Oratorio de Noël

Rarement joué, l’Oratorio de Noël du compositeur français Camille Saint-Saëns fut plutôt à l’honneur en cette fin d’année 2024. Il se trouva à l’affiche du Philharmonique pour son concert de la mi-décembre à la salle Erasme après avoir été, quelques semaines plus tôt, donné par la Chorale strasbourgeoise au Palais des Fêtes.


© David Amiot

Pianiste et organiste virtuose, figure musicale du romantisme français, Camille Saint-Saëns, né à Paris dans les premiers temps de la Monarchie de Juillet (1835), aura vu sa longue carrière se dérouler d’abord durant le Second Empire, puis sous la Troisième République avant de s’éteindre à Alger en 1921. De son œuvre importante, on ne joue le plus souvent que ses concertos pianos n°2 et 4, son premier concerto pour violon et son troisième concerto pour violoncelle, sa symphonie n°3 « pour orgue », son Carnaval des animaux, sa Danse macabre et son opéra Samson et Dalila (parmi les treize qu’il a composés!). Avec son contemporain d’outre-Rhin Johannes Brahms, il a en commun, sinon le génie créateur, une connaissance encyclopédique de la musique et une très grande habileté d’écriture.

Créé à Paris en 1857, dans l’église de la Madeleine dont Saint-Saëns était devenu l’organiste titulaire, son Oratorio de Noël est donc l’oeuvre d’un compositeur de 23 ans. Ecrite pour un quintette de chanteurs solistes, un choeur mixte, un orgue et un orchestre à cordes, la partition comporte dix morceaux sur des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, dans un style musical assez composite, mêlant références baroques et mélodies d’époque. Elle s’achève dans un Alléluia triomphal, selon une posture caractéristique de la plupart des œuvres ultérieures du compositeur : à la différence de celles du romantisme allemand, les conclusions victorieuses ne sont jamais chez Saint-Saëns l’issue de quelque combat intérieur ou déchirure subjective, mais plutôt l’emblème d’un optimisme d’époque, dont témoignent les Expositions universelles, les réalisations architecturales comme la Tour Eiffel ou l’église du Sacré Coeur, les conquêtes d’une France coloniale. Sous cet angle, et quelles que soient les grandes qualités d’écriture de ses trois premiers mouvements, la conclusion de la symphonie avec orgue, donnée l’an passée à Strasbourg, va vraiment très loin dans cette esthétique triomphaliste.

© David Amiot

Pour cet Oratorio de Noël, Aziz Shokhakimov, le directeur de l’OPS, disposait de l’excellent choeur de l’Opéra du Rhin et d’un quintette de bons solistes. Il a choisi de le jouer avec un vaste tapis de cordes, quasiment tout le quatuor à cordes du philharmonique (plus de soixante musiciens). L’oeuvre évolua ainsi dans un climat de grande volupté sonore, la puissance instrumentale et vocale déployée mettant particulièrement en avant sa dimension opératique.

Ce concert, dédoublé en deux soirées – celles du 18 et
19 décembre –, s’achevait avec la Shéhérazade de Rimski-Korsakov, suite symphonique en quatre mouvements pour violon solo et grand orchestre dont le motif littéraire est l’évocation d’histoires contées par une jeune odalisque à un sultan misogyne et paranoïaque, afin de retarder la mise à mort à laquelle finalement elle échappera. L’OPS a toujours été très à l’aise dans cette œuvre techniquement exigeante, que ce soit sous la direction de Marko Letonja ou de celle, plus ancienne, de Kiril Karabitz ; mais, avec son jeune directeur Shokhakimov, il s’est cette fois littéralement surpassé. D’emblée, dans La mer et le vaisseau de Sinbad, le contraste entre la sévérité des accords cuivrés – évoquant la figure du terrible sultan – et la douceur mélodieuse du violon solo de Charlotte Juillard – incarnant la jeune Shéhérazade — s’avère magnifique, avant que l’atmosphère marine et le tumulte des flots ne prennent le dessus. Dans le second épisode, Le récit du prince Kalender, le violon solo et les solistes de l’orchestre rivalisent de phrasés poétiques et de beautés sonores. Le mouvement suivant — noté andantino quasi allegretto et intitulé Le jeune prince et la jeune princesse – m’a toujours paru le plus beau. Peut-être l’est-il aussi pour Shokhakimov qui y déploya des trésors d’éloquence amoureuse.L’ultime tableau, Fête à Bagdad et naufrage du bateau, grand moment de virtuosité orchestrale, requiert à la fois un très bon orchestre et beaucoup de rigueur et de doigté afin de ne pas sombrer dans les effets sonores gratuits. Du début à la fin, chef et orchestre y déployèrent une musicalité de haut-vol, avec notamment une bonne intégration des trombones dans l’épisode final du naufrage.

