N’est pas le diable qui veut

Ismael Kadaré © Eric Garault / Pasco and co

Plusieurs romans du grand
écrivain albanais Ismaïl Kadaré
permettent de redécouvrir cette
œuvre majeure du 20
e siècle

Voilà près de soixante-dix ans que
l’écrivain albanais, Ismaïl Kadaré,
plusieurs fois nobélisable, célébré
dans le monde entier nous
rappelle qu’un petit pays comme
Albanie peut demeurer immortel
de deux manières : par le glaive
du tyran ou grâce à la plume de
ses écrivains. Ce volume de la
collection Bouquins regroupant trois romans dits « politiques » (mais ne le sont-ils pas tous ?) permet ainsi de revenir ou, pour les plus jeunes, de pénétrer l’œuvre de l’un des plus habiles pourfendeurs du communisme.

Révélé en 1970 par l’extraordinaire Général de l’armée morte, cette
histoire relatant la mission d’un général italien venu en Albanie
récupérer les corps de ses concitoyens morts pendant la seconde
guerre mondiale, Ismaïl Kadaré n’eut de cesse de construire, pierre
après pierre, un édifice littéraire parfaitement cohérent et d’une
rectitude sans failles à l’inverse de la tour penchée de sa ville natale
de Gjirokastër dont il fit le sujet de son roman Chroniques de la ville
de pierre
(1982). L’histoire regorge de hasards troublants. Car
lorsque naît le petit Kadaré, un jour de janvier 1936, il ne sait pas
qu’à quelques encablures de sa maison, un jeune professeur nommé
Enver Hoxha a commencé à tracer sa route qu’il fera de lui un
épigone de Staline.

Alors, la littérature de Kadaré, querelle de clochers ? Avant tout
communiste alors. Car entre les deux hommes de Gjirokastër,
l’Albanie ne suffit pas. Pendant près de vingt ans, leur lutte fit le tour
du monde communiste et au-delà, de Moscou à Pékin en passant
bien entendu par Tirana et Paris. Les trois romans regroupés dans ce
volume évoquent ainsi les relations ambiguës que l’Albanie entretint
avec ses grands frères soviétique (L’Hiver de la grande solitude, 1973)
et chinois (Concert en fin de saison, 1988) mais aussi celles que
l’auteur a tissé avec le dictateur, notamment dans ces carcans
littéraires (Le Crépuscule des dieux de la steppe, 1978). Car L’Hiver
donne à Hoxha le beau rôle. Car Kadaré fut plusieurs fois député
dans ce Parlement où règne le parti unique. Contemptrice plutôt
que zélatrice, sa littérature ne fut en réalité qu’un masque derrière
lequel Hoxha ne vit ou feint de ne jamais voir la critique. Dans la
préface de l’ouvrage, Eric Faye évoque à juste titre ce « pacte tacite et
luciférien »
que Kadaré conclut avec le tyran : un portrait flatteur en
échange d’une liberté de critiquer afin ne pas devenir ce Pasternak
voué aux gémonies dans le Crépuscule. De Faust, Kadaré se mua
alors en Méphistophélès dans Concert, pour déchirer le décor de la
dictature et mettre le tyran à nu. « Je me donnerais volontiers au
diable, si je ne l’étais moi-même »
affirma Méphistophélès sous la
plume d’un Goethe que Kadaré aurait très bien pu envoyer à Hoxha
en guise de dédicace du Concert.

Au final, la stratégie de l’écrivain finit par payer. Enfermé dans son
Albanie de plomb, Hoxha et son souvenir se sont lentement éteints.
Quant à Kadaré, sorti dans cette nef des fous dans laquelle le
communisme voulut l’enfermer, il est lu dans les bibliothèques et les
librairies du monde entier. Ce volume n’est que l’énième pavé jeté à
la face de la dictature. Et la Plaisanterie continue…

Par Laurent Pfaadt

Ismaël Kadaré, Le crépuscule des dieux de la steppe, L’Hiver de la grande solitude, Le concert
Chez Robert Laffont, coll. Bouquins, 1056 p.