Pour la France

un film de Rachid Hami

« Je suis fabriqué par le cinéma » dit-il. Touche à tout avant de passer à la réalisation, Rachid Hami s’est emparé de l’histoire tragique de son frère Jallal  et l’a transformée pour en faire un vrai projet de cinéma, une œuvre romanesque qui se déploie entre présent, passé, d’Algérie en France en passant par Taïwan.


C’était il y a dix ans, en 2012, le 29 octobre vers minuit, les médias en ont parlé mais une actualité chasse l’autre et l’on a oublié la tragédie de ce bizutage qui a mal tourné. Il s’agissait d’une mise en scène du débarquement de Provence du 15 août 1944 organisée par les élèves de l’école militaire de Saint-Cyr chargés de la « transmission de tradition » et visant à accueillir les nouvelles recrues. Sous le feu de projecteurs, au son des Walkyries de Wagner comme dans Apocalypse Now, vêtus de leur uniforme et lourdement équipés, voilà qu’ils doivent traverser un étang à 9 degrés où ils finissent par ne plus avoir pied. Si d’autres soldats ont échappé à la noyade, c’est le drame pour le jeune Aïssa, 24 ans. Face à ses manquements et coupable d’homicide involontaire, l’armée doit organiser les funérailles à hauteur de la disparition de Aïssa et fait des promesses qu’elle ne tiendra pas. Quant aux sept militaires liés à la mort du jeune homme et qui comparaitront au tribunal, ils auront des peines de prison avec sursis. 

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Pour la France n’est pas un film à charge et ne parle pas que de la mort de Aïssa. Il ouvre d’autres voies sous le regard d’Ismaël, son frère en quête de vérité sur cette affaire mais aussi sur leur cheminement personnel, depuis que lui, son frère et sa mère ont quitté l’Algérie en proie à la guerre civile, échappant aux assassinats perpétrés par le FIS. Rachid Hami raconte en deux-trois séquences les deux petits frères, leur mère courage (immense Lubna Azabal), le père qui préfère Aïssa, préférence qui marquera durablement la construction des deux garçons, Ismaël à qui il manque la confiance de l’amour paternel, Aïssa qui va vouloir s’engager dans l’armée française pour défendre son pays d’adoption comme il pensait que son père voulait défendre l’Algérie en refusant de quitter son pays. Aïssa est un étudiant brillant – Science-Po, un Master à Taipei puis l’ambition d’intégrer Saint-Cyr au risque de devoir combattre en Syrie : « Si je peux sauver une vie, ça en vaut la peine. Je serai le 1er chef d’État-major arabe de l’armée française. » Et Ismaël de demander : « Tu te sens capable de tuer quelqu’un ? » – « Pour la France, Oui ! ». 

Shaïn Boumedine repéré chez Kechiche (Mektoub my love) et Karim Leklou (décidément grand acteur) campent ces frères aux ambitions opposées et difficile de reconnaître la part autobiographique. Brouiller les pistes, mettre à distance son histoire familiale pour éviter tout sentimentalisme sont les fers de lance de ce film qui n’est jamais binaire et qui propose un regard neuf salutaire : « À l’heure où nous voyons le nationalisme gagner la France, il est nécessaire de raconter des histoires comme celle de Jallal. Elle ferme la porte à nombre de clichés qui gangrènent le débat public. Il est aussi important de briser le cycle des films racontant l’immigration et la banlieue comme des histoires violentes, misérabilistes et exotiques. Je voulais raconter cette histoire vraie de l’intérieur, avec mon outil : le cinéma. » Précisément, les séquences taïwanaises remarquables, et notamment la fin du film, sont des moments très inspirés qui répondent au désir de Rachid Hami de rendre sensible la réalité émotionnelle. Le bonheur des deux frères et leur soif de vivre sont contagieux. Avec ce film, Rachid Hami est entré dans la cour des grands.

Elsa Nagel