Plus qu’un musicien

Berlin © Succo/Action Press/Visual Press Agency

Au-delà de son
incroyable génie,
Rostropovitch fut
également un
ardent défenseur
de la liberté 

Il fut tour à tour
l’instrument de la
supériorité
musicale
soviétique, un traitre, le parangon de la dissidence, le héraut de la
liberté des peuples et enfin le dernier fossoyeur d’une idéologie
qui l’avait banni. Malgré cela, malgré ce destin hors normes qui
navigua sur les fleuves tourmentés du 20e siècle, jamais il ne se
départit de sa profonde conviction dans la liberté de l’homme qui
devait prévaloir sur toute autre considération. Cette position
contribua grandement à transcender une légende qui se
cantonnait non sans mal à sa dimension musicale.

Et pourtant, le musicien n’avait rien à prouver. Adulé comme
aucun autre violoncelliste avant lui, et comme peu de musiciens, il
aurait très bien pu se contenter de cette situation. Mais tel n’était
pas Mstislav Rostropovitch. « Son courage, son honnêteté, son sens
de la justice ont été plus forts. Il ne pouvait pas se taire et ne rien faire
comme la plupart des autres »
estime ainsi sa fille, Elena. Proche de
Soljenitsyne, il hébergea l’auteur de l’Archipel du goulag, devenant
ainsi le complice de la liberté. Il  fut contraint de quitter sa Russie
chérie où il écrivit quelques-unes des plus belles pages musicales
de ce pays en compagnie d’un Gilels, d’un Richter on d’un Kogan.
Le 10 mai 1974, il donna son dernier concert en Russie : « les gens
pleuraient dans la salle et ils me disaient : revenez revenez abso-
lument ! » 
rappelait-il. Déchu de sa nationalité par un régime
devenu sans le savoir un astre mort, il trouva refuge en France et
aux États-Unis. À coups d’archet et de plume, il fit de cet exil une
tribune, en soutenant par exemple à Paris le combat de Sakharov
en 1980, jusqu’à la chute du mur dont il entonna avec la suite pour
violoncelle de Bach le joyeux requiem d’un régime enfin abattu.

Mais que ce choix fut difficile. La solitude fut souvent au rendez-
vous, la vie en exil suivant son douloureux cours, rythmée par les
disparitions comme les accords de cette Canzona de Taneiev que
contient le coffret Warner Classics. Derrière lui, il laissa ainsi ses
amis et ces autres musiciens qui n’avaient pas voulu ou pu le
suivre sur ce chemin sans retour et sur lesquels l’histoire se
referma. Seuls demeurèrent les souvenirs d’un autre âge, d’une
époque où la musique se faisait avec des chaînes. À son retour en
Russie, il se rendit au cimetière pour rendre hommage à tous ceux
qui n’avaient pu les briser.

Et si les morts avaient pu lui parler, ils auraient certainement dit  :
merci Slava.

Laurent Pfaadt