Archives de catégorie : Lecture

Le livre à emmener à la plage

James Comey, Mensonges et
vérités, une loyauté à toute épreuve

Malgré sa taille impressionnante
(plus de deux mètres), ce géant
est toujours resté dans l’ombre
jusqu’à son limogeage par le
président Donald Trump, le 9 mai
2017 alors qu’en tant que
directeur du FBI, il dirigeait ce
qu’il est désormais convenu
d’appeler le Russiangate. Mais
c’est oublier que l’homme est au
courant depuis près de quinze ans
de nombreux secrets ou plutôt, comme il le dit lui-même, de
mensonges d’Etat. En tant que procureur général adjoint des
Etats-Unis, c’est-à-dire adjoint du ministre de la justice sous la
présidence de George W. Bush entre décembre 2003 et août
2005 puis bien évidemment comme directeur du FBI entre 2013
et 2017, l’homme a traité de dossiers épineux comme la
légalisation de la torture contre les terroristes, l’affaire Plame-
Wilson, du nom de cette espionne américaine dont l’identité fut
révélée par des membres du cabinet Bush, l’enquête sur les emails
d’Hilary Clinton et bien entendu les rapports entre l’équipe de
campagne de Donald Trump et la Russie qui lui vaudra son
limogeage et sa comparution devant la commission judiciaire du
Sénat.

Le livre embarque ainsi le lecteur dans les coulisses d’une
diplomatie secrète ou dans les arcanes d’une Maison Blanche qu’il
compare à une mafia et où le mensonge et les coups bas pleuvent.
Il oscille en permanence entre thriller et roman d’espionnage. Sauf
que tout est véridique.

Par Laurent Pfaadt

Chez Flammarion, 379 p.

Le livre qui bouleversa le monde

La Bible de Gutenberg © Taschen

Une magnifique
édition de la Bible
de Gutenberg
permet de revenir
à la source de cet
évènement majeur
de l’histoire de
l’humanité

Le jeune Johannes
Gutenberg se
doutait-il que ses premiers travaux sur l’imprimerie dans un
atelier d’orfèvrerie allaient le conduire à l’immortalité, son nom
rejoignant celui d’Hammourabi ? Certainement pas. Et pourtant,
l’invention de caractères typographiques et de presses
xylographiques pour réaliser des impressions sur vélin puis, par
souci d’économies sur papier, allait révolutionner l’écrit et sa
diffusion.

En 1454, Gutenberg a une cinquantaine d’années. L’Eglise,
contestée, a besoin de diffuser ses écrits et sa pensée dans une
Europe en proie à des turbulences. A partir du texte de la Vulgate,
la Bible traduite en latin par Saint Jérôme au IVe siècle, Gutenberg
réalisa la fameuse B42, cette Bible aux quarante-deux lignes
devenue aujourd’hui mythique et reproduit par Taschen dans son
format initial c’est-à-dire en deux volumes in-folio de 324 et 319
feuillets constituant 1286 pages ainsi que dans sa version
liturgique originale.

Aujourd’hui, à l’occasion du 550e anniversaire de la mort de
Gutenberg, l’examen de ce qu’il est convenu d’appeler un trésor de
l’humanité permet d’admirer l’extraordinaire composition de
l’ouvrage. Grâce à un appareil critique mené par Stephan Füssel,
directeur de l’Institut des sciences du livre de la Johannes-
Gutenberg-Universität de Mayence où il est titulaire de la chaire
Gutenberg, cette Bible B42, présentée dans sa version de
l’université de Göttingen est décortiquée. Caractéristiques
techniques, composition de l’encre, papier utilisé, corrections à la
main, reliure reproduite pour la première fois, rien n’est oublié de
cet exemplaire inscrit au patrimoine documentaire de l’UNESCO.
Et surtout pas les fabuleuses enluminures reproduisant bestiaires
ou éléments végétaux tirées du livre de modèles de Göttingen,
sorte de dictionnaire pour tout enlumineur qui se respecte, que
l’appareil critique reproduit judicieusement. Même si l’atelier de
Gutenberg permit de gagner dix fois plus de temps qu’un moine
copiste du Moyen-Age, on mesure tout de même tout le travail
préparatoire.

Comme toute œuvre révolutionnaire, l’invention de Gutenberg ne
remporta un succès qu’après la mort de ce dernier, ruiné et oublié
de tous. Sa Bible B42 ne fut tirée qu’à 180 exemplaires,
essentiellement achetés par des monastères, et dont il n’en
subsiste aujourd’hui que 49. Mais la portée de la B42 fut
considérable. L’imprimerie qui devait répandre les idées de l’Eglise
se retourna contre elle et un demi-siècle après la mort de
Gutenberg, la Réforme, le plus grand mouvement de contestation
de l’Eglise catholique, réussit en grande partie sa mission grâce à
l’imprimerie. Révolutions, propagande, connaissance ou plaisir de
la lecture, l’imprimerie, a transformé l’humanité à tout jamais.
Cette Bible B42 devint tantôt en moyen d’élever les hommes,
tantôt une arme pour les contrôler, faisant ainsi de Gutenberg,
selon les mots de Stephan Füssel, « le père de la communication de
masse ».
Rien ne devait plus arrêter cette invention et aujourd’hui,
la multitude de livres et de magazines imprimés sur la planète
doivent en grande partie payer leur tribut à ce livre qui bouleversa
le monde et qu’il est enfin possible de retrouver, d’admirer et
surtout de posséder dans toute bibliothèque qui se respecte
même si cela ne vous dispense pas de vous rendre à Paris,
New York, Burgos ou Cambridge pour en admirer une.

