Archives de catégorie : Scène

Deux amis

Nous retrouvons Stanislas Nordey dans le spectacle écrit pour lui et
pour Charles Berling par Pascal Rambert, auteur associé au TNS et
que nous connaissons bien pour avoir vu ici plusieurs de ses oeuvres.
Il est en quelque sorte un »spécialiste » des histoires de rencontre. On
se rappelle de « Clôture de l’amour » avec Stanislas Nordey et Audrey
Bonnet. Dans cette pièce il s’agit  de la rencontre entre deux amis,
deux metteurs en scène que l’on va redécouvrir identiques à eux-
mêmes puisque leurs prénoms jailliront au cours de leurs échanges,
néanmoins quelque peu transfigurés par le jeu auquel ils doivent se
prêter à l’instigation de l’auteur qui en fait les protagonistes de cette
pièce. Deux amis certes mais à qui, d’entrée de jeu on propose une
querelle de professionnels puisqu’il va être question de « monter » les
« Quatre Molière » comme l’avait fait Antoine Vitez, un des grands
maîtres de la mise en scène vis à vis duquel ils ont tous les deux une
profonde admiration. Ils ne sont pas d’accord sur la scénographie et
leurs échanges sont peu amènes et leur donnent l’occasion de
dérisionner journalistes et critiques.

L’audace de cette pièce est de mêler amour et théâtre, de reproduire
avec acuité et parfois de façon violente et crue la relation très
tendre mais aussi très tendue entre ces deux hommes au caractère
entier qui ne s’épargnent pas. Preuve s’il en fallait  cette crise de
jalousie qui surgit chez Charles quand il surprend par inadvertance
un message sur le portable de Stan. La crise frise le délire avec tous
les fantasmes qui l’envahissent et que Stan qui garde son sang-froid
essaie  de juguler.

C’est un pur moment de Théâtre, les deux comédiens se prêtant au
jeu avec maîtrise et talent, l’un dans l’excès, l’autre dans le calme
jusqu’à ce qu’à son tour comme pour de défouler Stan se mette à
tout casser.

On n’en restera pas là. plus tard dans le temps on verra Charles aux
portes de la mort et durant cette agonie le dévouement, la
compassion, l’amour dont Stan fait preuve vis à vis de lui  et qui sont
tout simplement poignants.

Alors, cette pièce comme le reconnaît l’auteur est bel et bien une
pièce d’art, de guerre, d’amour, de mort qui a retenu et bouleversé
un public fasciné de retrouver en parfaits comédiens deux hommes
de théâtre bien connus, interprétant avec conviction, humour et
sensibilité des situations aussi vraisemblables par certains côtés
qu’improbables par d’autres.

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation du 24 novembre 2021 au TNS     

Ce qu’il faut dire

Comme pour souligner encore son engagement, le TNS a présenté la
création d’un texte de Léonora Miano  mis en scène par Stanislas
Nordey.  C’est une remise en mémoire des actions menées par les
Européens, non seulement pour « civiliser » les populations, en
particulier  africaines, mais aussi conquérir leurs territoires pour en
exploiter les richesses.

Il faut que ce texte soit dit, soit joué. Il est d’une force, d’une poésie
qui nous transpercent.

Sa mise en scène en trois chants nous transporte d’abord, dans le
premier intitulé « La question blanche » sur l’interrogation
fondamentale « Qu’est-ce qu’être noir ? Seuls les Blancs, les
Européens conquérant des terres sub-sahariennes ont créé cette
notion, ce concept raciste auquel on se réfère encore aujourd’hui,
malgré les dissensions qu’il suscite. C’est une conversation presque
intimiste entre une jeune femme afro-européenne et son partenaire
blanc. On est à l’écoute de ces propos où vibre chez elle la forte
revendication de son identité et chez lui son questionnement, sa
culpabilité sur le fait d’être blanc et d’avoir évoqué la couleur de la
peau de sa partenaire, comme le fait d’un racisme qui est et voudrait
ne pas être.

