Archives de catégorie : Scène

Biface

Expériences au sujet de la conquête du Mexique 1519-1521

de Bruno Meyssat

Un spectacle sur la conquête du Mexique par les Espagnols au
16ème siècle ne pouvait manquer d’attirer attirait notre attention.
Nous nous y sommes rendus, prêts à entendre et peut-être à voir la
représentation des exactions commises alors contre les peuples
autochtones. Et là, surprise, pas de narration continue, de scènes
mimées s’enchaînant pour décrire les probables situations mais, le
jeu souvent elliptique des comédiens (Philippe Cousin, Paul Gaillard,
Yassine Harrada, Frédéric Leidgens, Mayalen Otondo) qui, apprend-
on en lisant le livret distribué à l’entrée du spectacle, se sont
adonnés, après de nombreuses lectures sur le sujet, à traduire leur
ressenti en se livrant à des improvisations qu’ils nous proposent in
fine. Cela s’appelle  » L’écriture de plateau « . Pour ce faire, ils
s’approprient les objets disparates qui sont posés, a priori pour nous,
de façon aléatoire sur le plateau. Il y a là, entre autres, des chaises,
un banc, des tapis, une cage en osier, une table de camping. Ils vont
s’en emparer pour réaliser des séquences de jeu censés évoquer les
violences de cet épisode historique sans les représenter vraiment.
C’est ainsi que nous sommes déroutés et interrogatifs : Pourquoi
agissent-ils de cette façon ? Que veulent-ils nous signifier ?

Heureusement nous voyons s’afficher les textes qui nous servent de
piste, nous éclairant même sur le titre  » Biface « . En effet, il s’agit,
d’une part, des extraits de lettres envoyées par Cortès à Charles
Quint ainsi  que des récits de Bernal Diaz del Castillo un militaire de
l’expédition et, d’autre part, de témoignages exprimant le point de
vue des Aztèques recueillis et transcrits par des prêtres espagnols.
Certains textes sont récités ou lus par les comédiens. On y entend
même le nahvalt, la langue des Aztèques.

Nous découvrons que, dans un premier temps, chacun des groupes
est sidéré par l’autre, admiratif. Les Espagnols  sont surpris par
l’incroyable beauté de la ville de Mexico, son organisation. Quant
aux Aztèques ils sont médusés par ce qu’ils n’imaginaient même pas,
ces hommes blancs, montés sur des chevaux et munis d’engins qui
crachent du feu.

Mais cela ne dure pas. Bientôt, les Espagnols voyant du sang sur
leurs autels comprennent qu’il s’agit  de sacrifices humains et
considèrent les Aztèques comme des suppôts de Satan. Les éliminer
devient pour ces catholiques une sorte d’obligation. De plus
convoitises et pillages complètent ce noir tableau. La ville de Mexico
sera entièrement brûlée, l’empereur Motecuhzoma poignardé.

Tout cela, dit le metteur en scène Bruno Meyssat est
irreprésentable.

Sur le plateau on mesure la difficulté pour les comédiens à
s’exprimer sur ces événements et la nôtre à repérer des gestes, des
déplacements pertinents bien que notre imaginaire puisse travailler
en voyant, entre autre,  Mayalen Otondo revêtir une robe mexicaine,
un homme se faire enfermer dans une cage, un autre traverser la
scène en galopant et hennissant comme un cheval et des poutres
calcinées  qui disent assez  l’incendie qui a détruit Mexico…

Les musiques espagnoles du XVème siècle et celles contemporaines
de Morton Feldman, Giacinto Scelsi, Anton Webern accompagnent
judicieusement le regard porté sur ce moment de l’histoire,
emblématique de ceux nombreux qui suivront pour faire ce que les
Européens qualifieront d' » oeuvre de civilisation « .

