Mon père, ce salaud

A travers le procès littéraire d’un fils à son père, Niklas Frank
ravive une réflexion sur la responsabilité des Allemands face aux
crimes du Troisième Reich et à leur banalisation. Fascinant.

Rarement on a vu charge plus violente d’un fils à l’égard de son père.
Et pour cause, le père n’est autre que Hans Frank, haut responsable
du Troisième Reich, gouverneur général de la Pologne, responsable
de la mort de millions de personnes et à ce titre, jugé et exécuté par
le tribunal de Nuremberg en octobre 1946. Pourtant, la réaction du
fils n’apparaissait pas forcément évidente comme le rappelle
Philippe Sands, l’auteur de Retour à Lemberg et de la Filière (Albin
Michel, 2017 et 2020) dans la préface de cet ouvrage :« Moi qui avais
grandi du côté opposé de l’histoire, je me trouvais confronté à une réalité
différente de la mienne : que signifie d’être l’enfant d’un homme pendu
pour avoir tué quatre millions d’êtres humains ? »

Niklas Frank a très vite balayé les doutes de l’avocat. L’essai
biographique qu’il livre sur son père, le suivant presque semaine
après semaine, s’appuyant sur un nombre impressionnant
d’archives, d’entretiens et de données, laisse le lecteur un peu sonné
devant les uppercuts qu’il lui assène ainsi qu’à sa mère, complice de
ce crime. Quelques libertés sont parfois prises avec le récit lorsqu’il
reconstitue certaines scènes, notamment celle de la convocation de
son père dans le train particulier du Reichsführer SS Heinrich
Himmler, mais elles servent avant tout un récit où Niklas Frank
tente, en vain, de convoquer une morale sur laquelle, il aurait pu
construire sa vie de fils. « Le craquement de ta nuque, m’a évité une vie
foutue, comme tu m’aurais empoisonné la cervelle avec tes conneries.
C’est ce qui s’est passé pour la majorité silencieuse de ceux de ma
génération qui n’ont pas eu la chance que leur père soit pendu » écrit
ainsi Niklas Frank.

Mais surtout, à travers la figure de son père, Niklas Frank interroge
la conscience d’une nation qui s’est fourvoyée dans le plus abjecte
des crimes. Il tend ainsi à l’Allemagne, de ses dirigeants au simple
citoyen un miroir dans lequel chacun, Allemand ou pas d’ailleurs,
peut se contempler et dans lequel l’histoire d’un pays doit s’analyser.
« Tu aimais les animaux, de cet amour à l’allemande qui préfère égorger
les hommes plutôt que les moutons et, avec la juste indignation du petit-
bourgeois » écrit-il. Sous couvert d’un Hans Frank souvent pathétique
et d’une haine rarement contenue, ce livre est bouleversant car il
nous interpelle tous sur notre capacité potentielle à devenir un
monstre, comme l’a d’ailleurs montré l’histoire récente au Moyen-
Orient. Encore une fois, revenons à la préface de Philippe Sands :
« C’est un ouvrage porteur d’une mémoire – plus nécessaire que jamais –
de ce qui se passa lorsque toutes les barrières tombèrent, et qu’un homme
de pouvoir manque de ce que Niklas appelle « le courage civique ».

Niklas Frank l’assure, il garde toujours sur lui la photo de son père.
Celle de son cadavre à Nuremberg. Pour ne pas oublier. Comme un
fils pourrait le faire. Comme une nation devrait le faire. La mémoire,
toujours. Un livre à mettre entre toutes les mains, surtout entre
celles des plus jeunes.

Par Laurent Pfaadt

Niklas Frank, Le père, un règlement de comptes, Préface de Philippe Sands, traduit de l’allemand par Corinna Gepner
Aux édition Plein jour, 384 p.