Archives de catégorie : Lecture

L’épée plus forte que la plume

Holbrooke © Politico

Un essai percutant,
lauréat du prix
Pulitzer 2018,
permet de
comprendre les
mutations à l’œuvre
dans la diplomatie
américaine.

Tout le monde se souvient de cette photo de Richard Holbrooke,
envoyé spécial du président Clinton, sur le tarmac de la base
aérienne de Dayton en compagnie de diplomates et de militaires
venus négocier les accords qui devaient aboutir à la fin de la guerre
en ex-Yougoslavie.

A la lecture du brillant essai de Ronan Farrow, journaliste au New
Yorker, il est légitime de se demander si cette image n’appartient pas
désormais aux livres d’histoire, si des figures comme celles de
Richard Holbrooke, ce « type odieux que l’on adorait détester » selon
Farrow ou de ces diplomates américains « à l’ancienne » qui
traversent ce livre, ne sont pas des espèces en voie de disparition
tant la situation semble avoir pris une direction irréversible depuis la
fin de la guerre froide.

Fourmillant de détails incroyables et savoureux – on a parfois
l’impression de nager en pleine série façon A la Maison Blanche ou
House of Cards – et d’interviews des principaux acteurs de la
diplomatie américaine de ces trente dernières années, Ronan
Farrow démontre la lente mainmise des services de renseignement
et du Pentagone sur la diplomatie et la marginalisation progressive
de cette dernière. Non seulement les militaires ont acquis de plus en
plus de poids auprès du locataire du bureau oval mais surtout la
diplomatie elle-même s’est militarisée. Cette évolution peut ainsi se
résumer à cette remarque de Richard Holbrooke évoquant ses
relations avec David Petraeus, commandant en chef de l’armée
américaine en Afghanistan : « Il a plus d’avions que moi de téléphones. » 

S’attardant longuement sur les cas d’école que sont les relations des
Etats-Unis avec le Pakistan et l’Afghanistan que l’auteur connaît bien
pour avoir collaboré avec Holbrooke lorsque celui-ci fut le
représentant spécial pour ces deux pays, Ronan Farrow permet de
rendre compréhensible les multiples jeux intérieurs et extérieurs de
tous ces acteurs. En nous emmenant des réceptions des
ambassadrices d’Islamabad aux charniers du nord de l’Afghanistan,
l’auteur expose ainsi avec pédagogie les enjeux complexes qui
illustrent les mutations à l’œuvre dans l’administration américaine.

Evidemment la présidence Trump ne pouvait échapper à son
analyse. Mais si cette dernière a encore accentué cette
militarisation notamment dans la lutte contre l’Etat islamique avec
la nomination de généraux aux postes-clés du gouvernement, Ronan
Farrow n’exonère pas Barack Obama de responsabilités notamment
dans sa propension à vouloir sous-traiter la lutte contre le
terrorisme et les opérations extérieures. Si cette stratégie a permis
d’économiser des vies américaines, elle a été désastreuse
stratégiquement et en terme d’image, les sous-traitants se souciant
peu des droits de l’homme par exemple.

Au final, on ressort assommé par un un tel livre, non pas tant à cause
de la masse d’informations délivrées mais bel et bien parce que ce
phénomène à l’œuvre traduit quelque chose de notre monde et de
nos sociétés. Et ce qu’il dit n’incite pas à l’optimisme.

Par Laurent Pfaadt

Ronan Farrow, Paix en guerre,
la fin de la diplomatie et le déclin de l’influence américaine
Chez Calmann-Lévy, 576 p.

 

L’année de la mort de Peter Nadas

Peter Nadas © Gaspar Stekovics

Avec Almanach, le
grand écrivain
hongrois Peter
Nadas signe l’un des
meilleurs livres de
l’année

Peter Nadas se fait
discret. Fuyant
l’exposition
médiatique à la manière d’un Kundera, il aime être cet ermite distillant sa vision du
monde depuis son exil volontaire et semble vouloir nous dire : « si
vous voulez savoir ce que je pense, lisez mes livres »
.

