Narcisse à Disneyland

Greenfield © Louisiana Museum of Modern Art

La photographe
américaine Lauren
Greenfield dépeint
les travers d’un
monde obsédé par
la consommation
et l’apparence

Cette exposition
ne pouvait se tenir
qu’au Louisiana, ce
musée danois situé en bord de mer. Le Danemark, figurant parmi
les pays où les gens sont le plus heureux au monde et où bien-être
et croissance semblent aller de pair, était donc le lieu idéal pour
montrer le travail de la photographe américaine Lauren
Greenfield, rassemblé sous le titre quelque peu provocateur de
Generation Wealth (« Génération croissance »). Provocateur
vraiment ? Car à regarder de plus près ces deux cent clichés,
vidéos et documentaires, depuis les premiers travaux de l’artiste
dans sa ville natale de Los Angeles au début des années 1990
jusqu’à la crise de la finance mondiale en passant par les nouveaux
riches russes ou chinois, on se dit que ces photos ne sont que le
reflet d’une réalité, d’un monde qui a, indubitablement, vacillé. La
faute à ces années Reagan qui ont concrétisé et transformé, de
manière irréversible, un empire de production en un empire de
consommation.

Génération Wealth est une galerie de portraits incroyables,
stupéfiants, hallucinés et embrasse toutes les dimensions de ce
rêve dément. Parfois les mots manquent à décrire ces hommes et
ces femmes qui semblent vivre hors du temps et ont fait de la
maxime « J’achète donc je suis », l’alpha et l’omega de leurs
existences. Il n’est pas rare de croiser un visiteur restant coi
devant tel comportement ou écarquillant les yeux devant telle
transformation physique. Car à y regarder de plus près, l’œuvre de
Lauren Greenfield est un musée de l’horreur peuplé de monstres :
petites filles lobotomisées par leurs parents et voulant ressembler
à des princesses avant même de savoir parler, traders et autres
démiurges financiers de notre époque, travailleurs du sexe
choisissant ce métier non pas par nécessité mais par appât du
gain. Car dans ce système, la morale ne paie pas.

Devenus des produits, des marchandises, des objets animés de
vie, traversés par la démesure, l’arrogance comme cet ex-
mannequin et photographe letton photographié devant son
immense bibliothèque ne contenant qu’un seul et même livre, le
sien autoédité et imprimé à l’infini ou la quête de la notoriété, l’œil
de Lauren Greenfield n’omet rien : la chirurgie esthétique bien
entendu, la quête perpétuelle de reconnaissance ou les caprices
immobiliers de dictateurs et de magnats des nouvelles
technologies. Devant ces photos, le visiteur mesure combien
croissance et vanité vont de pair comme dans cette photo prise
sur un yacht à Monte-Carlo montrant une serveuse nettoyant, à
quatre pattes, une moquette, devant l’indifférence d’un nouveau
riche, téléphone à l’oreille. La croissance, c’est d’abord
l’humiliation des plus faibles ou plutôt des moins riches. Mais
Lauren Greenfield va plus loin encore et la force de ses clichés
explose littéralement avec les victimes de cette « génération
croissance » : il y a les subjuguées serviles, les dépressives et plus
nombreuses, celles dont la soif de vengeance ou de revanche est
demeurée intacte.

« J’ai appris de la plupart d’entre eux que la poursuite de la croissance
est sans fin et au final, insatisfaisante »
affirme Lauren Greenfield
dans le magnifique catalogue qui accompagne l’exposition et qui
tient véritablement lieu de monographie de l’artiste. Et à l’instar
de cette « Queen of Versailles », Jackie Siegel qui voulut
reproduire chez elle, en, Floride le château de Versailles, dont le
mari se peignit en Napoléon, qui offrit une prothèse Louis Vuitton
à sa tante handicapée et dont on suit les délires à la fois
vertigineux, irréels et kitsch ainsi que sa chute brutale, Lauren
Greenfield nous montre que les dieux de la croissance et de la
célébrité à tout prix ont été comme Saturne, ils ont dévoré leurs
enfants pour les reléguer dans ce qu’ils redoutaient le plus : l’oubli.

Par Laurent Pfaadt

Génération Wealth, Lauren Greenfield,
jusqu’au 26 janvier 2020
Louisiana Museum of Modern Art, Humlebæk,
Danemark.

Catalogue de l’exposition :
Laura Greenfield, Generation Wealth,
Phaidon, 504 p