L’Histoire pour décor

Après le chapiteau vert, Ludmila Oulitskaïa signe un nouveau chef d’œuvre

Il est des écrivains dont on attend avec impatience leur nouveau
livre. Parce qu’ils n’écrivent jamais le même livre. Parce que chaque
livre est une pierre supplémentaire posée sur le chemin d’une
grande œuvre. Depuis Sonietchka (prix Médicis étranger 1996), on
suit et on lit Ludmila Oulitskaïa. On l’accompagne dans les méandres
de cette histoire tragique russe, dans ce siècle passé où les russes
que l’on appelait alors soviétiques furent les acteurs mais surtout les
victimes de cette grande roue de l’histoire qui les broya. Dans le
Chapiteau vert
, elle célébrait ces écrivains qui firent passer des livres
interdits, ces intellectuels qui ne renoncèrent jamais à exercer leur
liberté de pensée.

L’échelle de Jacob, son nouveau roman, est un pas supplémentaire ou
plutôt, pour coller à l’univers artistique du livre, de côté dans cette
œuvre. Nous sommes en 1975 en plein brejnévisme triomphant.
Andrei Sakharov s’apprête à recevoir un Prix Nobel de la paix qu’il
ne pourra chercher. Nora, jeune trentenaire et maman d’un petit
garçon découvre à la mort de sa grand-mère une malle qui contient
la correspondance qu’entretint cette dernière avec son grand-père
Jacob, ce grand-père que Nora entraperçut en 1955 à Moscou.

En se plongeant dans cette correspondance, Nora découvre alors
l’héritage intellectuel et politique de ses grands-parents mais
également des réponses à sa vie. A travers cette correspondance,
l’auteur tisse des fils invisibles entre les époques et relie tous ses
personnages qui traversent ce terrible vingtième siècle. La quête de
Nora rejoignit celle que mena Jacob, juif, antifasciste, déporté en
Sibérie et renié par les siens. Elle retrouva dans ses propres combats
ceux menés par Jacob et Maroussia. Ce nouveau roman de Ludmila
Oulitskaïa, en partie autobiographique, est ainsi une nouvelle
célébration de ces artistes au temps de la censure soviétique mais
également un vibrant manifeste féministe car aussi bien Nora que sa
grand-mère Maroussia n’ont eu de cesse de conquérir leurs libertés
personnelles.

Le livre pose ainsi la question de notre place dans ce monde, de
notre insertion volontaire ou non, dans une histoire personnelle plus
grande que nous, qui nous dépasse et qui a été forgée par ceux qui
nous ont précédé et que nous transmettons consciemment ou non à
ceux qui nous suivent. Même lorsque toutes les précautions ont été
prises pour cacher ce qui n’aurait jamais dû être révélé. L’échelle de
Jacob
semble vouloir dire que lorsqu’on essaie de détourner le fleuve
de son cours, ce dernier creuse toujours un autre lit pour continuer à
couler vers la mer. Et lorsque celui-ci prend pour décor, comme dans
l’un des spectacles de Nora, l’histoire tumultueuse d’un pays, il
agrège à lui toutes ces vies éparses pour devenir épopée. Le roman
de quelques-uns devient alors le chef d’œuvre de tous.

Par Laurent Pfaadt

Lioudmila Oulitskaia (Lyudmila Ulitskaya ou Ljudmila Ulickaja) 2012 – Photographie ©Effigie/Leemage

Ludmila Oulitskaia,
l’échelle de Jacob,
Gallimard, 624 p.