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation du 26 janvier au TNS

Le retour des Giboulées

Evénement bisannuel au TJP-CDN, Les Giboulées  furent imaginées
et mises en route par André Pomarat, à qui il sera rendu hommage
le 15 Mars. La pandémie nous en avait privé en 2020. C’est dire la
satisfaction de l’équipe de pouvoir en annoncer la programmation
pour  le mois de Mars.

 » Les Giboulées prolongent, intensifient le projet du TJP-CDN et se
déploient dans la ville. Parce que les artistes sont le miroir de notre
société ils nous réveillent et nous permettent de nous relier les uns
aux autres et à notre environnement « , nous dit Renaud Herbin qui
dirige cette institution depuis 2013 et dont c’est le dernier mandat.
C’est dire l’importance qu’il attache à cette session des Giboulées.

Deux de ses spectacles sont à l’affiche  » Par les bords  » et  » Quelque
chose s’attendrit « .

 » Par les bords  » évoque, avec le danseur circassien Jean-Baptiste
André accompagné par le oud de Grégory Dargent et le chant de Sir
Alice, le problème de  » comment retrouver l’équilibre, se
reconstruire après un déracinement « .

 » Quelque chose s’attendrit  » Une marionnette minuscule  pose la
question de notre sentiment d’exister.

Ces Giboulées permettent de retrouver des artistes venus l’une ou
l’autre fois présenter leur travail ici.

Tibo Gebert avec   » Hero  » pose, avec ses marionnettes figuratives
qu’il fabrique lui-même, les questions sur l’identité en s’appuyant sur
le mythe des super héros qui cachent leur fragilité.

Tim Spooner dans  » Poisson Maracas « , revisite le personnage de
Pinocchio comme le fait aussi Alice Laloy avec son  » Pinocchio (live)  » dans lequel des élèves du Centre chorégraphique sont transformés
en pantins.

David Séchaud revient sur le problème de la ruine avec un comédien,
un acrobate et un musicien pour une poétique du risque dans  » Le
gonze de Lopiphile « .

Dorothée Saysombat et Nicolas Alline dans  » La conquête  » mêlent
chants et discours politiques, mettant en jeu leurs origines sino-
laotiennes pour explorer les stigmates de la colonisation sur nos
sociétés.

Claire Heggen dans   » L’inventaire animé  » nous gratifiera d’une belle
conférence animée sur la transmission des savoir-faire  dans le
domaine des masques, des marionnettes, de la gestuelle corporelle.

Parmi les nombreux spectacles à l’affiche, 22 au total dont 13
créations, tous répondant au grand principe  de mettre en jeu
 » corps-objet- image  » nous voulons attirer l’attention sur deux
particuliè-rement originaux. D’une part,  » La messe de l’âne  »
d’Olivier de Sagazan où les interprètes sont peu à peu recouverts
d’argile ce qui en fait des sortes de monstres. D’autre part, plutôt
ludique celui-ci,  » Gadoue  » qui comme son titre le laisse deviner met
en jeu le corps d’un jongleur avec un plateau couvert de boue
blanche sur laquelle il s’essaie à ne pas déraper.

Une programmation à consulter sur le site du TJP.

A retenir également, des rendez-vous gratuits et ludiques  comme
dans le cadre des Cosmodélies ces manifestations destinées à
partager des expériences communes pour créer des liens   » Les
flottants  » de Renaud Herbin des enveloppes translucides en
suspension que l’on manipule sous le regard d’une personne qui
décrit ce qu’elle voit à une autre personne ou  » Guidé par les haleurs
 »  cette promenade le long des quais  pour suivre une péniche tirée
par haleurs, une idée de David Séchaud.

Sans oublier  » Les pérégrinations d’Hermann  » de Stéphanie Félix sur
le partage du levain pour faire du pain.

Quant aux  » Précipités d’expérience  » ils  permettent  de montrer des
recherches artistiques, des travaux en cours que le TJP-CDN fut
ainsi soutenir.   

Les Giboulées, un festival pour tous et sans doute du bonheur à
partager du 4 au 19 mars dans différents lieux  de Strasbourg.