Par Laurent Pfaadt

La Bible de Gutenberg de 1454, Stephan Füssel,
Chez Taschen.

Une caméra pour défier le monde

Costa-Gavras © Hervé Boutet

Le réalisateur Costa-
Gavras se raconte dans un
livre magnifique

Sa vie a quelque chose d’un
film ou en tout cas d’un
scénario que tout
producteur, de surcroît
américain, friand de
success-stories, rêverait
d’adapter. Celui d’un jeune
homme sans le sou arrivant
dans un pays étranger et ne
connaissant que peu de
monde, qui allait devenir
l’un des plus grands réalisateurs français et surtout lui, l’étranger,
le parangon de ce que la France est réellement : un phare dans la
nuit de l’humanité. Telle fut la vie de Costa-Gavras. Avec ce titre
emprunté à l’écrivain Kazantzakis, le réalisateur de films
désormais cultes comme Z, l’Aveu, Missing (Palme d’or à Cannes en
1982), Music-Box ou Amen, est allé là où il est impossible,
théoriquement, d’aller et où l’on ressort à chaque fois changé : le
pouvoir, la finance, l’âme humaine, la mémoire ou l’injustice.

Dans ce livre passionnant, on traverse plus d’un demi-siècle de
cinéma, de la France aux Etats-Unis passant de villas
hollywoodiennes en appartements exigus. On suit avec
fascination la fabrication de ses films, le choix de ses acteurs, les
décors improbables réalisés à la hâte, les scènes qu’il faut
improviser comme ces cadavres sur le plafond de verre dans
Missing. Mais il y a aussi ces films qui ne se font pas, les
propositions qu’il faut refuser, les considérations extérieures. On
y découvre cette passionnante énergie créatrice qui part de la
lecture d’un livre et devient, après moult péripéties, un film. Et
cette vie d’aventures cinématographiques et devrait-on dire
politiques ne serait rien sans ces anecdotes incroyables, de la
proposition d’adapter le Parrain au manuscrit de Soljenitsyne qui
lui arrive dans les mains à Vienne en passant par cette tentation
de devenir président de la République de Grèce. Enfin, il y a ces
moments qui vous marque à jamais et qui vont bien au-delà du
cinéma, comme cette incroyable scène du visionnage de l’Aveu par
un Arthur London figé par l’émotion. « Je n’ai jamais eu de meilleure
récompense que cette étreinte, que ce baiser un peu mouillé par ses
larmes qui coulaient le long de sa joue »
écrit à ce sujet Costa-Gavras.

Les mémoires de Costa-Gavras dressent également une
incroyable galerie de portraits. Bien entendu le triumvirat
Montand, acteurs des débuts, Signoret qui plus qu’aucune autre,
accompagna ses premiers pas depuis le Jour et l’heure de René
Clément en 1962 dont il fut l’assistant et Jorge Semprun, le grand
écrivain, scénariste de Z et de l’Aveu, domine l’ouvrage. Mais il y a
aussi ces figures qui traversent cette vie : Garcia-Marquez à
Mexico avec qui il fête la victoire de Mitterrand en 1981,
Alexandre Dubcek, Robert Redford, Salvador Allende, Romain
Gary rencontré chez Lipp ou Chris Marker, l’infatigable
compagnon de route. Derrière ces statues désormais de marbre,
apparaît régulièrement la femme aimée, Michèle, qui trace dans
ce miroir de la vie, de l’autre côté de la caméra lorsque celle-ci est
posée, le portrait d’un jeune homme sensible qui manque parfois
de confiance en lui, puis d’un homme soucieux des autres. Elle
donna à notre Persée ce bouclier dans lequel il vit les nombreuses
méduses qui ne manquèrent pas d’accompagner sa notoriété
grandissante.

S’il est théoriquement impossible d’aller là sans changer pour
reprendre le mot de Kazantzakis, non seulement Costa-Gavras y
parvint mais mieux encore, il nous a, avec ses films, changé aussi
bien à titre individuel que collectivement. Car, sa vie et son œuvre
prouvent qu’il faut toujours croire en ses rêves mais que ces
derniers peuvent également devenir utopies. Il n’y avait qu’un
immigré grec pour nous dire une telle chose. Finalement, il n’y a
jamais de hasard.

Par Laurent Pfaadt

Costa-Gavras, Va où il est impossible d’aller,
Seuil, 400p.

