Mahmoud ou la montée des eaux

C’est ce qui s’appelle un petit bijou littéraire. Sur le lac el-Assad qui a
recouvert la ville de son enfance lors de la construction du barrage
de Taqba en 1974, un vieil homme, ancien professeur de lettres et
poète, se souvient de sa vie passée, des êtres qu’il a aimés, de ce pays
qui a lentement sombré dans le chaos. L’homme, Mahmoud Elmachi,
a, comme le rappelle l’auteur, perdu « le buisson de lumière de son
cœur ». A ses côtés, dans une langue magnifique qui s’apparente à
une sombre mélopée, le lecteur chemine dans une ruine immense,
celle d’une Atlantide moderne, celle d’un pays tantôt noyé, tantôt
carbonisé avec ses objets épars, ses êtres disparus qui hantent ce
monde souterrain comme des spectres qui ne parviennent pas à
trouver le repos, comme Sarah, sa femme qui s’adresse, d’outre-
tombe, à lui.

Dans ce lac où il s’enfonce comme à travers un miroir, Mahmoud
revoit sa vie d’avant. Celle d’avant la prison, celle d’avant la mort des
enfants. Dire les noms de ceux qui nous sont chers permet de ne pas
les condamner à l’oubli, de ne pas les enfouir dans les abysses du lac,
là où résident les odeurs, là où se répand la musique de Verdi nous
dit Antoine Wouters. Car c’est bien de mots dont il est question. On
écrit pour se souvenir, d’un temps où la poésie pouvait briser le rire
des tyrans, d’un temps où une chanson de Farid El-Atrache dans
cette scène avec Elias qui vous prend aux tripes, pouvait clouer le
bec à la barbarie. « Ils ont ri, car ils rient toujours à la fin de l’histoire et
c’est pourquoi l’histoire doit être contée » écrit ainsi l’auteur. Ecrire les
mots, les dire, c’est brandir notre liberté face au rire sardonique des barbares de Daech ou des meurtriers de Hama. Mahmoud ou la
montée des eaux, récent prix Marguerite-Duras est ainsi une
formidable ode à la liberté.

Les tragédies génèrent souvent des œuvres magnifiques. Dans cette
Syrie recouverte d’une mer de sang, les mots d’Antoine Wouters
sont plus qu’un radeau. Plus qu’une barque. Ils sont un phare, celui
qui guident les porteurs de liberté, celui qui ressuscite les victimes
de l’oppression, celui qui place dans leurs poings serrés quelques
fragments de poésie. Des poings qu’aucun tyran ne pourra jamais desserrer.

Par Laurent Pfaadt

Antoine Wouters, Mahmoud ou la montée des eaux,
Chez Verdier, 144 p.