Tout éclate dans le second chant « Le fond des choses » qui, même s’il
se défend de l’être, nous a paru comme le réquisitoire implacable
contre les exactions commises au nom de nos valeurs de civilisation
à l’encontre des peuples conquis et rendus souvent esclaves. Car il
s’agit « d’aller au fond des choses » et Léonora Miano n’y va pas de
main morte quand elle fait dire à la comédienne qui parcourt le
plateau de long en large : « Il est important de rappeler que l’engeance
coupable d’invasion en terre amérindienne était et reste d’ascendance européenne. Et certains d’entre eux étaient français »  avant d’ajouter
entre autres accusations « L’Europe n’a jamais foulé une terre sans
songer à se l’approprier d’une manière ou d’une autre« . Elle s’interroge
aussi sur  ce nom « Afrique » pour la partie sub-saharienne de ce
continent,  nom que les peuples qui habitaient ces régions ne connaissaient pas et que les Européens lui ont donné sans les
consulter car ces gens  » dit-elle « n’étaient RIEN« . De même on s’est
partagé le territoire et on a créé arbitrairement des frontières. Sur le
mode de la scansion poétique, dans un long texte où réapparaît le
mot  « Afrique » tout est dit et précisé  sur les violence exercées
contre ces peuples dépossédés de leur territoire et d’eux-mêmes,
envoyés comme soldats, comme esclaves, assimilés de force enfin
torturés  et massacrés s’ils prétendaient relever la tête et vouloir
leur indépendance. « On ne prit pas de gants, on plongea les mains
dans le sang délibérément ». Suit alors  la longue litanie qui dit de quoi
« Afrique » est le nom, un récapitulatif poignant des actions commises
contre ce continent et ce qui en est résulté « Afrique est le nom d’une
terre dont les habitants ne sont que les locataires ».

Dans le troisième chant « La fin des fins » un comédien Gaël Baron
endosse le rôle de Maka un afro européen chargé d’apporter le
courrier  à une jeune fille également afro européenne qu’il appelle
« ma soeur ». Il lui fait part d’un rêve celui de voir s’échanger les noms 
des grands hommes célèbres  apposées sur les statues ou sur les
noms des rues contre  ceux des persécutés des pays colonisés, des
résistants à l’esclavage. Elle l’écoute, perçoit sa douleur  le sent
proche du ressentiment. Alors elle suggère un autre point de vue, il
faut assigner aux peuples de la terre « que furent héroïques, non pas
ceux qui crurent soumettre les autres mais ceux qui arrachèrent à
l’oppression leur humanité « , ajoutant, « c’est parce qu’ils créèrent,
dansèrent, prièrent sur le dos de la férocité. Ce qu’il faut refuser c’est
l’ensauvagement du monde » La question reste en suspens pour Maka
répétant « Comment fraterniser quand les héros des uns sont les
bourreaux des autres« .

Autant de mots, de phrases  qui  se sont inscrits profondément en
nous  car il nous semble essentiel qu’il ne faut rien dissimuler ni
renier de la mémoire commune.

Les trois comédiennes,  sorties de l’Ecole du TNS en Juin 2019,
Mélody Pini, Océane Caïraty, Ysanis Padonou, chacune responsable
d’un chant, ont fait preuve d’une grande conviction dans leurs dires
et leurs attitudes , soutenues de façon remarquable et pertinente
par les compositions du musicien Olivier Mellano interprétées par la
percussionniste Lucie Delmas.

Une standing ovation a récompensé ce spectacle. Il ne pouvait en
être autrement  tant le propos était fort, la mise en scène et
l’interprétation des plus justes.

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation du 6 novembre 2021

CONDOR

De Frédéric Vossier

L’histoire n’oublie pas, l’histoire ne pardonne pas.

Dans la pièce « Condor » écrite par Frédéric Vossier et mise en scène
par Anne Théron, un frère, Paul et une soeur, Anna se retrouvent
après quarante ans de séparation. C’est elle qui a fait les recherches
et qui vient le voir. Ils vivent dans un pays d’Amérique latine, un de
ces pays où l’opération « Condor », dans les années 70-75, menée par
les Américains, avec la complicité des gouvernements locaux, a
poursuivi, emprisonné, torturé, tué ceux que l’on considérait comme
rebelles, subversifs, révolutionnaires. On comprend vite que lui a fait
parti de ces bourreaux et qu’elle en a été victime.