Marie-Françoise Grislin

Chère chambre

Texte et mise en scène de Pauline Haudepin

C’est un spectacle qui nous a beaucoup impressionnés par l’histoire
peu banale qu’il raconte à travers des personnages communs, par là-
même très touchants.

En effet comment être insensibles et ne pas s’étonner d’apprendre
que Chimène, une jeune fille a bel et bien quitté le nid familial et le
confort d’une tendre relation avec sa meilleure amie, Domino pour
aller coucher avec ce qu’on appelle communément « un clodo »,
malade de surcroît qui l’a contaminée au point que sa mort est
programmée.

Nous ressentons vivement le désarroi des parents. Chacun à sa
manière réagit fortement. La mère, Rose, par un questionnement,
une révolte profonde , un refus , le père, Ulrich manifeste plus
d’indulgence, essayant d’engager une conversation avec sa fille  pour
comprendre l’incompréhensible.

Une distribution très pertinente met chacun à sa juste place ce qui
nous plonge d’autant plus dans leur intimité.

Rose est interprétée par Sabine Haudepin, la mère de l’auteur. Elle endosse d’une manière épatante ce personnage de mère outrée. Elle
est pétulante, toujours sur le pied de guerre, refusant l’inéluctable
prochaine mort de sa fille, affirmant envers et contre tout la
légitimité de ce refus.  » les enfants bien élevés ne meurent pas… Il
est hors de question qu’on te laisse mourir « . Cela devient si excessif
qu’on frise le comique.

Jean-Louis Coulloc’h, joue Ulrich, un père tranquillement dépassé
par les événements et  les réactions vives de sa femme.

C’est une pièce sur le relationnel, nombre de scènes sont des tête-à-
tête révélant la personnalité de l’un et de l’autre, celle de Chimène
étant la plus discrète, la plus mystérieuse, saluons l’interprétation
tout en douceur et retenue de Claire Tourbin ancienne élève de
l’Ecole du TNS (groupe 44).

Inspirée par «  le baiser au lépreux » de « L’annonce faite à Marie » de
Paul Claudel, la pièce met en jeu la détermination de la jeune fille à
poursuivre une quête irrépressible de don de soi, comme une
pulsion contre laquelle on ne peut lutter car il n’y va pas de la raison,
ni du raisonnement, mais d’un élan vital qui, paradoxalement conduit
à la mort assumée.

Cela est inadmissible pour le commun des mortels et va faire réagir,
outre ses parents, son amoureuse, Domino (Dea Liane), professeur
de philo, qui, elle, a les pieds sur terre et  que le comportement de
Chimène  met en rage comme elle le lui dit lors d’une de ses visites à
l’hôpital. Et c’est avec une ironie mordante qu’elle l’interpelle
sachant qu’entre elles un abîme d’incompréhension s’est creusé à
tout jamais.

On aborde un aspect plus onirique de la pièce quand apparaît un
étrange personnage, Theraphosa Blondi, l’araignée, un être  aux
allures dansantes (Jean- Gabriel Manolis, danseur de Butoh )
menant auprès de chacun un questionnement qui aboutit à révéler
son inconscient.

Le choix de Chimène  trouble ses proches et ceux qui de près ou de
loin ont entendu parler de son histoire qui prend des allures  de fait
divers retentissant et multiplie les fak news.

Mais au final,  la douceur de sa démarche permet à ses parents et à
son amie de trouver une autre voie que celle du désespoir ou de la
révolte, les premiers parlent d’un voyage au Mexique et la mère
voudrait un autre enfant, la seconde se surprend à ne plus ressentir
de colère.

Alors que penser du choix de Chimène ? S’agit-il d’une mort
sacrificielle et rédemptrice ou d’un élan vers la liberté qui peut
gagner les autres ?