Et il faut bien dire qu’en lisant ce dernier, tout devient clair, limpide.
Oscillant une nouvelle fois entre le réel et l’imaginaire dans ce style
narratif si caractéristique de sa prose, Peter Nadas nous livre sa
vision du monde et de l’histoire à travers les reflets du lac Balaton où
lui et ce double viennent de s’installer pour se demander si cette
année sera la dernière de leur vie. On ne sait véritablement pas si
l’écrivain reclus qui parle dans Almanach n’est autre qu’un
hétéronyme de Peter Nadas, un peu comme le Ricardo Reis de
Pessoa. Car en observateur attentif de son époque, cet écrivain
s’interroge sur notre société, sur nos interactions avec les autres
dans ce monde contemporain, sur l’idée de progrès, de création ou
sur cette société des objets dont on se demande qui possède l’autre,
comme dans le cas de la télévision dont il propose une brillante
analyse.

La démocratie, l’amour, la vie urbaine, le sexe avec cet avant-goût de
la mort sont quelques-uns des sujets que Nadas aborde tout au long
de ces pages. Comment ne pas voir l’ombre du Ricardo Reis de
Saramago dans cette évocation de la mort et dans cette relation
entre la littérature et le mythe qu’elle fabrique. Ainsi écrit-il que «
notre littérature n’atteindra l’âge adulte qu’au moment où elle ne singera
plus le malade imaginaire, toujours prête à s’inventer des maux physiques
pour ne rien voir du mal psychique qui la ronge ».

Avec son écriture dense, la prose de Nadas est une pluie qui pénètre
le sol de notre esprit pour s’y imprégner en profondeur et y faire
germer le doute salutaire, celui de Descartes. Chaque phrase semble
contenir à elle seule tout un ouvrage. En règle générale, si un livre
délivre une citation ou un aphorisme, peut-être a-t-il une chance de
demeurer dans la mémoire collective. Or ici, il y en a des centaines.
On ne peut le lire d’un trait car chaque mot doit trouver sa place
dans notre esprit. Chaque phrase a besoin de sa digestion spirituelle.
De toute façon, on ne veut pas le lire trop vite. Sorte de prophète
des temps modernes, Peter Nadas livre là un témoignage lucide et
acéré sur son temps où son humour et son cynisme font une
nouvelle fois mouche. Ce n’est pas, ce n’est plus une prose, une
littérature qu’on a l’habitude de lire car elles appartiennent à des
temps immémoriaux, à cet or tiré de la forge de l’âme humaine dont
on fait les Nobel. Et sans vouloir être un donneur de leçons, Nadas
propose en même temps à ses lecteurs l’introspection d’un homme,
d’un écrivain qui comprend aussi qu’il est, d’une certaine manière,
complice de ce monde qu’il critique. Notre responsabilité est donc
collective nous dit-il. C’est pour cela que ce livre est à lire
absolument. Encore et encore.

Par Laurent Pfaadt

Peter Nadas, Almanach,
Chez Phébus, 336 p.

Au bénéfice du doute

Joyce Carol Oates © Dustin Cohen

Joyce Carol Oates
joue les prophètes.
Epoustouflant. 

Avec une centaine de
livres au compteur et
à plus de quatre-
vingt ans, Joyce
Carol Oates ne cesse
de nous surprendre.
Le petit paradis en est
un nouvel exemple. Dans cette dystopie se déroulant autour de
2040, l’Amérique du Nord devenue les Etats-Unis Reconstitués est
régie par un système totalitaire où les nouvelles technologies ont
été mises au service d’un pouvoir annihilant toute liberté
individuelle. Ce système qui rappelle beaucoup la Russie soviétique
des années 30 avec ses confessions publiques et sa volonté de
façonner un homme nouveau, a classé les individus en fonction de
leur dangerosité : il y a les individus marqués, condamnés, exécutés
et supprimés.

Une brillante adolescente, Adriane Strohl, major de sa promotion en
terminale, fait ainsi preuve d’une liberté de pensée jugée
dangereuse durant son discours et se voit condamnée à être
déportée dans le Midwest des années 1960 comme on envoie un
intellectuel travailler au champ durant la révolution culturelle
chinoise. Là-bas, elle doit purger sa peine pendant quatre années en
espérant pouvoir réintégrer la société qui l’a banni.