C’est un face à face, une rencontre dure, implacable entre deux
êtres, deux mondes.

Lui qui s’est retiré du monde, ne cesse de décrire avec complaisance
sa vie de solitaire, se vantant d’être en pleine forme à 72 ans,
expliquant comment ses longues promenades en forêt
entretiennent un corps qu’il exhibe sans pudeur devant sa soeur,
torse nu et provocant.

Contraste saisissant avec elle, marquée par ces enfermements, ces
tortures qui ont abîmé son corps, l’ont vieilli. Elle se souvient et exige
avec calme et détermination qu’il se souvienne aussi. Elle le met en
demeure mais il se dérobe, évoquant par quelques réflexions à peine
structurées ces actes de répression qu’il juge encore nécessaires
contre « des intellectuels ».

Nuit de cauchemar pour elle et crise d’angoisse qu’elle s’efforce de
surmonter. Le courage dont elle a fait preuve pour venir et
témoigner lui donne la force de ne pas s’effondrer, de repartir, de
vouloir vivre malgré tout.

Les comédiens, Mireille Herbstmeyer, Anna, Frédéric Leidgens, Paul,
mènent un jeu corporel très fort dirigé par le chorégraphe Thierry
Thieù Niang et portent ces situations douloureuses avec une
intensité, une authenticité qui nous rendent à notre tour témoins
bouleversés de l’Histoire.

La mise en scène signée Barbara Kraft, sobre et pertinente fait du
lieu de leur rencontre un bunker sombre, meublé de façon sommaire
d’un petit lit de fer tel qu’on peut le trouver dans une prison. Seule
une simple meurtrière permet d’apercevoir l’extérieur. Tout est fait
pour souligner l’enfermement réel et symbolique. Comme est
symbolique  aussi l’image projetée en fond de scène  de ces grands
rapaces, les condors  qui vivent en Amérique  latine et dont le dessus
du crâne  dénudé a la couleur du sang des victimes dont ils se
repaissent.

On ne sort pas indemne d’un tel spectacle.

Le texte est édité par « Les Solitaires Intempestifs »

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 13 octobre auTNS

Bros de Romeo Castellucci

Avant de pénétrer en salle chaque spectateur reçoit deux grandes
feuilles noires cartonnées sur lesquelles les textes inscrits sont
comme une propédeutique de ce que nous réserve ce maître à
penser qu’est, à sa manière, Romeo Castellucci.

Sur l’une, des extraits du Livre de Jérémie, ce prophète de l’Ancien
Testament à qui Dieu ordonna d’annoncer aux infidèles les pires
malheurs.

Sur l’autre sont inscrites, au recto, des « Devises », comme celle-ci, « ils
ne savent pas quoi faire ? alors ils copient » et au verso un « Index de
comportement remis aux participants inavertis ». Les participants en
question s’avèrent être ces 23 hommes recrutés peu de temps avant
le spectacle et qui devront faire montre d’une totale docilité à
l’instar des personnages qu’ils vont interpréter. « Je suis prêt à
devenir policier dans ce spectacle » telle est la première injonction à
laquelle ils obtempèrent. Elle est suivie de vingt-six autres, nombre
d’entre elles commençant par la formule » »J’exécuterai les ordres… »
l’ensemble constituant une véritable feuille de route pour un
engagement physique et moral sans restriction. La dernière nous
révèle les intentions du metteur en scène puisqu’elle fait dire aux
exécutants: « L’exécution des ordres sera mon oblation, sera mon
théâtre. »

Le spectacle va nous montrer sa mise en application.