Entretien avec Max Steen

Schoolblock

Dans ce roman remarquablement
écrit, Max Steen campe un
professeur de lettres en colère contre
l’institution scolaire. Sous la plume
d’un amoureux des mots, dans une
Amérique revisitée à travers le
prisme de la cinéphilie, Max Steen
mêle  Histoire, terrorisme,
fantastique, science-fiction et amour
fou, le tout empreint de la nostalgie
d’un monde révolu.


Né en 2012 d’un couple franco-américain, Holden Openbook a
grandi à Savannah, dans l’Etat de Géorgie, berceau d’Autant en
emporte le vent
et d’un certain Jardin du bien et du mal, version
Eastwood. Il se souvient de son enfance nourrie de livres, de films et
de leurs personnages hauts en couleur, et convoque les fantômes de
l’Histoire. Il partage avec Abbie Laine, une fille de son âge qui
ressemble à la mutine Paulette Goddard, le goût pour les histoires
de pirates et les cimetières. La sensibilité romantique du jeune héros
va se heurter à la cruauté de la vie qui va faucher l’être aimé devenu
sa fiancée, tandis qu’il assiste à la déliquescence de la société et du
système scolaire par la présence toujours plus puissante du tout
technologique et numérique. Professeur de français, il quitte
Savannah pour Meaux. Déçu par cette expérience désastreuse, il
revient aux U.S.A, à Charleston, et accepte un poste dans un
Schoolblock, lycée expérimental ultrasécuritaire, fait de verre et
d’acier. L’amour en sera la faille fatale, celui qu’il va éprouver pour la
belle Wanna Lurne.

Parlez-nous de la genèse de votre roman. 

Plus de deux années d’écriture m’ont été nécessaires pour
m’affranchir moi-même de mon Schoolblock dont j’ai achevé la
composition durant l’été 2013. Ce projet littéraire de longue haleine
n’aurait toutefois jamais vu le jour sans la faste infortune d’une
dépression professionnelle et le congé de longue durée qui en a
résulté. Sa dimension thérapeutique ne fait donc aucun doute à mes
yeux ; cathartique aussi, je l’espère, pour les enseignants en
souffrance qui continueront de me lire et de se reconnaître dans
mes propos. Mais ce n’est pas seulement ces héroïques porte-
drapeaux de la culture que je souhaitais toucher car mon roman
procède d’un élan autant que d’un effondrement. Il fait la part belle à
l’imagination et au dépaysement sous toutes ses formes (temporel,
spatial et même surnaturel). Je tenais ainsi à profiter de son point de
vue américain pour chanter la beauté et les mystères d’une ville qui
me fascine et ne change pas : Savannah. Je crois voir là, d’ailleurs,
l’une des raisons premières de son succès en ligne.

Votre roman trouve son ancrage en 2040. Pourquoi avoir choisi le genre
de la dystopie ?

Signe des temps présents : la chronique professorale tantôt
accablée, tantôt démagogique, est devenue une sorte de sous-genre
littéraire en soi auquel j’avais l’ambition de ne vouloir ni me
conformer, ni me réduire. Il m’importait de prendre le large,
d’extrapoler, d’user de toutes les ressources du roman pour
questionner l’évolution ou le naufrage possible de l’école. Et, si je
disposais d’un contre-modèle honni, le François Bégaudeau d’Entre
les murs
, je persiste à revendiquer le modèle absolu du 1984 de
George Orwell, hélas prophétique, dont l’étude au lycée me
paraîtrait plus que jamais salutaire.

A quelle période auriez-vous aimé vivre ? 

Mon écriture et mes goûts artistiques me rattachent tous au XIXe
siècle qui vit naître le cinéma, mais que je n’idéalise pas pour autant.
Comment en aurais-je enduré la misère ou les soins dentaires, par
exemple ? Ce dont je rêverais, en revanche, c’est de m’y trouver
projeté quelque temps en rentier parisien bien portant, noble de
préférence, pour y fréquenter les salons littéraires, les salles de
spectacle, les bals et les soirées dans les hôtels particuliers.
J’apprécie beaucoup aussi, dans un registre différent, l’imagerie
américaine des années 50.

Possédez-vous des films de chevet ?

Si 2001 l’Odyssée de l’espace de Kubrick fut sans doute le plus grand
choc esthétique de mon adolescence déjà très cinéphile, le western
demeure, avant même le fantastique, mon genre de prédilection.
Mais je ne vous surprendrai pas en vous disant que je chéris tout
particulièrement le romantisme éperdu de La Valse dans l’ombre
(Mervyn LeRoy), du Portrait de Jennie (William Dieterle), de Quelque
part dans le temps
(Jeannot Szwarc) ou, plus près de nous, de The
Artist. Duel
, le premier Spielberg, est toutefois le film que j’ai vu le
plus souvent sans que cesse d’opérer sur moi son étrange pouvoir de
fascination.

Votre roman fait la part belle à un lieu emblématique de la mythologie
du western, Monument Valley, avec la belle rencontre d’un guide
Navajo. Comment est né ce personnage ? 

