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Le retour du space-opera

Premier tome d’une nouvelle saga de science-fiction appelée à faire date.

 Léveil-du-Léviathan

Avec ce premier tome de 600 pages d’une saga qui s’annonce monumentale (on annonce déjà neuf tomes), James S.A. Corey renoue avec un genre quelque peu délaissé et qui pourtant a fait la gloire de la science-fiction aussi bien en librairie qu’au cinéma, celui du space-opera. Il y a évidemment les indépassables, les  de Van Vogt et surtout Fondation d’Isaac Asimov côté livres et bien entendu Star Wars dont annonce pour 2015 un nouvel opus. Et certains ont depuis longtemps qualifié ce genre de SF de vieillotte, de dépassé pour ne jurer que par le steampunk ou Matrix.

L’éveil du Leviathan vient démontrer qu’il n’en est rien. Une fois de plus, la recette est bien suivie. Deux inconnus (Holden un capitaine en second d’un vaisseau de commerce et Miller, un flic) qui n’auraient jamais dû se croiser vont devoir unir leurs destins pour sauver celui de la galaxie (qui s’arrête au système solaire tel que nous le connaissons). Car Holden a découvert dans un vaisseau à l’abandon, le Scopuli (on reprend ici le thème du secret et de la conspiration) des informations qui mettent en péril la paix du système solaire et les périls à venir (ce Leviathan qui se réveille) tandis que Miller a remonté les traces d’une jeune femme disparue jusqu’à ce fameux vaisseau.

Le Scopuli constitue ainsi la clé de voûte d’une intrigue qui, si elle se veut classique avec l’écheveau des histoires personnelles et de la géopolitique interplanétaire avec son pouvoir en place, ses rebelles, ses frontières (la connaissance des planètes du système solaire) et ses mondes inexploités, fonctionne toujours aussi bien. A mesure que l’on tourne les pages, on pénètre dans l’intrigue et dans les divers vaisseaux à travers cette quête en construction et cette guerre en gestation qui ne font qu’exciter la curiosité des lecteurs assidus ou novices de ce genre littéraire mais qui en redemandent toujours encore.

Car, à la manière de Star Wars, la science-fiction n’est là dans cet ouvrage que pour habiller de costumes et d’histoires fantaisistes, des sentiments humains intemporels nés de la tragédie grecque et du récit homérique que sont l’amour, la vengeance, l’héroïsme ou l’homme face à son destin. Un auteur comme Dan Simmons (Ilium) par exemple, a su parfaitement exploiter ces thèmes en transposant la guerre de Troie à la science-fiction.

The Expanse va très vite devenir un classique à ranger au côté de ses brillants aînés dans les bibliothèques et mais également une série à succès. Car déjà la télévision s’est penchée sur cette saga et projette d’en faire une série. Il faut dire que sous le pseudonyme de James S.A. Corey se cache deux auteurs : Daniel Abraham et Ty Franck. Ce dernier a puisé son inspiration auprès de son maître dont il est l’assistant et qui n’est autre que George Martin, l’auteur de Game of Thrones. Tout est dit.

James S.A. Corey, The Expanse, L’éveil du Leviathan, Actes Sud, 2014.

Par Laurent Pfaadt

Edition hebdoscope 1010, septembre 2014

Maudite Albion

La romancière Karen Maitland nous offre un nouveau roman ténébreux.

 sorcière

L’Angleterre en ce début du XIIIe siècle est un royaume abandonné de tous et surtout de Dieu. La France menace et le roi Jean sans Terre, monté sur le trône en 1199, a engagé un bras de fer avec le pape Innocent VIII à propos de la nomination de l’archevêque de Canterbury qui a conduit à l’excommunication du souverain en 1209. Le roi ne bénéficie plus de la protection papale, le clergé quitte le royaume, les terres ecclésiastiques sont confisquées mais surtout le peuple est privé des cérémonies religieuses qui rythment son existence.