D’entrée de jeu, ce sont des coups de feu qui nous accueillent sortis
d’une machine à tirer qui tourne au centre du plateau. Castellucci, dont nous avons pu voir presque toutes ses productions ici au
Maillon, nous a toujours surpris par ses réalisations insolites,
iconoclastes, provocantes. Cette dernière ne manque pas de
répondre à ces qualificatifs. Drôle et glaçante à la fois, telle est la
mise en scène de ce contingent de vingt-trois hommes revêtus de
l’uniforme caractéristique des policiers américains des années 40
(costumière Chiara Venturini) et qui, durant une heure, en une sorte
de chorégraphie réglée à la perfection vont montrer ce qu’il en est
de la soumission à des ordres que nous n’entendons pas mais
auxquels sans rechigner ils obéissent. Leurs déplacements, leurs
regroupements, leur alignements, rythmés par la musique de Scott
Gibbons, évoquent ces images de policiers qui ont effectué par le
passé et encore aujourd’hui, sans discussion ni scrupules, des
missions répressives contre leur propres concitoyens considérés par
le pouvoir comme subversifs ou révolutionnaires. D’ailleurs, de
temps à autre, l’un d’eux vient afficher le portrait d’un de ces leaders
de la répression qui a sévi dans le monde.

Ils apparaissent comme des êtres robotisés, redoutables par cette
absence de prise de conscience, de libre-arbitre. Comme hypnotisés,
ils s’imitent l’un l’autre. Parfois leur comportement frise l’absurde et
nous fait rire quand le moindre incident bouscule le bel arrangement et que face à l’inattendu, pris au dépourvu ils réagissent de façon
anarchique, compromettant même leur propre sécurité.

Mais le spectacle ne nous dispense pas d’assister à quelques scènes
cruelles montrant que l’obéissance aveugle entraîne blessures,
tortures, morts. Alors qu’en contrepoint viendra s’insérer dans ce
monde obscur un vieil homme vêtu de blanc tenant un enfant par la
main comme l’espoir d’un avenir moins coercitif.

Le monde de Romeo Castellucci n’est jamais simple, plutôt elliptique
mais toujours, comme ici, doué d’une forte charge politique.

 Au Maillon, représentation du 19 octobre

Par Marie-Françoise Grislin

Deuxième partie de saison du TNS

Nous étions impatients de connaître la programmation  de cette deuxième partie de saison, allant de Février à Juin  2022.

Stanislas Nordey nous l’a révélée en présence d’un public nombreux ce dimanche 21 novembre et nous avons découvert l’intérêt de toutes les pièces annoncées. Certaines sont des « classiques » dont se sont emparées des metteurs en scène dont la réputation n’est plus à faire. Citons :

  • Les frères Karamazov » de Dostoïevski par Sylvain Creuzevault
  • La seconde surprise de l’amour » de Marivaux par Alain Françon
  • Bajazet, en considérant « Le théâtre de la peste » d’après Jean Racine et Antonin Artaud par Frank Castorf, pièce présentée avec Le Maillon
  • Ils nous ont oubliés (La Plâtrière) de Thomas Bernhard  par Séverine Chavrier
  • Julie de Lespinasse, des lettres datant de 1732-1776 découvertes et mises en scène par Christine Letailleur une création du TNS

Nous retrouvons également des auteurs et metteurs en scène connus, comme Lazare qui présente « Coeur instamment dénudé », une création qui parle du désir.

Bruno Meyssat avec « Biface, Expérience au sujet de la conquête du Mexique 1519-1521 »

Marie NDiaye « Berlin mon garçon » en février-mars mis en scène par Stanislas Nordey et « Les Serpents » en avril- mai par Jacques Vincey, des faits divers qu’elle sait rendre inoubliables

Pascal Rambert pour « Mont Vérité » sur l’utopie

Nous découvrirons  encore d’autres récits à même de nous bouleverser et de nous faire réfléchir comme « Le Dragon » d’un auteur russe Evgueni Shwartz mis en scène par Thomas Jolly qui interroge sur notre capacité à accepter l’horreur.

 La création de « Je vous écoute » de Mathilde Delahaye nous rend témoins de multiples récits de vie.

« Mauvaise » de debbie tucker green par Sébastien Derrey évoque le problème des secrets de famille

« Superstructure » de Sonia Chiambretto mis en scène par Hubert Colas nous emmène en Algérie  à la rencontre de sa jeunesse confrontée au passé et  pleine d’espoir pour un futur meilleur.

Une autre création du TNS « Après Jean-Luc Godard. Je me laisse envahir par le Vietnam » interroge le cinéma de Godard et son processus de création.