Ce très beau concert est entièrement disponible sur la boutique d’Arte. Il faut d’autant plus s’en réjouir que, si les enregistrements de Shéhérazade sont innombrables, assez peu rendent vraiment justice à l’oeuvre et même de grands musiciens s’y sont littéralement cassés les dents : Herbert von Karajan y a, si l’on peut dire, réussi son plus beau ratage entraînant ses Berliner dans le naufrage ; Jos van Immerseel, ambitionnant de « restaurer » l’oeuvre sur instruments d’époque, n’aura lui aussi fait qu’échouer, aux deux sens du mot. Pour les autres, si tout le monde s’accorde sur l’excellence du disque de Kiril Kondrachine avec le Concertgebouw d’Amsterdam, on peut aussi recommander les prestations d’Eugène Ormandy, de Léonard Bernstein, d’Igor Markevitch, de Ferenc Fricsay voire de Sergiu Celibidache si on aime les liqueurs particulièrement toxiques et envoûtantes.

Le dimanche 24 novembre 2024, la Chorale Strasbourgeoise donnait son concert bi-annuel dans la salle du Palais des fêtes. Elle se trouvait, pour l’occasion, associée au Collegium Cantorum de Strasbourg constituant ainsi une masse vocale d’une centaine de chanteurs. Avant l’Oratorio de Noël de Saint-Saëns qui figurait en seconde partie de programme, on eût le plaisir d’entendre la sixième et dernière des odes que le grand compositeur anglais Henry Purcell composa en 1694 pour l’anniversaire de la Reine Marie. Les petites approximations de la trompette au début du premier épisode, purement instrumental, n’ont rien enlevé au caractère particulièrement jovial et festif de l’exécution au cours des huit mouvements vocaux et chorals suivants. C’est Gaspard Gaget, le jeune chef de la Chorale Strasbourgeoise qui, ce dimanche-là, dirigeait l’ensemble ; son collègue, Nicolas Jean, chef du Collegium Cantorum, officiant pour sa part la veille au soir à l’Église protestante de Brumath. Pour la partie Purcell, Gaspard Gaget avait disposé l’ensemble du choeur non sur la scène mais de chaque côté du parterre de la salle du Palais des fêtes, favorisant ainsi une ambiance sonore particulièrement enveloppante.

L’Oratorio de Saint-Saëns, donné en seconde partie, fut restitué dans des conditions sonores assez particulières, une quinzaine d’instrumentistes à cordes (assurant, au demeurant, très bien leur partie) et une centaine de choristes, faisant preuve, compte tenu de leur masse vocale et des exigences de l’oeuvre, d’une cohésion et d’une musicalité admirables. En regard de la prestation du Philharmonique et du choeur de l’opéra, la dimension oratorio l’emporta ici sur le côté flamboyant et opératique. Un passage témoigne à lui tout seul du niveau de ce concert, c’est le choeur n°6 Quare fremuerunt gentes ? de loin le plus beau de cet oratorio : l’intensité et la précision obtenues dans ce mouvement si bien écrit ne passèrent pas inaperçues.

L’ensemble de ce concert bénéficia du concours d’un quatuor vocal (augmenté d’une alto dans Saint-Saëns), d’une puissance certes modérée, mais d’une très belle musicalité.

Michel Le Gris