Je caresse un impossible rêve funèbre : que mes cendres soient
dispersées, le plus tard possible, dans ce qui constitue pour moi le
paysage le plus grandiose et le plus magique du monde. Il fallait donc
que mon protagoniste s’y lie, avant de disparaître, à un habitant de
ce territoire sacré, qu’un hommage y soit rendu et une place de
choix réservée, par son biais, aux seuls authentiques Américains, les
« Native ». L’image qu’on donne trop souvent des Indiens aujourd’hui
est peut-être moins glorieuse encore qu’à l’époque où, avant La
Flèche brisée
, le western les reléguait au rang d’intrépides méchants.
Aussi ai-je fait des recherches complémentaires pour ne pas les
trahir et pour laisser communier mes lecteurs avec leur ancestrale
approche poétique de la Nature. Red Arrowman, le nom que j’ai forgé pour ce guide Navajo, est facile à traduire et sa valeur
symbolique évidente, tout comme celui de son interlocuteur Holden
Openbook (« hold an open book »). Ils se ressemblent au moins en
cela. Sachez cependant que tous les noms de personnages du roman
offrent des clés plus ou moins accessibles pour mieux en percevoir le
modèle, la fonction ou la nature profonde.

Vous êtes français, strasbourgeois, mais votre roman est bluffant, on le
croirait écrit par un Américain…  

C’est le plus beau compliment que vous puissiez me faire. Un
internaute s’y est même trompé, mon propre nom de plume à l’appui,
en le désignant en 2016 « roman américain de l’année » !

Quel rapport entretenez-vous avec les U.S.A. hormis la culture
impressionnante que vous en avez ? Etes-vous allé sur les lieux que vous
décrivez ? 

J’ai effectué plusieurs voyages aux U.S.A. dont j’ai parcouru, de
Chicago à Santa Monica, tout ce qu’il reste de la Route 66. J’y ai
d’abord séjourné un été au CALTECH de Pasadena, en Californie,
puis j’ai fait le choix de m’y marier à Las Vegas, dans la Little Church
of the West. Les seules villes du roman où je ne me suis pas encore
rendu sont Athens et Atlanta. Savannah, supposée être la plus
hantée d’Amérique, reste bien entendu, à ce jour, ma préférée,
même si je n’y ai passé que deux nuits en 1999, et j’aimerais tant que
Schoolblock, partiellement écrit pour elle, y trouve là-bas un écho
durable. Presque tout ce que j’en dis est juste et vérifiable ; son plan
des rues, inséré dans mon livre, n’a d’ailleurs jamais quitté mon
bureau durant les longs mois d’écriture où je m’y suis immergé à
distance.

Votre style est admirable sans être laborieux, avec un rythme qui ferre
le lecteur et un vrai souffle poétique dans nombre de vos descriptions.
Comment écrivez-vous ? 

Merci pour ces compliments qui me touchent d’autant plus que
j’accorde une place essentielle à la musicalité de la langue. Ma
première ambition d’écrivain était ici de traduire la langueur
enchanteresse et parfois suffocante du Sud. J’ai fait une ample
concession à la modernité en écrivant tout le roman sur cet
ordinateur que j’y fustige, mais sans me renier, à partir d’une épaisse
liasse de feuilles de notes manuscrites, et je me suis laissé dévier ou
surprendre en cours de route par des chemins de traverse et des
personnages imprévus. Il m’est arrivé de passer plusieurs heures sur
une phrase, une image, une expression, des nuits presque blanches
sur un paragraphe, peut-être parce que je reste, dans mon
perfectionnisme, un adepte du « gueuloir » flaubertien, quoiqu’en
mode plus feutré, la sourdine en plus. Les fausses notes, en principe,
ne résistent pas à une telle épreuve. Or je me dois d’entendre la
phrase chanter avant de la coucher pour toujours sur son lit blanc.

Par Elsa Nagel

Max Steen sera présent à la Librairie Ehrengarth,
vendredi 22 juin, de 17h30 à 19h30,
pour une séance de dédicaces.

Max Steen, Schoolblock,
chez Librinova, 2018, 485 pages.

Livre du mois

Luis Sepulveda, La fin de l’histoire,
Points, 176 p.

Il aurait bien aimé couler des jours
tranquilles en Patagonie. Mais voilà
que Juan Belmonte, le héros d’un Nom
de torero
doit sortir de son oubli pour
éviter que Michael Krassnoff, ex-sbire
de Pinochet et ataman des cosaques
de la Sainte Russie ne parvienne à
s’extirper de la prison chilienne où il
est retenu. Belmonte s’en serait bien
passé. Mais l’heure est au règlement
de comptes y compris à son encontre.
Et puisque c’est ainsi, il ne lui reste plus qu’à redevenir l’ombre de ce
qu’il a été.

