciller le
KGB, Oleg Gordievsky entra à
son tour dans la carrière d’espion
avant de faire défection. De
cette histoire, l’écrivain Ben
MacIntyre qui a recueilli pour la
première fois les témoignages
des acteurs de cette incroyable histoire, en a tiré un document
digne des meilleurs thrillers.

Gordievsky devient alors un agent double. Tout en travaillant pour
les Anglais qui l’ont recruté à Copenhague, il donne le change
auprès des Soviétiques grâce aux infos distillées par le MI6. Sorte
de Philby soviétique, son histoire est racontée avec un rythme tel
qu’il est impossible de lâcher ce livre, best-seller en Angleterre et
qui devrait bientôt devenir une série télévisée. Mais n’est pas
Philby qui veut et Gordievsky le comprit très vite. Car les traîtres
sont partout. Il lui fallut ainsi s’arracher des griffes du KGB et son
passage définitif à l’Ouest lors de l’opération Pimlico est l’un des
passages les plus incroyables du livre. Alors oubliez tout et
plongez d’ce récit incroyable qui vous transportera des ors du
Kremlin au coffre obscur d’une voiture à la frontière finlandaise,
du 10 Downing Street à de ludiques parties de badminton en
compagnie de personnages à la fois brillants et médiocres d’une
guerre froide à qui il ne reste que quelques années à vivre.

Par Laurent Pfaadt

Ben MacIntyre, L’espion et le traître,
Aux éditions de Fallois, 416 p.

Classé sans suite

Chaque livre est une forme de
musée. Il permet de se souvenir mais
surtout de ne pas oublier. Consacré
livre de l’année par le magazine Lire,
le roman de l’écrivain italien Claudio
Magris, auteur de l’inoubliable
Danube, revient dans ce roman qui
tient parfois de l’essai, sur un
épisode peu connu de la seconde
guerre mondiale : la présence à
Trieste d’un camp de la mort – le
seul sur le territoire italien – où juifs
et opposants politiques furent
enfermés et exécutés notamment
via un four crématoire. Là-bas, les détenus gravèrent sur les murs
du camp les noms de leurs bourreaux, noms consignés dans de
petits carnets.

La narratrice de ce roman, petite-fille d’une prisonnière du camp
au passé trouble, raconte la volonté d’un professeur d’établir à
partir de ces carnets, un musée de la guerre pour montrer
l’horrible ingéniosité des hommes. Cette quête muséale se double
vite d’une quête personnelle en même temps que d’un combat
contre l’oubli de cette ville qui classa sans suite la mort de ce
professeur et de son projet pour la vérité. Du poignard qu’il fut, le
stylo devient ainsi, dans la main de Magris, ce burin destiné à
gratter la chaux d’un mensonge qui, même s’il est partagé par tous,
n’en demeure pas moins un mensonge.

Par Laurent Pfaadt

Claudio Magris, Classé sans suite,
Chez Folio, 480 p.