Nous nous réjouissons d’aller à la découverte de toutes ces pièces qui témoignent que malgré les difficulté la création artistique ne faiblit pas et qu’elle nous promet de grands moments.

Par Marie-Françoise Grislin

Elles vivent « Feu de tout bois »

Antoine Defoort au Maillon

C’est un spectacle qui déclenche le rire et la bonne humeur tant il est
vrai que rire aux dépens des excès, des dérives de notre société fait
du bien au moral.

Tout est parfaitement conçu pour y conduire, ne serait-ce que la
charmante présentatrice (Sofia Teillet) chargée de prendre soin de
notre réception du spectacle, se donnant la peine de nous montrer
par des projections  bien choisies quelques références à noter
comme « les Pokémons » !  De plus, elle tient à nous signaler qu’elle-
même participera au jeu en tant qu’actrice et qu’on pourra la
reconnaître. Ces préliminaires bienveillants nous amusent déjà et
nous font comprendre qu’il  faudra suivre sans se formaliser outre
mesure certaines allusions, certains scoops nécessitant une
interprétation à plusieurs niveaux à l’instar de ce qu’il en est pour les
protagonistes eux-mêmes (Alexandre Le Nours, Antoine Defoort,
Arnaud Boulogne) qui jouent à se représenter dans des situations
surprenantes et à décrypter les tenants et aboutissants des
entreprises plutôt curieuses auxquelles ils s’adonnent.

En effet qu’en est-il de ces deux amis Michel et Taylor qui se
retrouvent dans une forêt après plusieurs années ?  Voilà que sur un
ton naturel et familier ils donnent à connaître ce que furent leurs
principales activités durant ce temps-là. Comme deux potaches ils
ne manquent pas de s’étonner l’un l’autre car l’un a soi -disant passer
trois ans dans un caisson (où ne va-ton pas se fourrer pour faire des
expériences extrêmes ?) pendant que l’autre révèle qu’il a fondé une
sorte de parti politique (c’est d’actualité) Pour confirmer ses dires ce
dernier projette sur l’écran grâce à un appareil très sophistiqué les
images de la réunion fondatrice où chacun est représenté par un
personnage stylisé avec oreilles de chat !

Tout cela ne manque pas de paraître farfelu mais nous nous prêtons
au jeu. On est à la fois dans le comique de geste et de situation. Le
parti créé par Taylor intitulé « La Plateforme Contexte et Modalité »
dont le programme est basé sur la » Magie paradoxale », ne manque
pas d’intriguer fortement Michel. Alors il pose des questions
concernant sa mise en place et son efficacité éventuelle. Ce qui
oblige Taylor à s’engager dans des démonstrations toutes plus
originales et cocasses les unes que les autres comme cette fameuse
« prière du bâton » qui consiste à se munir d’un bâton pris dans la
forêt et lui faire prendre des positions correspondant aux
préoccupations de l’individu qui le tient. Par exemple pour « la
bienveillance  » le bâton est tenu à l’horizontale et l’on penche
amoureusement la tête sur lui, pour l’humilité, on incline la tête sur
le bâton à la verticale…

Cette série d’actions nous sera  d’ailleurs communiquée, texte et
images à l’appui dans le « Kit d’initiation » que chacun recevra en
sortant de la salle sous forme d’une petite enveloppe bleue
contenant en plus de ce mode d’emploi deux pilules placebo
déclarées comme tel  dans les  fameuses « instructions » qui
avertissent, concernant  la « prière » : « Rappelez-vous qu’en tant que
rituel de magie paradoxal, tout ça  est une vaste blague » et pour les
pilules : « On sait que c’est de la connerie et pourtant on sait que ça
marche ». Un charlatanisme de bon aloi qui de moque de lui-même et
le revendique.

Une critique ludique, jouissive même d’un monde où les pires
suggestions peuvent être proposées et être gentiment gobées par
ceux qui n’ont pas l’idée de les remettre en question.

Mais la démonstration est concluante et justifie le nouveau titre
donné au spectacle, » les idées vivent » quels qu’en soient leur
contenu, leur audace, leur fantaisie, leurs aberrations, leur portée.
Alors mise en garde, méfiance et réflexion.