Dans ce court roman, on retrouve toute la verve de Sepulveda,
auteur mondialement connu qui puise dans son histoire personnelle,
celle du Chili d’Allende et du coup d’Etat de septembre 1973 matière
à une excellente histoire politique et d’espionnage où l’aptitude des
hommes a changé de camp n’a d’égal que l’once de pitié qu’ils
manifestent. Mais surtout, des bas-fonds de Santiago aux steppes
russes, dans un formidable jeu de va-et-vient entre le passé et le
présent, entre la guerre civile russe et les exactions de la junte
chilienne au pouvoir, ce roman interroge une fois de plus, tel ses
anciens apparatchiks devenus oligarques, la justesse des causes que
l’on poursuit.

Par Laurent Pfaadt

L’Histoire pour décor

Après le chapiteau vert, Ludmila Oulitskaïa signe un nouveau chef d’œuvre

Il est des écrivains dont on attend avec impatience leur nouveau
livre. Parce qu’ils n’écrivent jamais le même livre. Parce que chaque
livre est une pierre supplémentaire posée sur le chemin d’une
grande œuvre. Depuis Sonietchka (prix Médicis étranger 1996), on
suit et on lit Ludmila Oulitskaïa. On l’accompagne dans les méandres
de cette histoire tragique russe, dans ce siècle passé où les russes
que l’on appelait alors soviétiques furent les acteurs mais surtout les
victimes de cette grande roue de l’histoire qui les broya. Dans le
Chapiteau vert
, elle célébrait ces écrivains qui firent passer des livres
interdits, ces intellectuels qui ne renoncèrent jamais à exercer leur
liberté de pensée.

L’échelle de Jacob, son nouveau roman, est un pas supplémentaire ou
plutôt, pour coller à l’univers artistique du livre, de côté dans cette
œuvre. Nous sommes en 1975 en plein brejnévisme triomphant.
Andrei Sakharov s’apprête à recevoir un Prix Nobel de la paix qu’il
ne pourra chercher. Nora, jeune trentenaire et maman d’un petit
garçon découvre à la mort de sa grand-mère une malle qui contient
la correspondance qu’entretint cette dernière avec son grand-père
Jacob, ce grand-père que Nora entraperçut en 1955 à Moscou.

En se plongeant dans cette correspondance, Nora découvre alors
l’héritage intellectuel et politique de ses grands-parents mais
également des réponses à sa vie. A travers cette correspondance,
l’auteur tisse des fils invisibles entre les époques et relie tous ses
personnages qui traversent ce terrible vingtième siècle. La quête de
Nora rejoignit celle que mena Jacob, juif, antifasciste, déporté en
Sibérie et renié par les siens. Elle retrouva dans ses propres combats
ceux menés par Jacob et Maroussia. Ce nouveau roman de Ludmila
Oulitskaïa, en partie autobiographique, est ainsi une nouvelle
célébration de ces artistes au temps de la censure soviétique mais
également un vibrant manifeste féministe car aussi bien Nora que sa
grand-mère Maroussia n’ont eu de cesse de conquérir leurs libertés
personnelles.

Le livre pose ainsi la question de notre place dans ce monde, de
notre insertion volontaire ou non, dans une histoire personnelle plus
grande que nous, qui nous dépasse et qui a été forgée par ceux qui
nous ont précédé et que nous transmettons consciemment ou non à
ceux qui nous suivent. Même lorsque toutes les précautions ont été
prises pour cacher ce qui n’aurait jamais dû être révélé. L’échelle de
Jacob
semble vouloir dire que lorsqu’on essaie de détourner le fleuve
de son cours, ce dernier creuse toujours un autre lit pour continuer à
couler vers la mer. Et lorsque celui-ci prend pour décor, comme dans
l’un des spectacles de Nora, l’histoire tumultueuse d’un pays, il
agrège à lui toutes ces vies éparses pour devenir épopée. Le roman
de quelques-uns devient alors le chef d’œuvre de tous.

Par Laurent Pfaadt

Lioudmila Oulitskaia (Lyudmila Ulitskaya ou Ljudmila Ulickaja) 2012 – Photographie ©Effigie/Leemage

Ludmila Oulitskaia,
l’échelle de Jacob,
Gallimard, 624 p.

Entretien avec Michael Köhlmeier

« L’écrivain doit avoir l’ambition d’égaler les meilleurs »

A l’occasion de sa venue à Paris à l’Institut Goethe, Hebdoscope a
rencontré l’écrivain autrichien, Michael Köhlmeier.

Michael Köhlmeier est certainement l’un des écrivains vivants de
langue allemande les plus populaires. Auteur d’une œuvre variée qui
mêle romans, pièces de théâtre et réécritures de textes
philosophiques et mythologiques qui lui ont valu une certaine
notoriété outre-Rhin et que les lecteurs français peuvent désormais
apprécier dans son dernier ouvrage Qui t’a dit que tu étais nu, Adam ?
paru aux éditions Jacqueline Chambon, l’écrivain autrichien n’hésite
pas à s’engager, via sa littérature, dans les grands débats de son
époque.