Devenue étudiante à la faculté de psychologie de Wainscotia sous le
nom de Mary Ellen Enright, elle se retrouve très vite assaillie par ses
souvenirs, notamment ceux concernant ses parents et par des
sentiments de solitude et de méfiance. Derrière la trame narrative,
une nouvelle fois menée de main de maître par l’auteure américaine,
citée plusieurs fois pour le Prix Nobel, Oates délivre une critique
acerbe de cette société qui nous attend où la technologie et la
révolution numérique ont été détournées de leurs sens premiers
pour servir d’instruments de domination, comme la Terreur a été
celui de la révolution française. Mais ici, le tyran n’est plus
Robespierre mais une base de données. « ll n’y a pas d’accidents,
uniquement des algorithmes »
lance ainsi l’un des membres des
services de sécurité, sorte de monstre froid qui expédie Adriane
dans le passé.

A l’instar d’une Margaret Atwood, la dystopie permet également à
l’auteur de nous délivrer une nouvelle critique des dérives de la
société américaine, de la classification des races – thème cher à
l’auteure sur lequel elle ne s’attarde cependant pas – au
créationnisme pour ensuite dériver vers cette uniformité du monde
qui est en train de précipiter ce dernier dans l’abîme, et les
représentations de soi et de son époque, érigées en dogmes absolus.

Il n’y a donc plus de place pour le hasard dans cette société que nous
décrit Joyce Carol Oates et surtout pas pour l’amour, extrêmement
codifié, qui paradoxalement, constituera la seule erreur de ce
pouvoir. Ne parvenant pas à le détruire, celui-ci devient la planche
de salut de notre héroïne. Car c’est là où tout va basculer, dans cette
impossibilité à contrôler les émotions des gens, dans ces interstices
du doute que ces machines du futur ne parviennent pas à contrôler.
Et de cet échec va naître la résistance, la révolte, ce besoin intense
de liberté qui réside en chacun de nous et que, semble dire Oates,
même les systèmes les plus sophistiqués ne parviendront jamais à
détruire. C’était vrai dans les années 1960 en pleine guerre froide.
Quatre-vingt ans plus tard, rien n’a changé. Car au final, c’est bien de
cela qu’il s’agit : de notre capacité à exercer notre libre-arbitre.
Construit comme un roman pessimiste, Oates finit par en tirer une
lumière éclatante. Comme à chaque fois.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Le petit paradis,
Chez Philippe Rey, 384 p.

Un bouclier contre la barbarie

Plusieurs ouvrages
reviennent sur le
pouvoir de la
musique comme
arme de résistance
dans les camps nazis.

Le camp  de
concentration de Theresienstadt ou
Terezin en Tchécoslovaquie regroupa de nombreux artistes juifs et
notamment des musiciens comme le célèbre chef d’orchestre Karel
Ancerl ou le compositeur Viktor Ullman, élève de Schönberg. Il fut
présenté par la propagande nazie comme un camp modèle mais la
réalité fut toute autre. Parmi les nombreux musiciens enfermés là-
bas, un autre chef d’orchestre, Raphaël Schächter, eut l’idée
d’interpréter le requiem de Verdi. Plus qu’une simple interprétation,
ce dernier souhaitait « prouver l’imposture, l’aberration des notions de
sang pur ou impur, de race supérieure ou inférieure, démontrer cela
précisément dans un camp juif par le moyen de la musique, cet art qui
mieux peut-être que tout autre lui semblait pouvoir révéler la valeur
authentique de l’homme »
écrivit ainsi Josef Bor dans son ouvrage
paru en 1963 et qui retrace cette fantastique aventure.

L’idée folle de Schächter se mua vite en quête. Le recrutement des
chanteurs, la collecte des instruments s’apparentèrent à des actions
de résistance. Et les déportations successives qui obligèrent
Schächter à recomposer les rangs jusqu’à la dernière minute
n’empêchèrent jamais ces hommes et ces femmes de clamer, à
travers leurs chants et leurs instruments, leur volonté de vivre, de
résister. Dans cet Hosanna lancé à la face de la barbarie et dont
l’écho parvint certainement jusqu’à Auschwitz, il n’y avait plus ni
juifs, ni chrétiens mais juste une humanité transfigurée par la
musique.

