L’Ohio, terre de colère littéraire

Il est celui qui aurait pu faire basculer le Sénat dans le camp républicain, celui qui aurait lancé la reconquête de la Maison Blanche de son mentor, Donald Trump. Celui qui assurait pourtant, dans son autobiographie à succès, Hillbilly Elegie, n’être « ni sénateur, ni gouverneur » et a fini par en devenir un. Le Hillbilly, le « péquenot » de l’Ohio tel qu’il se définit dans son ouvrage, est devenu le symbole de la colère d’une partie du peuple américain, de ces laissés-pour-compte qui se sentent abandonnés et voient dans l’ancien président le restaurateur de leur fierté. D’ailleurs le sous-titre de son livre Mémoire d’une famille et d’une culture en crise résume assez bien la situation de l’Ohio. « Je veux qu’on comprenne comment une personne en vient à ne plus croire en elle et pourquoi. Je veux qu’on sache quelle vie mènent les plus pauvres et qu’on mesure l’impact de cette pauvreté, matérielle et spirituelle, sur leurs enfants (…) Je veux transmettre une chose que je n’ai compris que récemment : les démons que nous avons fuis continuent de poursuivre certains d’entre nous qui ont assez de chance pour vivre ce rêve américain » écrit J.D. Vance qui, de cette colère populaire en a fait une colère littéraire puis un succès politique. Une colère façonnée dans un Etat, l’Ohio.


Joe Maiorana/AP Photo

Depuis la grande Toni Morrisson, originaire de Lorain à l’ouest de Cleveland, et son roman culte Beloved, l’Ohio a été le théâtre de nombreux romans américains récents. De la bataille contre l’avortement chez Joyce Carol Oates au roman éponyme de Stephen Markley, grand prix de littérature américaine 2021 en passant par la dérive d’Amy Wirkner, l’héroïne de John Woods (Lady Chevy, Albin Michel, lire son interview) où il évoque pêle-mêle désastres environnementaux et suprémacisme blanc, la violence d’un Donald Ray Pollock ou les différences de classes chez Celeste Ng, l’Ohio semble concentrer tous les maux et toutes les divisions de l’Amérique.

Les deux romans de Tiffany Mc Daniel, Betty et plus récemment L’été où tout a fondu (Gallmeister) apparaissent comme emblématiques de ces maux et évoquent tour à tour la difficile intégration des populations amérindiennes (notamment les Cherokee en Ohio) violemment réprimées, les souffrances sociales, intrafamiliales, la violence sociétale à l’oeuvre, le fanatisme politique et religieux. Le prochain livre du prodige des lettres américaines, On the Savage Side, attendu pour 2023 racontera l’histoire de deux sœurs hantées par de terribles secrets familiaux et s’inspirera des Chillicothe Six, l’histoire de ces six disparues de Chillicothe, toujours dans l’Ohio.

L’Ohio est ce que l’on appelle aux Etats-Unis, un « swing state », un état pivot capable de faire basculer une élection. Bastion industriel et agricole, elle appartient à la « Rust Belt » ou « ceinture rouillée », cette région industrielle du nord-est des Etats-Unis. Septième état le plus peuplé du pays, terre des Cavaliers de Cleveland, l’une des meilleures équipes de basket, l’Ohio a envoyé six présidents des Etats-Unis à la Maison-Blanche. « Il est exact que c’est un peu un condensé des Etats-Unis. C’est vraiment un « swing state » de tous points de vue, politique, sociétal, etc. On y trouve des gens très à gauche autant que des gens d’extrême-droite raciste. De plus, depuis des décennies, sa population ne cesse de basculer d’un camp politique à l’autre. C’est un Etat très symbolique de beaucoup d’enjeux américains » estime ainsi Sylvain Cypel, ancien correspondant du Monde aux Etats-Unis.

Terre des Amish, l’Ohio est également l’Etat qui possède l’une des plus importantes communautés juives du pays. Cette dimension religieuse est fondamentale dans l’analyse sociologique de l’Ohio. C’est un fanatique chrétien qui tue le médecin avorteur dans la scène d’ouverture du livre de Joyce Carol Oates. Pour autant « si les institutions religieuses jouent un rôle positif dans la vie des gens, dans une partie du pays frappée par le déclin de l’industrie, le chômage, la drogue et l’alcool, ainsi que par l’éclatement des familles, la fréquentation des lieux de culte est en chute libre » écrit toujours Vance. Comme un paradoxe, une religiosité accrue qui confine parfois à un fanatisme mais moins de pratique. L’Ohio est enfin l’un des états les plus touchés par les décès liés à la drogue mais également par ce que les Américains appellent les « painkillers » ou analgésiques.

Le déclin de l’industrie, le chômage, la drogue, l’alcool, l’éclatement des familles et leurs corollaires de violence, celle contre d’autres groupes sociaux, sont autant de « carburants » qui alimentent la littérature américaine. Autant de facteurs pour nourrir ici, comme ailleurs, le discours complotiste d’un Donald Trump.

Mais pourquoi l’Ohio génère-il plus qu’aucun autre état aux Etats-Unis, une telle production littéraire ? La réponse doit être recherchée du côté des écrivains eux-mêmes, nombreux à venir de l’Ohio. Dans l’ombre de la grande Toni Morrisson, citons Anthony Doerr, Michael Cunningham, Edmund White qui y sont nés mais aussi Stephen Markley, Donald Ray Pollock, John Woods ainsi que quelques grands auteurs classiques, Harriet Beecher Stowe (1811-1896), autrice de La Case de l’Oncle Tom (1852), monument de la littérature américaine, Paul Laurence Dunbar (1872-1906) dont les œuvres, majeures, n’ont jamais été traduites en France, Sherwood Anderson, Ambrose Bierce et James Purdy. Il y a donc un tropisme littéraire très marqué dans l’Ohio au sein duquel des auteurs souvent formés à l’université dans des ateliers de créations littéraires exigeants trouvent dans leurs quotidiens, leurs histoires, matières à leurs futurs romans. Comme le souligne à juste titre le franco-américain Benjamin Hoffmann, écrivain et professeur de littérature française à l’Université Ohio State : « Il est vrai que l’Université Ohio State a un département de creative writing particulièrement réputé. Si l’Ohio occupe une telle place dans la fiction contemporaine, c’est sans doute parce qu’il condense les États-Unis tout entiers : parler de cet État, c’est parler de l’Amérique dans son ensemble, alors que d’autres États à travers l’Amérique ont des identités plus accusées et des traits plus caractéristiques. »

S’il n’est pas le seul Etat à agréger les différents maux de l’Amérique, l’Ohio a donc développé une tradition littéraire et un système public favorisant le livre, prompts à générer de grandes œuvres littéraires comme le reconnait l’écrivain John Woods : « l’Ohio possède l’un des meilleurs systèmes de bibliothèques publiques du pays et la bibliothèque publique de notre ville a certainement contribué à mon développement en tant que lecteur et écrivain ». Une usine à produire des chefs d’œuvre donc. Et il arrive parfois que de ces chefs d’œuvre sortent de mauvais génies.

Par Laurent Pfaadt

Quelques conseils de lecture :

J.D. Vance, Hillbilly Elegie, Globe éditions, 288 p.
Le Livre de poche, 336 p.

Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains
Philippe Rey, 864 p.

Tiffany Mc Daniel, Betty et L’été où tout a fondu
Gallmeister, 704 p. et 480 p.

Stephen Markley, Ohio
Albin Michel, 560 p.

Jim Woods, Lady Chevy
Albin Michel, 464 p.

Céleste Ng, La saison des feux
Pocket, 480 p.