Récent lauréat du prix littéraire de la fondation Konrad Adenauer,
succédant ainsi à Herta Muller ou à Cees Noteboom, Michael
Köhlmeier est connu du public français grâce à ses romans
notamment Deux messieurs sur la plage (2015), qui relate avec
beaucoup de liberté la rencontre sur une plage californienne en
1929 de Charlie Chaplin avec Winston Churchill et qui constitue un
sommet littéraire de dérision et d’ironie. Mais ce n’est que la partie
émergée de cet iceberg littéraire qui comprend de nombreux
ouvrages non traduits en particulier Occident, ce roman-fleuve qui
offre, à travers les yeux de ses personnages dont plusieurs
mathématiciens, le panorama d’un 20e siècle tourmenté.

Lors de cette rencontre conduite par Dieter Hornig, maître de
conférences au département d’allemand de l’Université Paris 8
Saint-Denis et grand spécialiste de l’écrivain, le public a ainsi pu
découvrir un peu mieux un écrivain qui tient en très haute estime le
Rouge et le Noir
de Stendhal et Anna Karénine de Tolstoï, estimant à
juste titre qu’un « écrivain doit avoir l’ambition d’égaler les meilleurs et
d’écrire le troisième plus grand roman après ces deux-là ».
Michael
Köhlmeier confesse d’ailleurs bien volontiers à propos des Deux
messieurs sur la plage
où se mêlent histoire et fiction que son père
étant historien, ce dernier « se serait effondré s’il avait su ce que je
faisais. Avec mon père nous nous sommes beaucoup aimés mais aussi beaucoup disputés. Et écrire un roman fut comme une sorte de
vengeance ».

Grace à la complicité de ses traductrices, il a été permis au public
germanophone et germanophile présent ce soir-là d’entendre des
passages lus par cet écrivain autrichien qui parle selon lui l’allemand
uniquement par hasard et se reconnaît bien volontiers une filiation
avec la route de Cormack Mc Carthy. De route, celle du destin dont
on ne sait où elle mène, il en est question dans son dernier roman, la
petite fille au dé à coudre
(2017), écrit avant la crise des réfugiés mais
dont l’histoire, celle de ces enfants réfugiés livrés à eux-mêmes,
résonne terriblement à l’aune de ce drame. Et comme dans ses Deux
messieurs sur la plage
, l’histoire fait une incursion indirecte dans son
œuvre. Michael Köhlmeier a rappelé qu’il a tiré la genèse de ce livre
dans ces enfants-loups qui arpentèrent la Baltique au lendemain de
la seconde guerre mondiale. « Et puis, à Vienne, j’ai vu cette migrante
mineure que j’ai observé, seule, debout, pendant près d’une heure et
demie. L’histoire a, à ce moment-là, germé dans mon esprit
» Et avec
cette économie de moyens qui le caractérise, la petite fille au dé à
coudre
est ainsi née.

Par Laurent Pfaadt

Retrouver la programmation de l’Institut Goethe sur : www.goethe.de 

A lire de Michael Kohlmeier :

Deux messieurs sur la plage, Jacqueline Chambon,

Michael Kohlmeier © Sanaa Rachiq

250 p. 2015, Babel, 330 p. 2017

La petite fille au dé à coudre, Jacqueline Chambon, 112 p. 2017

Interview Serra

« D’Annunzio, c’est la rencontre entre la Renaissance et la modernité »

Maurizio Serra partage son temps entre les salons dorés de la
diplomatie italienne et sa machine à écrire. L’ancien ambassadeur de
l’Italie auprès de l’Unesco et francophile est l’auteur de plusieurs
biographies remarquées consacrées à certains de ses illustres
compatriotes comme Italo Svevo, Filippo Tommaso Marinetti ou
Curzio Malaparte, cette dernière lui valant en 2011 le prix Goncourt
de la biographie. A l’occasion de sa dernière biographie consacrée au
poète Gabriele d’Annunzio, Hebdoscope l’a rencontré.

Vous décrivez Gabriele d’Annunzio comme une sorte de romantique du
19
e siècle perdu au 20e et qui a semblé, surtout dans l’Entre-deux-
guerres, dépassé par son époque. 

D’Annunzio appartient sans doute à ce qu’on pourrait appeler la
dernière génération romantique. Mais je ne le définirais pas « perdu »
dans le XXème siècle, dont il a su « magnifiquement » (avec bien sûr,
des hauts et des bas) annoncer la modernité du moins jusqu’à la
Grande Guerre et à Fiume. S’il est dépassé dans l’entre-deux-
guerres, c’est essentiellement parce qu’il s’agit d’un homme âgé pour
l’époque, épuisé par une vie et une œuvre sans relâche et isolé par le
régime. Mais n’oubliez pas qu’il dénonce immédiatement l’ascension
de Hitler, à un moment où beaucoup en Europe, hommes politiques
et intellectuels, considéraient qu’on pouvait composer avec le
dictateur nazi.

Ce condottiere, cet esthète armé fut également un homme d’action,
n’hésitant pas, à pratiquer le coup de force comme à Fiume en
septembre 1919. Est-ce là la rencontre d’un humanisme tiré des siècles
passés avec le futurisme de ce début de 20
e siècle, mêlant beauté et
violence?