C’est dans ces conditions, dans cette atmosphère où le diable semble avoir chassé Dieu d’Angleterre qu’arrive à la cour de Norfolk, une jeune paysanne, Elena, héroïne de ce nouveau roman de l’une des plumes les plus talentueuses du roman historique britannique. A défaut de viatique, cette cérémonie permettant à un mourant de bénéficier de l’eucharistie pour préparer son voyage dans l’au-delà, un rituel baptisé « les mangeurs de péchés » est institué et consiste à prendre sur sa conscience, à recueillir tous les péchés des mourants, y compris les plus inavouables, les plus cruels.

Pensant travailler à la cour du seigneur de Gastmere, Elena va très vite devenir une mangeuse de péchés pour son plus grand malheur. Dans cette ambiance fantastique où le malin est caché dans chaque recoin de ces cathédrales abandonnées, notre jeune paysanne va côtoyer le diable en personne et ses innombrables serviteurs.

Après l’extraordinaire Compagnie des menteurs puis les Ages Sombres, Karen Maitland revient avec ce nouvel opus dans cette Angleterre médiévale où la crasse, le sang et la sorcellerie sont le lot commun des petites gens. Il y a dans la Malédiction du Norfolk une noirceur qui macule aussi bien les murs des châteaux que l’âme de leurs occupants. Avec cette atmosphère de fin du monde et d’hommes et de femmes livrés à eux-mêmes, sans aucune protection divine, face au mal et à la tentation, on sent chez Karen Maitland, l’influence du Moine de Matthew Lewis. La peur est distillée à merveille et permet de tenir le lecteur en éveil si d’aventure, il lui prenait l’envie de ciller. Le fantastique avec ces magiciens et cette sorcellerie comme en témoigne l’ajout de pages de l’herbier de la mandragore à côté de la réalité historique de cet épisode de l’histoire d’Angleterre compose cette ambiance qui a fait le succès des romans précédents de Karen Maitland.

L’auteur décrie et utilise une fois de plus à la perfection, cette religiosité entre christianisme et paganisme qui ont cohabité dans ce Moyen-Age des âges sombres pour reprendre le titre de son second ouvrage qui sort ces prochains jours en poche (Pocket). A cela, celle qui se situe dans la lignée des Ken Follett, des CJ Sansom et des Hilary Mantel, a rajouté une nouvelle intrigue policière qui compose un roman qui vous poursuivra de longues nuits entières après en avoir consumé plusieurs lors de sa lecture.

Karen Maitland, la Malédiction du Norfolk, Sonatine Editions, 2014

Par Laurent Pfaadt

Edition hebdoscope 1010, septembre 2014

Le héros devenu paria

Une nouvelle biographie de Philippe Pétain permet de redécouvrir ce personnage de l’histoire de France.

 Pétain

La commémoration du centenaire de la Grande guerre et le regain d’intérêt historique du public qui l’accompagne est l’occasion de publier les biographies des principaux acteurs du conflit qu’ils soient politiques, militaires ou les deux. Philippe Pétain, le héros de Verdun, n’échappe ainsi pas à cette frénésie éditrice.

Bien qu’il soit l’un des personnages les plus importants de notre histoire récente, que son procès demeure permanent dans la communauté scientifique ou dans les médias, bien peu d’ouvrages, mis à part la somme de Marc Ferro, ont tenté une approche globale et en profondeur du maréchal. C’est désormais le cas avec l’ouvrage de Bénedicte Vergez-Chaignon, grande spécialiste de cette période.

Car Pétain, c’est tout et son contraire. C’est le stratège exceptionnel de 1916 et le piètre président du conseil de 1940. C’est l’homme qui lutta contre les Allemands avant de serrer la main du plus terrible d’entre eux. C’est le général qui se soucia de la vie de ses hommes et le maréchal qui livra une partie des enfants de France à l’extermination. A ce titre, malgré la prudence du personnage (on ne sait que peu de choses sur ses positions pendant l’affaire Dreyfus), l’auteur conclut bien qu’il fut un antisémite.