Marie-Françoise Grislin

Au Maillon le 17 novembre 2021

Lamenta

Troisième spectacle du Focus sur la Grèce, présenté par Le Maillon et Pôle- Sud CDCN  dédié  à la danse  contemporaine par les chorégraphes Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero qui se sont inspirés du « Miroloi », un rituel grec destiné à exprimer la séparation, la souffrance, le deuil.

Ils nous ont enchantés, bouleversés, eux, ce sont les danseurs que l’on va nommer pour les honorer tant ils nous ont séduits par la perfection de leur prestation Lamprini  Gholia, Christiana Kosiari, Konstantinos Chairetis,Petrina Giannakou, Dafni Stathatou, Athina Kyrousi, Taxiarchis Vasilakos, Alexandros Stavropoulos, Spyridon Christakis. Ils viennent  de différentes régions de Grèce, de ce pays tellement  humilié les années passées qu’il a besoin de reconquérir sa fierté, son authenticité.

Cela  se manifeste avec évidence par les spectacles qu’il produit dont celui-ci remarquable en tout point dont la direction artistique et musicale était assurée par Xanthoula Dakovanou. Cette fierté, dès leur entrée sur le plateau, ils  la manifestent  par le port de leurs costumes noirs et blancs, sobres et élégants, par leurs premiers gestes quand, dans un ensemble impeccable ils frappent le sol de leurs pieds, tapent dans les mains créant immédiatement une rythmique qui galvanise.

Par la suite l’un ou l’autre se détache du groupe pour exécuter une danse personnelle d’une fluidité,  d’une rapidité époustouflantes, volant au-dessus du sol, y plongeant, l’agrippant, y rampant. Nous sommes subjugués  par leur virtuosité. Puis le groupe se reforme pour une autre prestation  tout aussi intense et parfaite dans son exécution. C’est leurs corps qui s’engagent totalement, qui vibrent, qui parlent, allant même jusqu’à pousser des cris. Parfois les filles se jettent dans les bras des garçons qui les font tourbillonner, les enlacent avec force et tendresse. Les défis s’enchaînent multiples et comme improvisés et nous laissent muets d’admiration.

Les chants, la musique suscitent, soutiennent leurs mouvements. Puisés dans le répertoire des provinces de Grèce ou des Balkans ils nous touchent au coeur et au corps car ils crient l’humain, sa détresse, ses amours, ses deuils.

C’est un spectacle tellement vivant, fort, radical qu’il nous porte vers la vie et donne envie de témoigner que la beauté du geste artistique nous est, à coup sûr,  indispensable.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 14 octobre

(Somewhere) beyond the cherry trees

Si  » La Cerisaie  » de Tchékhov est une pièce culte, elle est aussi une pièce politique. Ne montre-t-elle pas de façon, certes pathétique mais aussi très objective la fin de cette classe aristocratique qui a, durant des décennies, exploité et rendu esclave des milliers de paysans pauvres mais aussi l’arrivée sur la scène politique d’une autre classe qui finit par sortir de la misère pour accéder à la dignité et prendre le pouvoir.

Ce qui est montré dans  » La Cerisaie  » a  valeur universelle et ne pouvait manquer de retenir l’attention des artistes grecs confrontés,  avec la crise que leur pays a traversée durant ces dernières années et qui n’est pas  résorbée, à cette problématique de la domination et du désir d’en sortir la tête haute.

C’est ainsi que pendant ces journées consacrées à La Grèce par Le  Maillon nous avons pu voir cette pièce de théâtre, une adaptation de la pièce de Tchékhov par une troupe de comédiens grecs dirigés par le metteur en scène Prodromos Tsinikoris qui, présent sur le plateau, livret à la main nous informe sur le propos, sur ses tenants et aboutissants actuels.

Les protagonistes de l’histoire nous les apercevons, confinés dans une pièce aux vitres embuées de laquelle  l’un après l’autre ils sortent pour jouer les scènes les plus typiques, les plus « héroïques » de cette histoire de famille ruinée, confrontée à une décision qui leur fait horreur  » vendre la cerisaie « , leur  » trésor  » pour rembourser leurs dettes, sachant qu’elle sera inéluctablement remplacée par des chalets destinés aux futurs touristes. C’est l’emblème du changement radical qui indique que la vie paisible de la campagne n’est plus de mise , que les terres mal entretenues ne sont plus rentables, qu’une autre manière de les gérer peut rapporter beaucoup plus d’argent et que c’est vers cela qu’il faut aller.

