Machiavel à Washington

KissingerRemarquable biographie du conseiller de Richard Nixon.

L’histoire raconte que sa thèse sur le congrès de Vienne fut la plus longue de l’histoire universitaire d’Harvard. Cette anecdote, emblématique de la virtuosité intellectuelle du personnage, n’est que l’énième chapitre de la légende Henry Kissinger.

C’est à un personnage à la fois fascinant, brillant et détestable que s’est attaché l’un de nos plus grands noms de la géopolitique française, Charles Zorgbibe, professeur émérite à la Sorbonne pendant de longues années et auteur de remarquables biographies de Mirabeau et de Metternich parues chez de Fallois.

L’auteur nous emmène sur les traces de son sujet, dans cette Allemagne où Heinz Alfred devenu Henry Kissinger vit le jour avant de la quitter sous la menace des nazis en 1938. Brillant théoricien des relations internationales, Henry Kissinger, devenu professeur à Harvard, manifesta très vite son souhait de passer à la pratique et cultiva ses réseaux. C’est auprès du milliardaire Nelson Rockefeller, plusieurs fois candidat aux primaires républicaines qu’il pénétra les cercles restreints du pouvoir. Charles Zorgbibe rappelle d’ailleurs que, c’est en attendant un coup de fil de la Maison-Blanche pour proposer à Rockefeller un poste dans l’administration Nixon que Kissinger fut invité à rejoindre cette dernière !

L’élection de Richard Nixon en 1969 qu’il rencontra pour la première fois en 1967 va propulser Kissinger au cœur du pouvoir. Conseiller à la sécurité nationale, l’homme dont tout le monde reconnaît l’intelligence se révéla très vite indispensable au nouveau président. Au sein de ce « couple improbable » selon Zorgbibe, Kissinger « veillait à ce que nul ne puisse paraître plus proche du Président que lui, tout en s’assurant que nul ne puisse sembler le mépriser plus que lui » assure l’un de ses anciens conseillers.

Evidemment, l’ouvrage ne manque pas de relater les hauts faits de Kissinger : la visite secrète de Nixon en Chine que Kissinger prépara en secret, la guerre du Kippour ou les accords de Paris qui mirent fin à la guerre du Vietnam et lui valurent le prix Nobel de la paix. Mais également ses revers comme l’invasion du Timor Oriental, la chute de Saigon, la guerre civile en Angola ou le coup d’Etat au Chili. L’auteur relativise d’ailleurs l’implication de Kissinger et des Etats-Unis à ce sujet.

Devenu l’homme le plus puissant des Etats-Unis après le président, son aura fut tellement grande qu’il survécut au Watergate en intégrant comme secrétaire d’Etat l’administration Ford. De diplomate, Kissinger devint également une icône des médias. Charles Zorgbibe montre également comment l’homme a su bâtir sa légende à coup de mémoires et d’ouvrages de stratégie, le célèbre Diplomatie étant devenue la bible des diplomates. On le consulte tel l’oracle de Delphes comme les deux présidents Bush lors de leurs invasions respectives de l’Irak. A ce titre, le spécialiste des relations internationales qu’est Charles Zorgbibe nous montre comment Kissinger, ce réaliste s’est converti progressivement à l’interventionnisme néo-conservateur.

En même temps que d’être une histoire des relations internationales de la deuxième moitié du 20e siècle vue parfois depuis la coulisse, cette biographie de référence nous dresse le portrait de l’un des plus influents diplomates du siècle passé.

Charles Zorgbibe, Kissinger, éditions de Fallois, 2015

Laurent Pfaadt