La France entière connaît sans le savoir Rachmaninov. Pendant quinze ans, le vendredi soir, le compositeur russe lui a susurré les premières notes de son premier concerto. Certes on y a parlé de musique mais assez peu, plutôt de littérature avec ses compatriotes Nabokov et Soljenitsyne qui lui ont vite volé la vedette.

Car de vedettes il y en a eut à Apostrophes, ce rendez vous littéraire devenu culte présenté par Bernard Pivot, le fameux « Roi Lire » disparu en mai dernier. Une petite musique revenue comme une Madeleine de Proust à nos oreilles avec la parution de ce livre magnifique nourri de photos inédites qui célèbrent le cinquantième anniversaire de la première émission. En feuilletant les pages, on a parfois l’impression d’entendre les voix d’Alberto Moravia affirmant dans son français teinté d’italien que « je ne suis jamais allé à l’école parce que j’étais malade, ce qui m’a permis d’écrire un roman à l’âge de dix-sept ans. Autrement, j’aurais dû attendre d’avoir trente ans » lors de l’émission du 30 mars 1979 ou celles d’Umberto Eco, d’Elie Wiesel, de François Mitterrand venu présenter L’abeille et l’architecte ou encore d’Arthur Miller.

Sur le plateau d’Apostrophes se côtoyaient toutes les esthétiques, la littérature bien entendu mais également le cinéma, la politique, la photographie avec Robert Doisneau et Helmut Newton et même l’entreprise. Bernard Pivot, dont la culture générale dépassait toutes les frontières et pouvaient se nicher dans le tanin du vin ou dans un geste technique sur la pelouse du stade Geoffroy Guichard, faisaient dialoguer des gens différents, non sans humour. Ainsi lors d’une émission intitulée « Ils avaient vingt ans en Mai-68 », le 23 mai 1986, en compagnie de Guy Hocquenghem, Laurent Dispot, Pascal Bruckner et Bernard Tapie, Bernard Pivot introduisait ses invités avec ces mots : « «Sont réunis ce soir, sur le plateau d’Apostrophes, trois intellectuels et un chef d’entreprise. En mai 1968, ils avaient vingt ans. En mai 1986, ce sont des quadragénaires ou en passe de l’être. Où en sont-ils ? Que disent-ils ? Qu’écrivent-ils ? En épigraphe de cette émission je souhaiterais vous citer une publicité que vous avez certainement vue dans les quotidiens : « Mai 68, on a refait le monde. Mai 86, on refait la cuisine ».
Au fil des pages, les épigraphes se succèdent donc au fronton de ce temple cathodique de la littérature où une émission littéraire placée en deuxième partie de soirée réunissait plusieurs millions de téléspectateurs, ce qui stupéfait encore aujourd’hui nos voisins outre-atlantiques. Des épigraphes qui se voulaient tantôt jouissives avec l’ébriété démonstrative d’un Bukowski ou discrète d’un Nabokov ou sanglantes notamment lorsque Denise Bombardier s’en prit à Gabriel Matzneff dans l’une des dernières émissions, le 2 mars 1990, en affirmant qu’« un livre ne peut pas servir d’alibi » pour justifier les abus de pouvoir sur de jeunes filles que dénoncera trente ans plus tard Vanessa Springora.
Ce soir-là une émission littéraire se mua en une véritable apostrophe, cette figure de rhétorique par laquelle un orateur interpelle tout à coup une personne ou une chose personnifiée. Une apostrophe parmi d’autres qui composent ce livre merveilleux qui raconte non seulement une histoire de la télévision mais également notre monde à travers le prisme de ses intellectuels.
Par Laurent Pfaadt
Nos années Apostrophes, avant-propos de Laurent Valet, préface d’Augustin Trapenard
Chez Flammarion/INA, 224 p.