Une évidence, un sacrifice qui détruit le moral de la propriétaire incapable de faire face à cette dure réalité. On sait que c’est le métayer Lopakhine qui achète, bouleversant l’ordre social ancien, bouleversé lui-même d’y être parvenu.

Le rapport avec la situation vécue ces dernières années par les Grecs saute aux yeux, puisque, humiliés par les décisions de l’Union européenne, ils ont été mis en demeure de prendre des mesures drastiques et pour rembourser leurs dettes de mettre en vente une partie du domaine public.

Le metteur en scène, s’implique dans le jeu très engagé des comédiens pour  souligner la pertinence de cette audacieuse transposition de l’oeuvre d’Anton Tchekhov.

Marie-Françoise Grislin 

Metteur en scène grec, Prodromos Tsinikoris
Représentation du 8 octobre 

Focus sur la Grèce: un certain regard

Le Maillon et Pôle- Sud CDCN ont décidé de consacrer quelques
soirées aux productions venues de Grèce, un pays si meurtri et si
noble qu’on est attentif et curieux de recevoir ce qui,
probablement, a été pour eux, en ces temps de grands
dérangements, difficile à mettre sur pied, mais témoigne de leur
volonté de créer envers et contre tout.

Les premières soirées ont été dédiées à la danse contemporaine
telle que la conçoit Christos Papadopoulos, dans son spectacle
intitulé « Larsen C »

C’est en partant d’une image dévastatrice de ce qui s’est produit
dans l’Antarctique en 2017 où un énorme bloc de glace s’est détaché
de la plate-forme glaciaire Larsen que le chorégraphe a créé cette
oeuvre originale et pertinente. Il l’a confiée à un groupe de six
danseurs, trois filles et trois garçons, tous vêtus du même costume
noir.

Ils répètent inlassablement une gestuelle qui s’apparente à une
sorte de balancement, d’oscillation dans laquelle ils introduisent de
multiples et subtiles variations qui donnent à leurs mouvements,
accompagnés d’une musique répétitive un aspect hypnotique.

Nous entrons dans la perception d’un travail raffiné, exigeant des
interprètes une grande maîtrise de leurs corps. Une prestation toute
en retenue et en finesse pour ce message qui éclaire dans son
langage artistique la mise en garde contre la disparition inéluctable
et irrémédiable d’un environnement exceptionnel qui se prépare de
façon insidieuse en raison du réchauffement climatique.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 5 octobre

Devenir imperceptible

Proposé par Musica et le TJP CDN ce spectacle ne manque pas
d’intriguer, d’interroger car nous sommes au carrefour d’une
expérience auditive et visuelle. C’est l’oeuvre de Clément
Vercelletto, musicien, compositeur, expérimentateur.

Une sorte d’aventure qui se joue dans la pénombre autour d’un
grand cercle d’écorces de pin et  qui convoque une silhouette qui
remue, se déplace pendant que résonnent des sons prégnants, aigus
puis que jaillit un chant d’oiseau accompagnant les pas du marcheur.
Retentit bientôt l’appel du cor des Alpes auquel se mélangent des
bruitages, des grésillements, des cris, tout un paysage sonore créé
par les différents instruments disséminés sue le plateau et utilisés
de façon originale, flûte harmonica, orgue, appeaux dressés en
totems colorés. Soudain surgit la danseuse. Ses gestes mécaniques la conduisent à jouer sur l’équilibre, le déséquilibre. Sa performance
suit un rythme de plus en plus rapide, ses contorsions la mènent à se
vautrer dans les copeaux pour y chercher une posture propice à
l’endormissement, une manière d’habiter ce lieu insolite d’unir la vie
et la matière.

La Cie « Les Sciences Naturelles » nous ont ainsi offert l’occasion
d’ouvrir grand nos yeux et nos oreilles et de faire courir notre
imaginaire.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 2O octobre