Le coup de force commence avec son exceptionnel engagement
personnel avant et pendant la Grande Guerre, et se prolonge à
Fiume. Je dirais que c’est la rencontre entre la Renaissance et la
modernité. Du futurisme il aime l’élan vital, mais son « machinisme »
ne l’attire pas vraiment.

Pourquoi fait-on souvent de d’Annunzio le précurseur du fascisme alors
qu’il a entretenu des relations pour le moins ambiguës avec ce dernier,
s’y rangeant, écrivez-vous, « de guerre lasse, faute de mieux » ?

Parce que c’est la vulgate encore largement entretenue. Toute la
deuxième partie de mon livre va contre cette thèse, résumée dans la
phrase que vous citez.

Cependant, on a un peu l’impression qu’il a raté son rendez-vous avec
l’Histoire, qu’il a laissé filer son destin au profit de Benito Mussolini alors
que les deux hommes, à bien des égards, se ressemblaient.

Oui, il l’a raté, mais je pense qu’entre l’homme d’action et le lettré
c’est ce dernier qui devait, à la fin, prévaloir, et ce fut beaucoup
mieux ainsi, pour d’Annunzio surtout. Les similitudes avec Mussolini
sont très superficielles: Mussolini était un véritable animal politique
né pour le pouvoir (et la perte). D’Annunzio foncièrement un
esthète. On pourrait grosso modo dire de même du couple
De Gaulle-Malraux.

Après Curzio Malaparte et dans une moindre mesure Italo Svevo dont
vous avez été le biographe, la figure de d’Annunzio participe-t-elle à
dessiner en partie celle de l’intellectuel italien de cette époque ?

Vous savez, il n’y a pas plus un modèle italien qu’un modèle français
d’intellectuel. La ressemblance entre D’Annunzio et Malaparte (qui a
aspiré à lui succéder comme personnage et non seulement comme
écrivain) est évidente, de même que tout sauf le talent les oppose
tous deux à Svevo. On pourrait mettre en musique ces trois auteurs
comme trois temps d’un concerto. Allegro-Largo-Vivace.

Par Laurent Pfaadt

Maurizio Serra, D’Annunzio le magnifique,
Chez Grasset, 700 p. 2018

A lire également ses autres biographies
de Curzio Malaparte et d’Italo Svevo également publiées

Maurizio Serra © Emma Rebato

chez Grasset et Perrin (Tempus en version augmentée pour celle de Malaparte).

Une volonté de fer

Lionel Duroy © 2015 – Foire du livre de Brive

L’antisémitisme
roumain de l’entre-
deux-guerres vu par
une jeune femme. Un
grand Lionel Duroy. 

En cette année 1935,
la Roumanie,
gouvernée par le roi
Carol II, connaît de
nombreuses
convulsions qui
allaient entraîner ce pays vers un régime dictatorial, celui du
maréchal Antonescu aidé d’une milice d’extrême-droite, la sinistre
Garde de fer. Suivront l’alliance avec Hitler puis des lois antisémites,
des massacres et la déportation. Au milieu de cet enfer se
dressèrent deux êtres dont la rencontre structure cet admirable
roman : Eugenia Radulescu, étudiante en lettres à l’université de
Jassy et issue d’une famille structurée par cet antisémitisme de bon
aloi, et Mihail Sebastian, écrivain juif venu à Jassy pour y donner une
conférence.

Grace à son impeccable et méticuleuse reconstitution historique,
l’auteur nous montre jusque dans ses détails les plus abjectes la
lente déconstruction de cette société autrefois éclairée, celle des
Mircea Eliade et Emil Cioran dont les figures nauséabondes
traversent l’ouvrage et qui progressivement, sans s’en rendre
compte ou à dessein, mise à part quelques exceptions lucides, creusa
sa propre tombe morale après y avoir notamment enseveli ces
13 000 juifs qu’elle massacra à Jassy en juin 1941. Ce terrible
pogrom occupe d’ailleurs une place centrale dans le livre. Eugenia
est là en tant que journaliste et voit à l’œuvre cette haine du juif qui
couvait chez le voisin, chez ces simples villageois devenus les
supplétifs d’un crime contre l’humanité. Ce choc la poussa à rompre
avec sa famille et à s’engager dans la Résistance.

Eugenia est le combat d’une femme contre cet antisémitisme qui
recouvrit de son linceul sanglant Jassy et la Roumanie mais aussi
contre elle-même, contre cette tentation de violence et de haine qui
s’empara de toute une société, de chaque famille y compris la sienne
puisque son frère Stefan devint membre de la Garde de fer.
L’agression de Mihail Sebastian lors de sa venue à Jassy en 1935 et
dont le journal a servi de base de travail à Lionel Duroy décida de
l’engagement d’Eugenia et constitue, avant le pogrom de 1941, la
première rupture du livre. Cette lutte contre le démon est ici
admirablement explicitée par Lionel Duroy. On brûle d’aider
Eugenia, de lui dire de tenir bon et en compagnie de Sebastian, de
garder intact leurs consciences de toute souillure, même si cela est
difficile, même s’il faut quitter les siens. Dans ces pages, sous la
plume de Lionel Duroy, on prend pleinement conscience, à hauteur
d’homme et de femme, de cette banalité du mal qu’explicita
parfaitement Hannah Arendt où lentement, de façon imperceptible,
chaque étape franchie est un pas supplémentaire vers l’innommable.
A travers ces pages pleines de sang et à vrai dire de larmes, Lionel
Duroy continue ainsi de creuser le sillon des luttes fratricides et
familiales qu’il entama en Bosnie dans l’Hiver des hommes (Julliard,
2012).

