Paranoid Androids

Un temps fort initié par Le Maillon étalé sur une dizaine de jours 
nous invitait à suivre plusieurs spectacles et rencontres,
interrogeant notre identité d’êtres humains confrontés à
l’existence de créatures imaginées, conçues, construites et mises
en mouvement par des scientifiques et des techniciens, créatures
que l’on peut classer dans la catégorie « robots ».

Une petite cure d’intelligence artificielle ça ne fait pas de mal, ça
intrigue et nous ouvre des perspectives insoupçonnées.

De plus sur le plan artistique cela permet à l’imaginaire de courir et
d’y recourir.

C’est ainsi que l’ont bien compris les metteurs en scène et artistes
dont nous avons vu et apprécié les prestations.

Nous avons commencé ce voyage insolite par un spectacle
justement intitulé « La vallée de l’étrange » de Stefan Kaegi du
collectif Rimini Protokoll.

Nous recherchons les spectacles de Stefan Kaegi  parce qu’ils nous
confrontent de façon originale et pertinente à des problèmes
actuels qu’il sait mettre en évidence. Sans proposer de solution il nous conduit  à les clarifier par nous-mêmes.

Certains de ses spectacles ont été, pour nombre d’entre nous, de
véritables expériences, des aventures. Qu’on se rappelle ce moment
extraordinaire où nous avons pris place dans un camion aménagé en
« salle de spectacle » pour effectuer un voyage fictif entre Strasbourg
et Sofia, en réalité aux abords du port du Rhin et de ses entrepôts,
afin de prendre conscience de la vie d’un chauffeur routier. Nous
étions à la fois dans la vraie vie et dans quelque chose de
fantastique.

« La vallée de l’étrange » corrobore cette démarche  d’investigateur
qui caractérise ce metteur en scène.

Sur le plateau, côté cour, un homme est assis dans un fauteuil, côté
jardin on a placé un écran.

En regardant l’homme assis qui, lui aussi nous regarde, un sentiment
étrange s’empare de nous et nous nous interrogeons « Est-ce un vrai
comédien ou une énorme marionnette? »

Nous savons que Le Maillon vient d’entamer son temps fort « Des
robots et des hommes » ce qui nous incite à penser qu’il s’agit d’un
robot humanoïde mais nous restons intrigués par ce personnage.
D’entrée de jeu, il nous annonce qu’il va tenir une conférence et il se
lance dans des considérations psycho-philosophiques qui évoquent
sa condition de maniaco-dépressif. Les images, sur l’écran, servant à
illustrer ses propos, nous constatons  que celui qui nous parle et
celui qui a été filmé est bel et bien le même, une sorte de sosie. Le
trouble nous habite de nouveau. Mais n’est-ce pas le propre du robot
que de faire jaillir ce malaise? Le robot humanoïde nous interpelle
plus que la marionnette par sa ressemblance avec l’être humain. Et
c’est ce que nous ressentons durant ce spectacle. Peu de signes
extérieurs pour nous détromper si ce n’est cette sorte de posture
empreinte de raideur qui ne se détecte que peu à peu.  Bientôt,
fascinés par sa performance, nous sentons naître en nous  comme
une complicité avec lui, une sorte de sympathie qui nous interroge.
L’homme ne pourrait-il pas être remplacé par cette espèce de
machine ? On sait que c’est déjà le cas dans bien des postes
automatisés dans les usines mais d’être le témoin direct de cette
prestation concernant les sciences humaines où la parole est
particulièrement valorisée et personnalisée a quelque chose
d’intrigant  car on touche à l’identité.

Stefan Kaegi  nous a encore une fois plongé dans des abîmes de réflexion.
(Représentation du 2I janvier)

C’est à la rencontre d’un autre robot humanoïde que Joël Pommerat
nous invite dans son spectacle intitulé « Contes et Légendes » qui met
en scène des adolescents aux prises avec leurs problèmes
spécifiques de rivalité, jalousie, moquerie, amourettes, mais aussi
leur besoin d’être écoutés, compris, câlinés. Le robot, Roby, sera ce
partenaire sensible que les parents ont acheté pour leur tenir
compagnie en leur absence, les aider à faire leur devoirs, les
surveiller, on pourrait presque dire les « élever ». Assis auprès d’eux
dans la salle de séjour, il répond à leurs questions, leur donne des
conseils, partage leur émois en regardant un match à la télé. D’où
cette scène dramatique de la séparation quand, les enfants ayant
grandi, les parents décident de le revendre. C’est le jeune adolescent
qui vante alors auprès du couple d’acquéreurs le bon usage qu’on
peut en faire et cette « déshumanisation du robot-ami a quelque
chose de déchirant.