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 25 novembre 2021 au TNS

Cœur instamment dénudé

Texte et mise en scène de Lazare, artiste associé au TNS

Lazare nous a déjà proposé des spectacles étonnants, ce dernier
nous a paru particulièrement déjanté. C’est un conte qui
chevauche les siècles et n’hésite pas à le souligner à travers les
noms des personnages et les situations dans lesquelles ils évoluent
autrefois et actuellement.

Voilà la jeune Psyché (Ella Benoit)  dont le nom sort des
 » Métamorphoses  » d’Apulée écrites entre 160 et 180, jeune fille
apparaissant habillée comme les filles d’aujourd’hui et qui capte
l’attention de tous, ce qui ne manque pas de susciter la jalousie de
Vénus (Laurie Bellanca), une femme belle et élégante qui, suivant la
légende, envoie son fils Cupidon (Paul Fougère), un jeune garçon
plutôt empoté, décocher  une flèche pour rendre la jeune fille
amoureuse d’un individu médiocre. C’est Cupidon qui tombe
amoureux et fait tout son possible pour cultiver cet amour en se
rendant invisible et en se cachant de sa mère. Les aléas de leurs
rencontres font un spectacle qui joue avec les codes, ceux du
langage, de la musique, du jeu.

Le jeu est ici primordial, les comédiens se montrant d’une grande
capacité à devenir, selon les circonstances rocambolesques de
l’histoire, tantôt acrobates, tantôt chanteurs, puis récitants,
(musiciens,Veronika Soboljevski et Louis Jeffroy) passant d’un
registre à l’autre avec une incroyable maîtrise. (Collaboration
artistique Anne Baudoux). Nous allons de surprise en surprise, et
plongeons dans la comédie voire le burlesque quand s’y ajoutent les
costumes extravagants, ou les déguisements (costumes, Virginie
Gervaise).

Les allusions, les références traversent les réflexions teintées de
poésie et de philosophie. La nature et ses beautés font des clins
d’oeil à des considérations plus terre à terre. Grossièreté et finesse
tissent ensemble de curieux propos.

Ça danse, ça chante, ça saute, ça court, ça grimpe ça se roule par
terre avec une énergie incroyable.

C’est un monde qui vibre de partout, se chamaille, se provoque, se
lance sans cesse des défis dans lequel on aime aussi. On voit donc
Cupidon transporter Psyché dans un lieu merveilleux, le Palais
sensuel, où là, sans lui monter son visage, il devient son amant.
Cependant, malgré la vie douce et luxueuse qu’on lui offre Psyché
s’ennuie et désire revoir sa famille. Ayant obtenu l’aval de Cupidon
elle retrouve ses soeurs (Ava Baya et Anne Baudoux) qui lui font part
de leur méfiance concernant cet amoureux qui refuse de montrer
son visage. Gagnée par le doute, elle décide  de le surprendre, allume
une lampe et découvre Cupidon. Mais ayant fait tomber une goutte
d’huile brûlante sur sa main, elle le blesse, il s’enfuit et rejoint sa
mère à qui il révèle son histoire, ce qui exacerbe la colère de Vénus.
Nombre de péripéties s’ensuivront qui manifesteront sa vengeance,
avant un relatif « Happy end ».

A travers le dynamisme du plateau et les péripéties de l’histoire se
font jour des rappels à la réalité, la nôtre, souvent superficielle,
égocentrique, manipulée par des slogans qui font l’éloge du
« progrès » et du « mieux vivre »

On pense aux chansons de Boris Vian, lui qui savait si bien manier la
dérision qui fait mouche et mettre en évidence avec talent et
humour les défauts de notre société.

S’y révèlent aussi  les grands desseins de la destinée humaine, en
particulier l’émancipation, celle de Psyché mise en route dès
l’enfance et qui se construit à travers les épreuves et celle de
Cupidon plus difficile à gagner car ce grand dadais a du mal à
échapper à sa mère, la belle Vénus, autoritaire, séductrice et jalouse.

C’est un spectacle total qui donne beaucoup à voir, à entendre, à
penser.

