#Lecturesconfinement – Interview

« L’éminence grise classique peut
vraiment être définie comme le
double du monarque ou du
président »

Tous les livres de Charles
Zorgbibe, professeur émérite de
relations internationales,
foisonnent d’érudition et de
détails. Son nouvel ouvrage sur
les éminences grises qu’il a croisé
dans ses ouvrages précédents
(Guillaume II,  Metternich ou
l’Imbroglio, tous édités chez De
Fallois), n’y fait pas exception. Pour Hebdoscope, il revient sur ces
personnages à la fois fascinants et redoutés. 

 A vous lire, l’éminence grise telle que l’histoire la fantasme
n’existe, en réalité, pas. Il faudrait plutôt parler d’éminences grises
au pluriel

Il existe tout de même une figure centrale, l’éminence grise «
classique », qui apparaît avec le Père Joseph, qu’on retrouve aux
Etats-Unis avec le colonel House auprès de Woodrow Wilson, avec
Harry Hopkins auprès de Franklin Roosevelt, et plus récemment
avec Foccart auprès de de Gaulle. On peut y ajouter, dans l’ombre de
Metternich, Friedrich Gentz, l’architecte du fameux Congrès de
Vienne en 1814-1815… L’éminence grise « classique » peut vraiment
être définie comme le « double » du monarque ou du président : c’est
un vrai partage des servitudes du pouvoir.

On découvre aussi des éminences grises faiseurs de paix comme
Monnet ou Gide qui déconstruisent un peu le mythe d’un
conseiller servant de noirs desseins

On prête pourtant de noirs desseins à Monnet puisque tout un
courant complotiste l’érige en porte-parole diabolique des
puissances souterraines, particulièrement financières, qui
dirigeraient le monde ! Le mystère Monnet est dans l’aisance avec
laquelle cet homme qui n’a jamais été élu, qui n’a même pas d’intérêt
évident pour le combat politique, électoral, parvient à vendre, clés
en mains, une nouvelle organisation « supranationale » aux
dirigeants établis, aux gouvernants qui ont reçu l’onction
démocratique. Gide ne fait qu’une incursion, comme éminence grise
« pour l’Afrique », sous la Troisième République puis il semble pris de
court par le retentissement que provoque sa mission et il préfère
s’effacer… C’est une éminence grise dans un rôle « humanitaire ».

Parmi ceux que vous avez choisis figurent plusieurs écrivains. Est-
ce à dire qu’il y a une fascination des hommes de pouvoir pour les
hommes de lettres et inversement un intérêt des écrivains pour le
secret, l’ombre ?

Une fascination réciproque des hommes de lettres et de pouvoir :
incontestablement. Elle remonte, me semble-t-il, au Premier
Empire. Rappelons-nous le fameux dialogue de Napoléon avec l’élite
des écrivains allemands, qu’il appelle « les idéologues », lorsqu’il
séjourne à Erfurt, à l’occasion de sa rencontre avec le tsar… Mais
cette fascination ne se transforme pas en une véritable
collaboration. Lorsque les écrivains s’adonnent à la politique, c’est
plutôt en s’adressant à l’opinion publique, c’est une politique de
tribune.

La figure d’Harry Hopkins, conseiller de Roosevelt, demeure-t-elle
à part puisqu’il fut l’un des rares à passer de l’ombre à la lumière ?

Il ne fut pas le seul ! L’éminence grise qui réussit passe à la lumière.
Le colonel House, quand il se déplace en Europe pendant la
première guerre mondiale, donne des conférences de presse (où il
s’évertue à ne rien dire, c’est sa grande plaisanterie) et fait les grands
titres des quotidiens français, anglais, italiens… Le Père Joseph
devient célèbre lorsque Richelieu l’envoie comme observateur à la
Diète de Ratisbonne, la réunion « au Sommet » du Saint-Empire. Les
passants le reconnaissent dans les rues, les colporteurs diffusent
des pamphlets contre lui… Et Kissinger, n’aura été qu’un temps le
conseiller de l’ombre de Nixon, avant de se placer en pleine lumière !

Vous parlez de Foccart comme d’un Père Joseph contemporain.
Pourquoi ?

Il existe vraiment une ressemblance étonnante entre le conseiller de
Richelieu et celui de de Gaulle ! Dans les deux cas, la ligne politique
est fixée par « le prince », le conseiller n’est que l’exécutant. Mais il a
une autonomie extrêmement large dans l’exécution. Il peut d’ailleurs
être rabroué après coup par le prince quand son initiative est
désavouée : Richelieu « sanctionne » le Père Joseph pour les
concessions qu’il a acceptées au nom du royaume à Ratisbonne ; les
colères homériques de de Gaulle contre Foccart après tel coup
d’Etat manqué en Afrique sont célèbres…  Mais dans les deux cas, le
Père Joseph comme Foccart sont d’une loyauté totale envers
Richelieu et de Gaulle.

Par Laurent Pfaadt

Charles Zorgbibe, les Eminences grises, dans l’ombre des princes qui nous gouvernent
Aux éditions de Fallois, 496 p.