Le 16 octobre 1944, Schächter arrivait à Auschwitz pour y être
assassiné. Six mois plus tôt, une autre grande musicienne, Alma Rosé
mourait dans le même camp. Grâce à l’extraordinaire biographie que
lui ont consacrée Richard Newman et Karen Kirtley et nourrie de
plus de cent entretiens, le lecteur français peut enfin découvrir ce
personnage extraordinaire et pourtant quasi inconnu de la musique
classique au 20e siècle. Prodige du violon et fille d’Arnold Rosé,
premier violon de l’orchestre philharmonique de Vienne et grand
ami de Gustav Mahler, Alma Rosé s’activa pour défendre la place des
femmes dans la musique. Arrêtée en France et déportée vers
Auschwitz, elle poursuivit là-bas ce combat avec d’autres femmes
dont la pianiste Fania Fenelon et la violoncelliste Anita Lasker-
Wallfisch, en créant l’orchestre des femmes d’Auschwitz. Au sein de
ce dernier, Alma Rosé fit preuve d’une exigence qui ne lui valut pas
que des amis et devint très vite une personnalité du camp. Sans
doute était-elle convaincue que ces femmes produisaient quelque
chose qui allait bien au-delà de la musique.

Là-bas comme à Terezin, la musique constitua une arme de
résistance à la barbarie nazie qui décimait leurs rangs. Alma Rosé
permit ainsi à de nombreuses femmes, en les intégrant à son
orchestre, de leur éviter une mort certaine. « Le monde extérieur ne
pourrait jamais comprendre ce qu’avaient vécu les femmes de l’orchestre
– la profondeur de leur détresse, la singulière étendue malgré tout de leur
étrange chance. Grâce à Alma, elles étaient restées du côté des vivants »

écrivent ainsi les auteurs. Mais pas elle. Newman et Kirtley
reviennent d’ailleurs sur le décès de cette dernière, le 4 avril 1944,
qui a longtemps suscité une controverse avant que des analyses ne
concluent au botulisme.

Raphaël Schächter et Alma Rosé ont été tués non seulement parce
qu’ils étaient juifs mais également parce qu’avec leur musique, cette
chose inconcevable dans ces lieux de mort, ils redonnaient espoir
aux condamnés. Leurs orchestres étaient décimés par les convois et
les assassinats dans les chambres à gaz, mais à chaque fois, ils
reconstituaient leurs armées musicales. Et très vite, il devint évident
que ces armées sans cesse renouvelées ne pourraient être vaincues.

Les SS, nourris de Bach et de Beethoven, ne comprirent jamais
l’extraordinaire force de cette musique qui allait les balayer. « Ces
Juifs allaient bientôt devoir chanter le Requiem pour eux-mêmes, comme
un glas de leur propre mort. C’était sans doute ce que Eichmann trouvait
si divertissant 
» écrivit Josef Bor en évoquant le cynisme de
l’architecte de la solution finale venu écouter Raphaël Schächter et
Alma Rosé. Vingt-sept ans plus tard, Eichmann ne riait plus dans sa
cage en verre. Et son requiem était alors d’une pathétique banalité.

Par Laurent Pfaadt

Josef Bor, le Requiem de Terezin,
les éditions du Sonneur, 128 p.

Richard Newman & Karen Kirtley, Alma Rosé, de Vienne à Auschwitz,
Notes de nuit, 500 p.

Tout ce que nous allons savoir

Melody Shee avait une vie simple.
Mais une leçon de piano avec
Martin Toppy, le fils d’un
personnage important de la
communauté des gens du voyage
va changer sa vie à jamais. Dans ce
récit qui avance comme un journal
de grossesse et qui évoque un peu,
du côté maternel, le Dans une coque
de noix
de Mc Ewan, Donal Ryan
montre parfaitement la lente
construction d’une maternité
façonnée par des interdits sociaux. Tout en devenant mère, Melody
doit faire l’apprentissage de la souffrance, de la frustration et du
jugement d’autrui.

Au-delà de sa simple histoire, Tout ce que nous allons savoir entraîne
le lecteur dans quelque chose de plus grand. Le roman parle du
temps qui avance au contact de ces petits évènements, de ces choix
en apparence insignifiants et pourtant fondamentaux et de ces
rencontres qui, au final, modèlent nos vies. C’est l’être humain, dans
sa plus complète essence, confronté à son temps, à ses mœurs et
tentant de lutter contre ces derniers, qui réside entre ces pages.
L’ombre de Mme Bovary plane assurément sur Melody.

