Malaises dans la civilisation

De nouvelles publications permettent de redécouvrir l’œuvre de Frank Herbert

Frank Herbert ne fut pas uniquement le génial créateur de Dune, l’un des monuments de la littérature de science-fiction. Il fut également un grand nouvelliste comme en témoigne ces deux recueils comportant quelques quarante textes dont de nombreux inédits, une nouvelle fois magnifiquement traduits par Pierre-Paul Durastanti. Car avant d’être romancier, Herbert commença comme de nombreux auteurs de science-fiction, par publier des nouvelles. Il reconnaît lui-même qu’il écrivit sa première nouvelle à l’âge de…quatre ans ! Divisées en deux tomes, le premier courant de 1952 à 1962, soit juste avant la publication du premier tome de Dune et le second allant de 1964 à 1979, ces nouvelles montrent qu’il poursuivit son activité de nouvelliste jusqu’à quasiment sa mort en 1986 notamment parce qu’elles lui permettaient de vivre de sa plume lorsque le succès de Dune se faisait attendre.


Bien évidemment, happé par son œuvre-monde, il n’eut pas la production d’un Philip K. Dick ou d’un Robert Silverberg. Mais ses nouvelles qui évoquent de lointaines planètes, des races extrasolaires ou des dysfonctionnements technologiques, comme dans toute grande œuvre de SF, résonnent de prémonitions sur le monde d’après, celui que nous connaissons aujourd’hui comme par exemple dans cette nouvelle qui évoque une gigantesque épidémie décimant les grandes métropoles. Parfois, en lisant ces nouvelles notamment Les esclaves du vert, on se prend à rêver d’une autre saga de Frank Herbert dans un monde verdoyant.

Le lecteur retrouvera dans ces nouvelles les grandes thématiques propres à l’œuvre herbertienne : les menaces sur l’environnement, la psychologie avec cette nouvelle sur le syndrome de brouillage ou le fanatisme lorsqu’il évoque un choc de violence générateur d’une nouvelle société plus juste. D’autres thèmes plus classiques comme les distorsions du temps et de l’espace ou les limites du corps humain l’inscrivent dans la grande tradition de la SF américaine de l’âge d’or.

Les deux volumes sont précédés d’une formidable introduction d’Herbert où il donne quelques précisions sur sa conception de l’écriture qui valent conseils aux jeunes auteurs en herbe. « J’ai essayé d’enseigner l’écriture mais c’est impossible (…) L’écriture, on se l’enseigne. On l’apprend sur le tas. La connaissance vient de soi et s’appuie avec insistance sur la tradition orale de la langue, au désespoir de tous ceux qui voudraient un processus ordonné aux règles explicites » dit-il avant de poursuivre « Pour qu’on croie à la réalité d’un récit, quelqu’un doit se dresser sur la page imprimée et demande la voix ».

Justement, celui qui se dresse sur la page imprimée de l’Empereur-dieu de Dune s’appelle Leto II, souverain d’Arrakis. Ainsi, parallèlement à ces nouvelles se poursuit la publication de la nouvelle édition collector du cycle de Dune par Robert Laffont. Ces jours-ci paraissent les tomes 4 et 5 du cycle, ceux où l’œuvre entame sa transformation métaphysique. Paul Muad’Dib appartient désormais à un passé révolu puisque la planète Arrakis est régie par son fils Leto II, ce tyran ayant opéré sa transmutation en ver des sables et contrôlant les dernières réserves de l’épice. Désormais invulnérable et immortel, sa prescience l’avertit toutefois qu’il court à sa perte. « Herbert imagine ici un récit en deux arcs. Un premier arc qui suit les étapes classiques de la construction du héros. Un deuxième arc qui montre sa chute. L’Empereur-Dieu, en un sens, c’est ce deuxième arc. Arc qui a un goût amer pour Herbert, car lectrices et lecteurs ont principalement lu et aimé le premier arc, démontrant que les héros charismatiques sont effectivement le danger qui nous guette toujours » estime ainsi David Meulemans, éditeur et grand fan de Dune.

Paradoxe sur la mort et le sacrifice, l’Empereur-Dieu de Dune opère un changement dans le cycle : celui d’une finitude, d’une extinction des hommes et des ressources. Que faire alors ? traverse ce roman devenu la chronique de la chute du tyran.

Irène Langlet, maîtresse de conférences à l’université Paris-Est Marne la Vallée, qui signe la préface du tome 4 avoue avoir « gardé une préférence pour l’Empereur-Dieu de Dune (…) en souvenir d’un émerveillement de lecture qui confine au vertige ou plus précisément à cinq vertiges de lecture. Cinq tourbillons de voix, de textes, de temps, de savoirs. Et en fin de compte vertige du cycle lui-même. ». Ce vertige vient du fait que ce volume porte à son paroxysme les thématiques de la saga à savoir la psychologie, le pouvoir, la politique, l’écologie et la religion quand on pense à l’Etat centralisé qu’est devenu Arrakis ou au messianisme de Leto II.

C’est précisément dans ce vertige de l’homme devenu élément et de la quête devenue civilisation qui ont fini par se confondre que réside la beauté de l’Empereur-Dieu de Dune. Avant que la vie ne reprenne son cours dans Les Hérétiques de Dune (voir interview de Laurent Nunez).

Par Laurent Pfaadt

Frank Herbert, Nouvelles, tome 1 1952-1962 et tome 2 1964-1979, trad. Pierre-Paul Durastanti
Aux éditions Folio SF, 736 p. et 658 p.

Frank Herbert, Dune, tomes IV (L’Empereur-Dieu de Dune) et V (Les Hérétiques de Dune), Irène Langlet (préface de l’Empereur-Dieu de Dune), Laurent Nunez (préface des Hérétiques de Dune), Serge Lehman (postface de), Guy Abadia (traduit par), coll. Ailleurs et Demain, Robert Laffont, 576 p. et 624 p.

Et toujours Tout sur Dune dirigé par Lloyd Chéry avec la contribution de David Meulemans, Editions de l’Atalante & Leha, 304 p.