Marie-Françoise Grislin

Représentation  du 11 janvier 2022 au TNS

Carte Noire Nommée Désir

De Rébecca Chaillon Cie Le Ventre

Dans le cadre  du Focus Carte Noire : L’Afro-Féminisme sur scène et
après  » Mailles  » un deuxième spectacle était programmé, celui-ci au
Maillon. Le titre, il va sans dire, n’est pas innocent  et constitue un
vrai programme, étant un clin d’oeil au slogan publicitaire des
années 90. Il nous plonge d’emblée dans les problèmes du
 » Comment on regarde les femmes noires, ce que sont le sexisme et
le racisme « .

Nos premiers regards se posent justement sur une femme noire en
train de passer la serpillère, le corps à moitié nu, pendant qu’une
autre fait de la poterie et qu’une troisième sert des cafés à un
groupe de spectateurs assis en fond de scène.

Après cette mise en lumière des travaux traditionnellement
réservés à des employées le plus souvent exploitées, on suit une
longue scène où la  » potière  » lave le corps de la  » femme de ménage  »
assise sur un tabouret. Il s’agit d’une toilette très méticuleuse qui
n’oublie aucune partie du corps suivie de la fabrication d’une tresse
très longue, très épaisse, très lourde, symbole du poids de la
servitude, des préjugés.

Ainsi  s’organisent entre les huit interprètes (Bebe Melkor-Kadior,
Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband, en
alternance avec Olivia Mabounga, Ophélie Mac, Makeda Monnet,
Fatou Siby) des scènes évocatrices de la vie de ces femmes noires
qui ont été , des  » boniches « , des esclaves sexuelles, en raison de leur
corps considéré comme attirant, sauvage, exploitable. Des images
s’imposent à contre-courant de ces clichés, à la fois pour se
réapproprier leur corps et pour narguer ces états de soumission,
comme celle d’une femme qui se promène en portant sur ses épaules
un long bâton sur lequel sont embrochés une ribambelle de poupons
blancs. Un pied de nez à la nounou, brave fille méthodiquement
exploitée.

Pour que le public ne soit pas en reste, elles lancent un jeu dans le
style  » questions pour un champion « , sollicitant des réponses sur
l’histoire du colonialisme. C’est un franc succès et prouve que des
connaissances en la matière existent bel et bien, engageant du
même coup notre responsabilité.

C’est un spectacle iconoclaste et manifestement politique. Si les
corps des femmes sont souvent nus ce n’est pas pour s’offrir à la
concupiscence des regards mais pour affirmer une identité, une
dignité fortement et justement revendiquées le refus des attendus
de la domination masculine et blanche.

Devant l’audace et la détermination qui marquent cette
démonstration, le public a reçu le spectacle avec compréhension et enthousiasme.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 11 décembre 2021 

Mailles

Par Dorothée Munyaneza de la Cie Kadidi

Dans le cadre  d’un nouveau focus initié par Le Maillon :  » Carte
noire : L’afro-féminisme sur scène « , un premier spectacle a eu lieu à
Pôle-Sud autour de la chorégraphe Dorothée Munyaneza d’origine
rwandaise qui vit en France Elle a réuni autour d’elle cinq
interprètes  pour témoigner à travers leurs prestations des luttes
contre les discriminations sexuelles et culturelles.

Le titre de ce spectacle est comme le signe de leur appartenance à la
croisée de divers pays et continents puisqu’elles d’ici et d’ailleurs
pour tisser les bribes de leur histoire, partager leur mémoire,
témoigner de la résistance face aux adversités de toutes origines. La
chorégraphe, elle-même, a un parcours qui l’a menée du Rwanda où
elle est née à l’Angleterre puis à la France où elle demeure
actuellement. Asmaa Jama, née au Maroc de parents somaliens vit à
Bristol. Elsa Mulder éthiopienne a été adoptée par des parents
néerlandais. Yinka Esi Graves est d’origine jamaïco-ghanéenne. Nido
Uwera d’origine rwandaise et burundaise vit à Paris e. Ife Day est
haïtienne.