Il fallait donc descendre Philippe Pétain de son piédestal ou de son pilori, et l’examiner. C’est ce qu’a parfaitement réussi Bénedicte Vergez-Chaignon tout au long des quelques mille pages qui ne sont pas de trop pour cerner le personnage public et l’homme privé. Et comme dans tous les mythes, il y a d’abord une affreuse banalité. Philippe Pétain, c’est d’abord un élève moyen qui effectue une carrière moyenne dans l’armée sans faire parler de lui. Comme tant d’autres avant et après lui, des évènements extraordinaires vont précipiter cet officier ordinaire sur l’avant-scène de l’histoire. Puis, il y eut Verdun où « Pétain aura su exploiter à son profit la propagande de guerre pour faire de lui un homme public » écrit l’auteur.

Dans l’entre-deux-guerres, l’homme, comme de nombreux héros de la Grande guerre, est courtisé par les politiques et se laisse tenter en devenant ministre de la guerre en 1934. Et puis surtout, il devient après la mort de Joffre, de Foch et de Lyautey, le dernier survivant des grands maréchaux. Car « faute de documents contemporains probants » sur Verdun, il a su tirer profit du mythe qu’il a patiemment construit.

Cultivant ses amitiés à l’extrême droite, il devient une figure de ralliement en même temps qu’un prétexte pour de nombreux antisémites désireux d’anéantir la gueuse, ce surnom donné à la Troisième République. Parvenu au sommet du pouvoir, Pétain y instaura un nouveau régime. A ce titre, Bénedicte Vergez-Chaignon décortique parfaitement la doctrine pétainiste, analysant ses diverses composantes tout en affirmant que dès le départ, « la collaboration était la suite logique de l’armistice ».

Avec ses innombrables renseignements et anecdotes – les larmes de déception de Pétain face à Foch le 9 novembre 1918 lorsque ce dernier lui demande de cesser le combat – ce livre qui entre en profondeur dans le personnage pour le mettre à nu devant le jugement de l’histoire, est appelé à demeurer la biographie de référence de cet homme qui marqua à jamais notre histoire.

Bénedicte Vergez-Chaignon, Pétain, Perrin, 2014.

Par Laurent Pfaadt
Edition hebdoscope 1010, septembre 2014

Le livre à emmener à la plage

Ludmila Oulitskaïa, le chapiteau vert

Chez Gallimard

 

5

Ce roman magnifique raconte l’histoire de trois amis : Ilya, Sania et Micha qui, en plus d’être les souffre-douleurs de leurs camarades, sont à l’opposé de cet homo sovieticus que le régime tente d’édifier et de promouvoir dans ces années 50 qui suivent la mort de Staline. Nos trois héros vont faire de cette différence une force colossale, transformant leur vie en combat, celui de la dissidence.

Avec cette fresque monumentale s’inscrivant dans la même veine qu’un Vassili Axionov, l’auteur de Sonietchka (Prix Medicis étranger) célébrée en Russie et opposante au régime de Vladimir Poutine, nous emmène au plus profond de l’âme russe moderne où l’homme affronte la fatalité, un empire totalitaire et une société qui tente en vain de l’écraser, de l’atomiser.

Dans cet URSS contrôlée par un KGB tout puissant qui traque les samizdats, ces écrits clandestins de la dissidence, Ludmila Oulitskaïa a construit des personnages attachants et détestables notamment Micha, sorte de Soljenitsyne romancé. Ce roman est un hymne à la culture, à la littérature et à l’art mais également un cri d’amour à l’amitié que rien ne peut détruire, pas même le totalitarisme.

La dissidence avait ses martyrs, ses essais, ses prix Nobel. Avec le chapiteau vert, elle a désormais son roman.

Par Laurent Pfaadt

Edition hebdoscope 1009, juillet 2014

Le livre à emmener à la plage

Ignacio del Valle, Derrière les masques

Chez Phébus
2

 

Il nous avait éblouis avec ses deux romans policiers précédents mettant en scène un soldat de la division Azul de la Wehrmacht traquant le crime dans les paysages gelés du front russe et dans les ruines de Berlin. Aujourd’hui, Ignacio del Valle, l’un des auteurs de romans policiers les plus talentueux de sa génération et l’un des chefs de file du roman policier espagnol revient avec une sombre histoire de meurtre et de criminel de guerre où les démons d’hier n’ont pas été exorcisés.