Par Laurent Pfaadt

Donal Ryan, Tout ce que nous allons savoir,
Chez Albin Michel, 288 p, 2019

L’étoffe du destin

D’un côté Christophe-Philippe
Oberkampf, le célèbre industriel
français inventeur de la toile de
Jouy au XVIIIe siècle et qui a sa
station de métro. De l’autre, Alina
Diop, migrante sénégalaise fuyant
l’excision et le terrorisme. Dans ce
roman où se croisent des
personnages qui n’ont, a priori,
aucun lien, Sébastien Palle a su
construire un merveilleux récit qui
parle non seulement d’immigration
mais surtout de cette formidable capacité qu’a chaque être humain
de se dépasser et de vaincre l’impossible pour transcender son
destin.

L’un comme l’autre sont des étrangers, des migrants. Oberkampf
l’Allemand et Alina l’Africaine arrivés en France au terme de périples
à risques. Malgré les murs érigés par une France bridée par un corps
social fermé ou des considérations racistes, ils n’ont pas renoncé.
Grâce à la beauté des mots de Sébastien Palle, descendant
d’Oberkampf, ils feront de leurs handicaps des forces qui, couplées à
une forme de génie, leur permettront de convaincre empereurs
d’hier et d’aujourd’hui. A l’heure du repli sur soi, le roman de
Sébastien Palle constitue non seulement une bouffée d’air salutaire
mais fait également œuvre de salubrité publique.

Par Laurent Pfaadt

Sébastien Palle, L’étoffe du destin,
Aux Editions Héloïse d’Ormesson,
352 p, 2019

Le Tigre

L’auteur de La vérité sur l’affaire Harry
Québert
signe un petit conte
savoureux. Baptisé le Tigre, ce texte
écrit en 2004 alors qu’il n’a que dix-
neuf ans, est une sorte d’épigone
russe de la Bête du Gévaudan. Un
Tigre décime hommes et troupeaux
en Sibérie. La population effrayée
s’en remet à son tsar qui promet une
montagne d’or à celui qui lui
ramènera le tigre. Ivan, jeune
Pétersbourgeois qui rêve de fortune
et de gloire, part alors sur les traces du monstre.

La très belle narration ainsi que les illustrations de David de Las
Heras plongent immédiatement le lecteur dans cette atmosphère
russe qui n’est pas sans rappeler Gogol. Avec eux, la frontière avec le
fantastique qui sied si bien à ces histoires de monstres, de paysans
massacrés et de vastes étendues est toujours atteinte mais jamais
franchie. Mais très vite, la chasse laisse place à une quête, celle de
l’homme en proie à sa propre peur qui, tel le tigre, croit à mesure
qu’il prend conscience à de sa fragilité.

Par Laurent Pfaadt

Joel Dicker,
Le Tigre,
Aux Editions de Fallois, 64 p.

Poèmes choisis

A l’occasion de son 80e anniversaire, il
nous est possible de découvrir l’œuvre
du poète Volker Braun. Couronné par
le Prix Georg Büchner en 2000 –
l’équivalent du Prix Goncourt pour
l’Allemagne – ces Poèmes choisis qui
s’étalent des années 60 à 2013 offrent
une magnifique palette de l’œuvre de
Volker Braun. Car il faut bien le dire,
Volker Braun est un véritable peintre
des mots. Utilisant tous les styles
poétiques, de la forme classique au
poème en prose, il compose de
magnifiques tableaux littéraires en y
associant des jeux de mots, de l’argot ou des mots coupés.

Comme autant d’éléments disparates, ces derniers forment
ensemble une langue qui ne ressemble à aucune autre. Elle sonne
dans une forme de banalité lyrique, aux antipodes d’un Hölderlin ou
d’un Goethe qui traversent certaines des compositions de Braun et
frappent par son ironie souvent mordante mais toujours lucide. Et
lorsqu’elle s’aventure sur des thèmes tels que ceux de l’écologie, de
l’économie de marché ou de l’immigration, elle fait mouche. Le
propre d’un grand écrivain n’est-il pas de déranger ? Avec Volker
Braun, le vers est dans le fruit…

Par Laurent Pfaadt

Volker Braun,
Poèmes choisis,
Chez Poésie/Gallimard, 192 p.