Elles mènent ensemble une expérience artistique dans laquelle
chacune exprime son ressenti par rapport aux expériences néfastes
que les femmes comme elles et d’autres ont subi dans leur vie. C’est
ainsi que les clochettes que l’on entend régulièrement retentir
évoquent, pour Dorothée, celles qu’elle entendait dans son enfance
au Rwanda venant de l’église tenue par les Pères Blancs et
rappellent la christianisation des peuples africains lors de la
colonisation.

C’est bien sûr cela que nous voyons figurer sur le plateau alors
qu’elles cheminent l’une vers l’autre, se rassemblent, se dispersent,
entamant, développant leurs expressions dansées, chantées,
récitées rythmées comme  l’illustre ce flamenco martelé par Yinka
Esi Graves ou cette magnifique danse de la pluie. Sans oublier la
peur, la souffrance engendrées par les conflits comme l’évoquent ces
coups de feu qui les précipitent à terre.

Leur prestation souligne leur énergie, leur fierté, leur engagement
contre toutes les discriminations qui, aujourd’hui encore, ne cessent
de vouloir s’imposer.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 9 décembre2021 à Pôle-Sud

Y aller voir de plus près

Par Maguy Marin

La guerre est une terrible épreuve. La raconter, en ressusciter les
causes et les effets en constitue une autre tout aussi traumatisante.

Il semble que ce soit le but recherché par ce spectacle conçu par
Maguy Marin, difficile à suivre, à entendre, à supporter.

C’est à partir du célèbre ouvrage  » La guerre du Péloponèse  »  écrit
par le non moins célèbre Thucydide au vième siècle avant
Jésus-Christ qu’elle nous engage à réfléchir à ce phénomène
ravageur  (traduction de Jacqueline de Romilly).

Ce n’est pas par la danse qu’elle exprimera son point de vue, elle qui
s’est rendu célèbre par ses remarquables chorégraphies, comme
l’inoubliable  » May Be « , mais par le jeu complexe de la lecture,  de la
musique et de l’image. Pour ce faire, elle a requis quatre comédiens
qui, livre en main vont procéder à une lecture d’extraits du texte de
Thucydide, une lecture pratiquée à vive allure, soulignant par là que
le texte est très long ( en tout, pas loin de 800 pages!). C’est un texte
complexe en raison des noms des villes de la Grèce ancienne que
nous avons du mal à situer, malgré les cartes projetées sur les petits
écrans qui  se trouvent de part et d’autre du plateau, et des noms des
ces généraux, chefs de guerre ou de territoires qui se sont battus
pendant des décennies.

Dans cet ouvrage, Thucydide décrit avec précision comment les
peuples d’alors se sont dressés les uns contre les autres, fomentant
des alliances, les trahissant pour aboutir aux carnages que tout
conflit entraîne inexorablement. La guerre est donc ce fléau qui
habite l’humanité depuis fort longtemps et ce spectacle se veut par
son didactisme évident le souligner et par bien des aspects nous en
monter l’actualité.

Avec beaucoup de constance, les comédiens s’y emploient,
plongeant avec application dans la lecture, tout en frappant
énergiquement sur les tambours placés devant eux. Quand ils se
lèvent, c’est pour placer sur les supports dressés sur le plateau, de
petits panneaux explicatifs, portant des dates, des noms, des
repérages jugés sans doute nécessaires pour clarifier cet exposé
complexe.

De plus, leurs propos sont illustrés par des dessins d’enfants
projetés sur les petits écrans comme ces  petits bateaux, images des
nombreuses batailles navales qui ont eu lieu durant ces conflits.

Apparaissent aussi des photos de guerres récentes qui nous placent
devant la réalité actuelle, d’autant qu’on y voit aussi des vidéos
représentant les hommes et les femmes politiques de notre monde,
tous ceux et celles que nous reconnaissons pour avoir mené des
pourparlers qui n’ont pas empêché les conflits.