Eugenia dut se battre sur tous les fronts, de celui d’une histoire
roumaine qui a sombré dans l’horreur à celui d’un amour impossible,
à jamais éteint dans le cœur d’un Sebastian, rongé par le dégoût de
ses semblables. Renversé par un camion soviétique, le 29 mai 1945,
point de départ du livre, sa mort offre sans le savoir sa première
victoire à ce nouveau totalitarisme qui vient de prendre pied sur le
sol roumain et dans les consciences. La hache a changé de mains et
s’apprête à nouveau à être brandie. Sous les yeux d’Eugenia qui,
certainement, ne le sait pas encore.

Par Laurent Pfaadt

Lionel Duroy, Eugenia,
Chez Julliard, 504 p.

Mémoires d’un antisémite

Une sélection de textes de Charles
Maurras permet de mieux
comprendre la pensée du fondateur
de l’Action française. 

Auteur adulé par Proust ou Malraux
puis exclu de l’Académie française,
démiurge politique ayant infusé dans
les veines du régime de Vichy, une
idéologie ayant conduit la France au
désastre militaire mais surtout moral,
la figure de Charles Maurras n’a cessé
de cliver les débats et continue
d’alimenter controverses comme en
témoigne son exclusion récente des célébrations nationales à
l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance.

Disons-le d’emblée, ce livre inégal notamment au niveau des coupes
effectuées est d’une importance fondamentale. Et ce à plus d’un
titre. On passera volontiers sur l’écrivain Maurras dont l’œuvre et la
langue apparaissent aujourd’hui datées. Ses poèmes, son éloge de la
Grèce antique dans Anthinéa n’apportent que peu de choses si ce
n’est la confirmation qu’il y eut plusieurs Maurras.

La partie politique est nettement plus intéressante. Elle permet de
cerner les grands concepts du maurrassisme : le nationalisme
intégral, l’antiparlementarisme – «  une juste loi politique n’est point
une loi régulièrement votée mais une loi qui concorde avec son objet et
qui convient aux circonstances »
-, la glorification de l’autorité qu’il lie à
la liberté – « qu’est-ce donc qu’une liberté ? Un pouvoir » –
l’encouragement de la violence pour s’emparer du pouvoir ou
l’aspect corrupteur de l’argent. Le livre L’avenir de l’intelligence (1905)
reproduit en partie seulement permet de comprendre la genèse de
l’Action française où Maurras le penseur politique y développe son
idée de monarchie laïque qui lui valut d’ailleurs l’excommunication
du pape Pie XI, le 29 décembre 1926 .

« Je suis entré en politique comme on entre en religion » dira celui qui
exerça un magistère moral durant cet entre-deux-guerres
tumultueux. Et qu’on le veuille ou non, il le mit au service de la plus
terrible des idéologies : l’antisémitisme d’Etat qui le conduisit à
lancer à la fin de son procès, le 28 janvier 1945 où il fut condamné à
la dégradation nationale et à la réclusion criminelle à perpétuité :
« c’est la revanche de Dreyfus ! ». L’ouvrage ne minore pas cet aspect et
la partie Maurras journaliste fourmille d’une haine assumée à l’égard
des juifs comme cette lettre ouverte à Abraham Schrameck, alors
ministre de l’intérieur. Tout y passe : la théorie du complot juif, la
responsabilité de ce dernier dans le déclenchement de la guerre,
l’approbation du statut des juifs du 3 octobre 1940, etc.

Il faut lire Maurras pour voir ce que la haine de l’écrit est capable de
faire, d’engendrer et c’est en cela que cet ouvrage est important. Ses
écrits permettent, avec le recul historique nécessaire, de percevoir
sa complicité dans le meurtre et la déportation de milliers de juifs
comme le furent, plus de soixante plus tard, les médias de la haine au
Rwanda. Car Maurras est et restera un antisémite.

Le journaliste Jean-Philippe Buisson qui signe la préface rappelle
qu’on a souvent comparé Maurras à Marx, fondateurs de deux
écoles de pensée et à l’origine de mouvements politiques. Cette
comparaison est erronée car Maurras ne fut pas le martyre d’une
quelconque cause, encore moins un prophète. Pour lui, le jugement
de l’histoire est sans appel. Ce livre est là pour le rappeler.

Par Laurent Pfaadt

Charles Maurras,
l’avenir de l’intelligence et autres textes,
coll. Bouquins, chez Robert Laffont, 1280 p.