Un simple règlement de comptes entre mafieux à Manhattan est le point de départ d’une vaste enquête aux multiples ramifications où l’auteur, comme dans ses précédents ouvrages, conduit son lecteur dans les profondeurs de l’histoire et sur une multitude de pistes.

Entraînant son lecteur de New York à Tel Haviv en passant par Belgrade et La Haye, l’auteur parvient une fois de plus à construire un suspense insoutenable où les énigmes s’emboîtent comme des poupées russes. Comme d’habitude, l’auteur joue avec nos nerfs jusqu’à la dernière page, jusqu’à l’épilogue d’une enquête menée tambour battant.

Par Laurent Pfaadt

Edition hebdoscope 1009, juillet 2014

Le livre à emmener à la plage

Robert Harris, D.,
Chez Plon

 

1

On pensait l’Affaire Dreyfus inadaptable, impossible à romancer. Trop lourde d’enjeux, trop imposante dans sa symbolique historique, trop fragile pour l’histoire nationale française ! Et pourtant, Robert Harris l’a fait et de quelle manière ! Il faut dire que le maître du suspense britannique avait préparé le terrain ces dernières années avec plusieurs romans d’anthologie comme Fatherland (1992), Pompéi (2003) ou Impérium (2006).

Parvenu assez rapidement au terme de ce roman tellement il est difficile de le lâcher, une impression domine : mais pourquoi ne l’a-t-on pas écrit plus tôt ? Car tout se prête au roman dans cette affaire Dreyfus: un innocent injustement condamné (Alfred Dreyfus), un Etat décidé à étouffer un scandale, un héros qui doit se battre contre ses pairs et contre des forces qui tentent de le broyer (Georges Picquart), une histoire d’amour déchirante (entre Lucie et Alfred Dreyfus) et pour pimenter tout cela, une histoire d’espionnage entre deux pays au bord de la guerre.

Suivant les traces du colonel Georges Picquart, chef du deuxième bureau (le service de renseignement militaire), l’intrigue du roman et le scandale de l’affaire se déroulent lentement comme une pelote de laine sous la plume d’un Robert Harris au sommet de son art. Plus qu’un roman policier, D. est également une formidable entrée en matière pour un public peu familier de cet évènement majeur qui laissa des traces indélébiles sur notre histoire de France et peu enclin à se plonger dans des essais volumineux parfois dissuasifs.

Quand l’histoire se lit comme un roman…

Par Laurent Pfaadt
Edition hebodscope 1009, juillet 2014

Le livre à emmener à la plage

Wallace Breem, l’aigle de Rome

Chez Panini Books

 

  3

Prenez la scène d’ouverture du film Gladiator et prolongez là pendant 350 pages. Voilà à quoi ressemble ce roman paru en 1970 et lu dans le monde entier que réédite Panini Books, une maison d’édition spécialisée dans les romans historiques d’action. Tous ceux qui aiment cette Antiquité où le destin des hommes et des empires se jouait sur les champs de bataille, ne pourront lâcher ce roman qui conte l’histoire et le destin du général Maximus et de sa XXe légion.

Au milieu des forêts glacées de Germanie, vous n’aurez pas trop chaud pour résister au feu et à la fureur des hordes germaniques. Livré à vous-même au sein de cette 20e légion perdue en territoire hostile, il vous faudra défendre coûte que coûte l’empire des Césars ! Entre action et histoire, ce roman plein de testostérone passionnera aussi bien les adeptes de la Rome antique que les passionnés de batailles titanesques.

