(Re)naissance d’une nation

Avec son nouveau roman, Joyce
Carol Oates poursuit sa
radiographie de la société
américaine. Attention chef
d’œuvre.

Un choc. Ou plutôt une
révélation, on ne saurait dire. Dès
les premières pages, le lecteur est
plongé dans une atmosphère
délétère, celle qui conduit au
meurtre d’Augustus Voorhees,
médecin pratiquant l’avortement,
par Luther Dunphy, un
fondamentaliste chrétien, sur le parking d’un centre médical.
Lentement, page après page, le récit construit dans un effet de
miroir vertigineux relate les vies de ces deux hommes racontées à
travers les voix de leurs filles respectives, Dawn et Naomi. On y
découvre l’incurie scolaire, la lente invasion du fanatisme religieux
chez l’un à grands coups de téléréalités et de prédicateurs
irresponsables, et la quête de l’utopie parfois le jusqu’au-boutisme
de l’autre.

En évitant tout manichéisme, le livre gagne une profondeur
rarement égalée où empathie et aversion ne s’attachent jamais
aux mêmes personnages et oscillent en permanence dans ce sillon
infranchissable creusé par des décennies de violences. Les deux
familles finissent par se rejoindre sur ces ponts façonnés par le
deuil et l’incurie d’une nation. Joyce Carol Oates démontre une
fois de plus son incroyable talent pour peindre les sentiments
humains, ces petits gestes du quotidien qui détruisent ces familles
ou ces humiliations de l’enfance qui fabriquent de futurs citoyens
frustrés. On finit par aimer les bourreaux et détester les héros.

Ce livre est aussi une réflexion sur le libre-arbitre. Libre-arbitre
sur les corps et en premier lieu sur celui des femmes. Fervent
plaidoyer pour l’avortement, il faut absolument lire et faire lire
aux enfants ces pages 218 à 223 qui listent les raisons qui
poussent une femme à avorter et qui constituent, toujours, une
tragédie personnelle.

Libre-arbitre des consciences ensuite où l’auteur expose
magistralement les débats sur la pertinence de la démocratie et
de ses corollaires, la loi et la justice, dont on mesure à travers le
personnage de Luther Dunphy, les lentes désagrégations. Car
quelle loi faut-il suivre ? Celle de Dieu inscrite dans la Bible ? Ou
celle proclamée par la Cour suprême dans son arrêt Row v. Wade
de 1973 qui donne aux femmes la possibilité d’avorter ? Les deux
protagonistes y répondront de manière antagoniste et leur
opposition trouvera son épilogue sur ce parking. L’absence de
manichéisme dans ce roman tient aussi au fait que la société
américaine a produit cette confusion. Car c’est même constitution
qui autorise à la fois l’avortement et la détention d’armes à feu,
cette même constitution qui justifie la loi du talion en appliquant
la peine de mort. C’est cette même société qui conduit ses
membres les plus pauvres dans les couloirs de mort après les avoir
privé d’une instruction nécessaire à l’exercice de leur libre-arbitre
et à leur survie.

Présent dans la deuxième sélection du Médicis étranger, Joyce
Carol Oates signe une fois de plus un livre qui fera, à n’en point
douter, date. Livre après livre, depuis plus d’un demi-siècle, elle
est, d’une certaine manière, devenue une sorte de médecin de
l’Amérique, diagnostiquant, analysant les maux qui traversent ce
pays. Avec un livre des martyrs américains, elle ajoute une pierre
supplémentaire à cet édifice monumental. Mais en cette époque
trumpienne où les fake news et les contre-vérités sont devenus
les normes à suivre, il est légitime de se poser la question
suivante:le public est-il encore en capacité d’entendre ce médecin
lui assurant que si rien n’est fait, le cancer aura raison de lui ?  Car
il ferait bien de lire Joyce Carol Oates sauf s’il croit que la
littérature n’est qu’homéopathie. Au risque d’accoucher d’un
monstre.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains,
Philippe Rey, 859 p.

A lire également le Cahier que les éditions de l’Herne consacre à Joyce Carol Oates et qui contient neuf nouvelles inédites, 328 p.