Réflexions et souvenirs

L’immense pianiste et compositeur
russe, connu pour son troisième
concerto et ses préludes, consigna et
transmit durant sa vie nombre de
réflexions et de souvenirs. Eparpillés
dans diverses bibliothèques dont celle
du Congrès des Etats-Unis ou publiées
dans de nombreux articles, certaines
d’entre elles demeuraient inédites.

Aujourd’hui réunies dans cet ouvrage
passionnant, elle éclaire un peu plus la
réflexion de ce mythe de la musique
classique russe sur ce que doit être la
musique, sa création et son interprétation en insistant notamment
sur l’importance de la mélodie. Visionnaire sur le jazz et la musique
américaine, ses idées débordent parfois dans les domaines culturels
et politiques. Ainsi transparaissent par exemple, son attachement à
la terre russe et son aversion pour le communisme. Véritable voyage
dans la musique de la fin du 19e siècle et du début du 20e, du Bolchoï
aux Etats-Unis en passant par Dresde, on y croise non seulement
Tchaïkovski, le célèbre pianiste Anton Rubinstein qu’il vénérait par-
dessus tout mais également le grand Léon Tolstoï. « Toute musique qui
se tait cesse d’exister »
disait-il. Alors continuons à jouer la sienne.

Par Laurent Pfaadt

Serguei Rachmaninov,
Réflexions et souvenirs,
Chez Buchet-Chastel, 190 p.

Quand l’histoire s’acharne

Holodomor © DmyTO/Shutterstock.com

Réédition en poche
de l’ouvrage majeur
de l’historien
américain Timothy
Snyder

C’est ce qui s’appelle
déjà un classique.
Somme titanesque, ce grand livre d’histoire relatant les massacres
que subirent les populations d’Europe orientale entre 1933 et 1945
et qui firent près de 14 millions de morts vous laisse le souffle coupé
sitôt sa lecture achevée. On a l’impression de découvrir cette
tragédie. Et pourtant, elle a toujours été là, sous nos yeux. Mais on
ne pouvait pas le voir, on ne voulait pas le voir.

Tout le monde connaît la Shoah en Pologne et en URSS. Tout le
monde connaît les méfaits du stalinisme en Russie occidentale et en
Ukraine. Mais l’opposition entre les deux régimes totalitaires et la
division physique et mentale de l’Europe après la seconde guerre
mondiale qui a prévalu jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989
empêchaient de construire une histoire commune, une tragédie
commune, spécialement dans cette région, cette zone géographique
appelée alors l’Europe de l’Est. Il fallut du temps pour habituer notre
esprit, dégagé de tout carcan idéologique, de tout réflexe
dichotomique à cette hypothèse d’une seule et même catastrophe et
d’envisager des interactions entre ces deux totalitarismes qui
signèrent ce pacte infamant d’août 1939. Car les hommes, les
femmes, les enfants et les vieillards de cette région, eux, en prirent
conscience très vite, à l’image de cette population ukrainienne qui
vit la grande famille Holodomor s’abattre sur eux, puis accueillant
pour beaucoup les nazis comme leurs libérateurs, elle leur servit
d’assistante de l’horreur avant d’être réduite à des sous-hommes et
massacrée.

Là est la grande force du livre de Snyder et surtout son caractère
révolutionnaire. Privilégiant une approche régionale globale, Terres
de sang
montrent cet acharnement de l’Histoire où pendant une
douzaine d’années, le communisme et le nazisme ont rivalisé
d’horreurs. Puisant dans des sources et des travaux polonais,
ukrainiens, baltes ou biélorusses jusqu’alors inédits car non traduits,
l’historien américain a construit un récit magistral où il relate non
seulement les différents crimes qui ont émaillé cette période
historique mais surtout inscrit ces derniers dans une autre
temporalité dégagée des repères classiquement établis et qui
influençaient à n’en point douter notre perception. C’est
essentiellement là que réside son côté révolutionnaire. Moins dans
l’énumération des faits, l’ouvrage frappe avant tout par la révolution
historiographique qu’il introduit dans la connaissance de cette
époque en la libérant des corsets des frontières et de la datation
historique. Cette analyse permet aussi et surtout de proposer une
nouvelle lecture de la fabrication de l’histoire, et éviter que l’histoire
ne s’acharne à reproduire les mêmes schémas.

Par Laurent Pfaadt

Timothy Snyder,
Terres de sang, L’Europe entre Hitler et Staline,
Chez Folio histoire, 848 p
.