Dans ce spectacle, Maguy Marin en collaboration avec ses
interprètes, Antoine Besson, Kais Choubi, Daphné Koutsafti, Louise
Mariotte nous place face à cette sombre réalité qu’est la guerre dont
les causes sont de toute éternité, le goût du pouvoir, la force des
intérêts, les rivalités, le mépris de la vie humaine et le refus de
déconstruire tout cela pour aboutir à une paix durable entre les
peuples.

Une leçon d’histoire dure à entendre à l’instar des sons
assourdissants des tambours sur lesquels les comédiens frappent de
toute leur force, en les accompagnant de leurs cris  comme d’un
sombre avertissement.

Marie-Françoise Grilsin

Représentation du 12 janvier à Pôle-Sud

L’Etang

D’après Robert Walser par Gisèle Vienne

Cette pièce était très attendue en raison de la notoriété de la metteuse en scène et de celle de l’auteur qui l’a écrite pour sa soeur.

Nous nous retrouvons face à ce milieu blanc qu’est le plateau éclairé
d’une lumière crue. Un lit y a été installé où gisent pêle-mêle les
corps de poupées à taille humaine. Un personnage vient 
tranquillement les prendre l’une après l’autre pour les emporter
vers un ailleurs indéterminé. La scène se prolonge jusqu’à la
disparition  de toutes ces grandes marionnettes pantelantes.

Entreront en scène alors de  » vrais  » personnages interprétés par les
comédiennes Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez. L’histoire
repose pour l’essentiel sur le rapport mère-fils. Ce dernier, Fritz, se
sent mal aimé par sa mère, incompris et décide de faire croire qu’il
va se noyer dans l’étang  proche de leur habitation. Un chantage
affectif parfaitement mis en lumière par le jeu d’Adèle Haenel qui
met son corps en demeure de se tordre de douleur, de chagrin face à
une mère, Ruth Vega Fernandez qui conserve une attitude  stricte
comme en témoigne la raideur de son corps en parfaite
contradiction avec les convulsions du garçon.

C’est une situation pathétique jouée avec componction, lenteur et
peu d’échanges de langage ce qui crée une sorte de malaise et donne
le sentiment de plonger dans un univers étrange plein d’un drame
sous-jacent. Cette atmosphère bizarre est renforcée par le
traitement particulier des voix parfois déformées, amplifiées pour
devenir celle d’un père, d’un frère ou celles d’enfants du voisinage
qu’on ne voit pas et soulignée par les jeux de lumière d’Yves Godin et
tout particulièrement par la musique troublante de Stephen
O’Malley et François Bonnet.

Une perception de la famille gravement mise en question.

Par Marie-Françoise Grislin

 Représentation du 27 novembre 2021
au Maillon

Antigone à Molenbeek & Tirésias

Par Guy Cassiers, directeur artistique du Toneelhuis d’Anvers,
pièce créée en octobre 2020 et recréée en version française.

Après l’adolescent Fritz  de  » L’étang  » nous retrouvons un autre personnage, jeune adulte dans  cette pièce écrite par Stefan Hertmans dont le titre nous intrigue en raison de l’alliance de ces noms Antigone, personnage de l’Antiquité et Mollenbeek, quartier mal famé de Bruxelles.

On comprend vite la possibilité de ce rapprochement quand on voit apparaître Nouria, étudiante en droit qui exprime avec force et véhémence le désir de trouver le corps  de son  » petit frère  » comme elle ne cesse de le nommer, pour pouvoir l’enterrer. Ce sera son leitmotiv.

A cette demande sans cesse réitérée auprès de la police il lui sera répondu systématiquement qu’on ne sait pas, qu’on n’a pas d’élément pour lui dire où il se trouve et que de toute façon, étant donné qu’il est un jihadiste donc un ennemi public, un traître, il ne mérite aucune attention. Elle refuse ce  » portrait  » qu’on fait de lui, maintenant qu’il est pour elle et restera son  » petit frère « .