Dans la pièce une autre scène  vient en contre-point de celle-ci. Il
s’agit d’une scène de « dressage » d’un enfant timide sous la conduite
d’un maître qui, à grand renfort de séances d’entraînement
ponctuées de remarques désobligeantes et qui se veulent
stimulantes, essaie  de le transformer en garçon viril et combatif. En
faire un homme-machine en quelque sorte, disons le « robotiser » et
l’on ne peut que penser à certaines formations militaires. C’est un
spectacle émouvant et qui donne à réfléchir  sur ce moment délicat
de l’adolescence où tout est ressenti à fleur de peau.

Les comédiens ont investi ces rôles avec beaucoup d’authenticité et
l’on a été surpris d’apprendre que ceux qui interprétaient les enfants
n’en étaient pas eux-mêmes mais tout simplement des acteurs formidables.
(Représentation du 28 janvier)

Toujours dans le cycle « Des robots et des hommes », le spectacle
« Man strikes back » venu de Belgique montre une incroyable
rencontre entre un jongleur, un percussionniste et cinq boîtes en
forme de tétraède. Stij Grupping commence, certes, avec habileté,
mais assez sereinement, à lancer ses balles qui rebondissent sur les
boîtes décrivant des trajets harmonieux. Le rythme étant soutenu  à
la batterie  par le musicien Frederik Meulyzer.

Petit à petit les balles jaillissent plus vite, plus haut , le jongleur les rattrapent avec aisance sous le regard admiratif des spectateurs.

Soudain quelque chose d’insolite survient, les boîtes se mettent à
bouger, elles avancent, reculent puis s’immobilisent un instant avant
de reprendre leur mouvement aléatoire. Quelle mouche les a
piquées ? Elles semblent avoir acquis une autonomie qui veut défier
l’humain qui se sert d’elles comme de partenaires passifs. Cela pose
évidemment un gros problème: comment réussir à toucher une cible
qui se déplace constamment ? Jongleur et musicien se concertent,
s’interrogent n’en croyant pas leurs yeux.

Réflexion faite, le jongleur tente le tout pour le tout, reprend ses
balles et un jeu incroyable se déroule sous nos yeux ébahis. Alors
que les boîtes glissent capricieusement sur le plateau les balles
arrivent toujours à les trouver pour rebondir dessus; le jongleur
virevolte pour se positionner et réussir à les envoyer sans les perdre.
Le public  a le souffle coupé devant tant de virtuosité et le musicien
n’en perd pas une, lui qui doit suivre cette cadence improbable. C’est
un moment prodigieux.

Un spectacle superbe, ludique, à la gloire de l’imagination de celui
qui l’a conçu et de ceux qui l’ont si magnifiquement exécutés.(Représentation du 4 février)

La dernière manifestation de ce cycle a été pour nous encore une
grande surprise. II s’agit de « Tank« , un solo exécuté par la
chorégraphe autrichienne Doris Uhlich, enfermée dans un immense
tube de verre d’abord empli d’un brouillard qui en se dégageant peu
à peu laisse entrevoir une main , un bras, une jambe. Une situation
qui ne manque pas de nous interroger sur la possibilité que peut
offrir à une danseuse un lieu aussi exigu. Faisant fi de cette
contrainte, avec application et méthode, elle déploie ses membres,
tente de pousser les parois, y renonce parfois, s’accroupissant
comme atteinte par l’épuisement mais reprenant encore et toujours
ses tentatives d’exploration et de possible sortie.

On pense au corps -machine mais son humanité  transparaît à
l’évidence car on saisit à chaque instant sa volonté de s’extraire de
cette prison de verre et l’on éprouve un vrai soulagement quand elle
y parvient, partagés que nous étions entre malaise et empathie.
Soulignons que toute cette extraordinaire performance était
soutenue par la musique électronique de Boris Kopeinig.

Un spectacle pour le moins fascinant.
Représentation du 4 février

Par Marie-Françoise Grislin