Par Laurent Pfaadt

Edition hebdoscope 1009, juillet 2014

Le livre à emmener à la plage

Juan Manuel de Prada, Une imposture
Chez
Seuil

6

Attention chef d’œuvre ! Voici ce qu’un bandeau devrait signaler sur la magnifique couverture du livre de Juan Manuel de Prada, prodige réac des lettres espagnoles et prix Planeta 1997 (le plus grand prix de littérature espagnole) pour la Tempête. Ou plutôt devrait-on dire nouveau chef d’œuvre de cette littérature espagnole vivante, rythmée, enlevée avec ses Arturo Perez-Reverte, ses Eduardo Mendoza, ses Ignacio del Valle, ses Carlos Luis Zafon, ses Jaume Cabré. Juan de Prada doit assurément être ajouté à cette liste avec ce roman magistral qui explore les tréfonds de l’âme humaine à la manière d’un Dostoïevski.

Une imposture c’est l’histoire d’Antonio, petit malfrat embarqué dans un destin à travers les vicissitudes de l’histoire qui va le dépasser, le détruire malgré lui.

De la fuite à la culpabilité en passant par le thème du double, très largement exploré dans la littérature, le roman montre à quel point les hommes sont capables de faiblesse et sont en permanence traversés par la rédemption. Roman de guerre et roman picaresque, Une imposture conduit jusqu’à la dernière page le lecteur sur la mince ligne de crête qui sépare le bien du mal.

Par Laurent Pfaadt

Edition hebdoscope 1009, juillet 2014

Le livre à emmener à la plage

Timur Vermes, Il est de retour
Chez Belfond
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Et si Hitler revenait ? C’est l’hypothèse un peu folle de cet OVNI littéraire qui a déjà rencontré un grand succès outre-Rhin (1,5 millions d’exemplaires vendus). Après 70 ans de silence, le Führer se réveille en pleine Allemagne du XXIe siècle avec comble du malheur pour le dictateur le plus honni de l’histoire de l’humanité, une femme à la tête de sa belle patrie ! Passé le moment de surprise et le temps de réadaptation au monde moderne, Hitler, pris pour un imitateur, se lance une nouvelle fois à l’assaut du pouvoir.

Fable moderne, Il est de retour cultive le burlesque en même temps qu’il délivre des leçons sur la manipulation des masses via les médias. Car le Führer, qui contrôla à merveille entre 1933 et 1945 les journaux et instaura une propagande que d’autres copièrent, se coule parfaitement de ce nouveau monde de l’information, distillant entre conférences de presse et shows télévisés ses théories sous la forme d’un Mein Kampf interactif.

On rit à chaque page notamment lorsqu’Hitler caricaturé à souhait par l’auteur peste contre ses généraux, Goering surnommé « le Gros » ou contre Bormann son secrétaire. On rit moins devant la facilité de persuasion et de pénétration des idées du Führer. Arrivé à la fin de l’ouvrage, on se demande : « Et si cela recommençait ? ». Alors là, on ne rit plus.


Par Laurent Pfaadt
Edition hebdoscope 1009, juillet 2014

Les ombres de la Pax Americana

Plusieurs ouvrages reviennent sur les déboires et les perspectives de la politique étrangère américaine.

obama

Un uppercut. C’est ce que l’on ressent à la lecture de cette nouvelle enquête extrêmement fouillée, ce livre coup de poing de Jérémy Scahill, journaliste qui nous avait déjà impressionné avec son ouvrage sur la société de sécurité Blackwater.

Avec Scahill, le lecteur est embarqué dans un voyage vertigineux, du sommet à la base de cette politique étrangère américaine, du Proche-Orient aux capitales occidentales, des ruelles mortelles de Badgad ou de Sanaa aux salons feutrés du Pentagone, avec ses répercussions mondiales sur l’ensemble des sociétés. Cet extraordinaire travail d’investigation nous emmène de la décision à l’exécution, des plans d’élimination aux voyages en drone. Les enquêtes parfois périlleuses de Scahill sur le terrain permettent de comprendre comment l’idéologie se traduit à tort ou à raison en meurtres, en éliminations et souvent en bavures.