Ayant perçu qu’il existe dans la ville un Institut Médicolégal, elle
réussit à s’y introduire. La vidéo de Charlotte Bouckaert nous
permet de suivre son exploration des lieux et de lire sur son visage
en gros plan l’émotion qu’elle ressent quand, ayant ouvert différents
tiroirs, elle y trouve les restes de son frère. Elle sera mise en procès,
punie d’avoir pénétré ces lieux par effraction et évoquera alors le
droit mémorial qui l’a conduite à rechercher ce corps pour lui rendre
les derniers hommages.

Ainsi revit-on à travers le parcours de cette jeune fille d’aujourd’hui
une histoire semblable à celle qui se produisit dans l’Antiquité où,
selon la mythologie, l’Antigone d’alors  mit sa vie en péril pour
donner une sépulture à son frère Polynice banni de la cité.

Cette tragédie ne cesse de nous bouleverser puisqu’elle met en
question notre rapport aux lois de la cité, les conflits qui en résulte.
Ce monologue a été confié à la comédienne Ghita Serraj qui en
donne une interprétation pleine d’authenticité, de sensibilité, de
ténacité. Sa prestation est soutenu et quasiment en dialogue avec la
musique de Dmitri Chostakovitch jouée sur scène par le Quatuor
Debussy.

La deuxième partie du spectacle est consacrée à la mise en scène de
« Tirésias » un poème écrit par Kae Tempest et qui évoque le parcours
d’un adolescent en pleine recherche de son identité.  Après s’être
transformé en femme puis redevenu homme, il devient à l’image du
personnage de l’Antiquité, le devin Tirésias, une sorte de prophète
qui alerte sur les problèmes de notre société sans être écouté.
L’interprétation de Valérie Dréville magnifie ce texte. Sa gestuelle
pertinente, farouche, audacieuse, la sublime expressivité de son
visage traduisent avec force la vérité profonde d’un être déchiré par
sa solitude.

Une inoubliable soirée de théâtre.

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation  du 1er décembre2021
au Maillon  

(MA, AIDA,…)

De Caille Boitel et Sève Bernard

Enfin arrivé, pour leur plus grand bonheur et le nôtre, ils le disent
après le salut. Le spectacle en raison de la pandémie n’avait pu avoir
lieu.

La note d’intention le signale, il va être question d’amour. Quelques
titres apparaissent sur un petit écran pour nous en dévoiler les
phases, les arcanes, les péripéties.

Et sur scène un couple essaie d’exister, de se retrouver, de s’unir, de
se rabibocher au milieu d’un chaos qui surgit, empiète sur leur
espace vital, met leurs corps en péril.

Ce qui se passe entre eux, résonne puissamment sur ce décor fait de
quantité de planches qui ne cessent de se désajuster, multipliant les
obstacles à l’instar de ce qui peut subvenir dans leur relation.

Ça concrétise, ça bouscule, ça crée des béances, des trous, des
disparitions, des glissades. Mais toujours on en revient pour
recommencer à être, paraître, rencontrer l’autre ou plutôt tenter de
le faire. Car c’est ça le hic, vouloir se rencontrer, s’étreindre, s’aimer !
Que d’obstacles à surmonter !

Ces multiples tentatives avortées donnent lieu à des séquences
drôlatiques, acrobatiques qui suspendent le souffle des spectateurs
surpris que les choses prévisibles n’arrivent pas, les espérant
encore…

Tous ces fragments de vie qui se composent, se décomposent, se
recomposent  sous nos yeux témoignent à travers ce qui peut
paraître  comme des gags des aléas de la vie elle-même.

C’est  inventif, farfelu et émouvant.

On ne se lasse pas de les suivre, d’admirer leur adresse. On se sent prêts à en redemander encore.

Oui , c’est bien du Boitel !

Par Marie-Françoise Grislin

Séance du 18 décembre 2021
présenté par Le Maillon et LeTJPCDN