Le journaliste de The Nation donne ainsi la parole à ces hommes, ces femmes que l’on range souvent dans la case « dommages collatéraux », ces victimes innocentes d’une guerre qui n’est pas la leur mais qui la devienne malgré eux et en fait des combattants redoutables et des terroristes convaincus.

Petit à petit, comme dans un thriller, les pièces disparates d’un conflit planétaire et au demeurant sans rapport entre elles s’assemblent pour devenir les rouages d’une seule et même mécanique, d’un unique engrenage concerté et décidé.

Evidemment, la critique des années Bush (2001-2009) est omniprésente avec les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak et son imposition stupide de la démocratie au Moyen-Orient. Mais Jérémy Schahill éreinte également son successeur Barack Obama. « Au moment où Obama rentre d’Oslo avec son prix Nobel en poche, son administration s’apprête à lancer une nouvelle guerre secrète et à inaugurer une nouvelle ère de la politique étrangère américaine, fondée sur l’expansion de son programme planétaire d’assassinats ciblés » écrit ainsi Jérémy Scahill.

L’ouvrage dresse également une formidable galerie de portraits de responsables politiques et militaires ou de terroristes (le général Stanley Mc Chrystal surnommé le « Pape », le terroriste Anwar Al-Awlaki, ou Raymond Davis dont l’affaire en 2011 marqua l’actualité) permettant de les restituer dans ce vaste contexte entourant cette guerre contre le terrorisme.

Du terrain à la mise en perspective, il n’y a qu’un pas que franchit allègrement Robert D. Kaplan, journaliste américain spécialisé en géopolitique et théoricien conservateur dans la Revanche de la géographie. Avec ce premier ouvrage traduit en français, le public découvre enfin ce journaliste iconoclaste dont les thèses sur le conflit yougoslave, la démocratie européenne ou l’affrontement avec la Chine ont suscité des débats passionnés.

Et il faut dire que les choses ne traînent pas. Après quelques chapitres historiques où Kaplan revient sur les grands maîtres à penser de la géopolitique et la géostratégie que sont Halford Mackinder et Karl Haushofer, qui influença Hitler, la Revanche de la géographie met en pièces la politique étrangère américaine de ces quarante dernières années.

S’appuyant sur les cartes à la manière d’une émission bien connue, Robert Kaplan avance certaines théories concernant les conflits à venir dans les vingt prochaines années. Le Moyen-Orient, l’Inde, l’Union Européenne, le Mexique et la Chine sont ainsi passés au crible.

Concernant cette dernière, Robert Kaplan reste convaincu que la Chine représente une menace mais qu’elle « est trop puissante pour être combattue ». Selon lui, sa politique d’armement active et l’accroissement de son budget militaire est avant tout dissuasif. Il revient également sur le rôle que les Etats-Unis sera appelé à jouer dans les prochaines années. Un chapitre très important est consacré à l’Iran dont il pense à juste titre – cette analyse étant d’ailleurs partagé par de nombreux spécialistes – que son réveil et sa domination du Moyen-Orient n’est maintenant plus qu’une question de temps car l’histoire a prouvé par le passé que les différentes civilisations qui se sont succédées sur cette terre ont bâti des empires durables et redoutables.

L’ouvrage pêche parfois par des références trop orientés à droite, trop marquées par une idéologie influencée par des néo-conservateurs comme Jakub J. Grygiel ou le célèbre auteur du Choc des civilisations, Samuel Huntington. A ce titre, l’ancien secrétaire d’Etat américain Henry Kisssinger y a apporté toute sa caution morale. La Revanche de la géographie n’en demeure pas moins intéressante car elle permet une mise en perspective de la marche du monde, ce qui fait parfois cruellement défaut à nos dirigeants.

Jérémy Scahill, Dirty Wars : Le nouvel art de la guerre, Lux Editeur, 2014

Robert D. Kaplan, La Revanche de la Géographie : Ce que les cartes nous disent des conflits à venir, Edition du Toucan, 2014

Par Laurent Pfaadt
Edition hebdoscope 1009, juillet 2014