#Rentrée littéraire

La traîne des empires, impuissance et religions

Voilà assurément un livre qui devrait faire date. Gabriel Martinez-Gros, grand spécialiste de l’Islam, aborde dans cet essai, la transformation d’empires en religions. A travers trois exemples, celui de Rome, de l’Islam et de la Chine entre le IIIe siècle avant J-C et le VIIe siècle, il montre le lien filial, incestueux entre empires et religions. Ainsi les héritages principaux de ces trois empires avec lesquels nous vivons aujourd’hui, le christianisme, l’Islam et le bouddhisme, furent d’abord des avortons de ces empires, à l’image de l’apôtre Paul, agent de Rome devenu le contempteur de l’Empire romain et l’ardent propagandiste d’un christianisme qui allait prendre le contrôle de Rome avec les empereurs Constantin et Théodose. Et de la mort de ces empires naquirent ces enfants, les religions, qui régissent aujourd’hui nos vies et nos civilisations.


L’universitaire montre ainsi la lente transformation, la « sédentarisation » comme il l’appelle de ces trois empires d’où allait surgir, sur le long terme, de façon presque consubstantielle, une nouvelle forme impériale, ontologique, à travers une bureaucratie, celle des clercs et des moines, et qui inscrivit les valeurs impériales dans ce nouvel universalisme et espace de paix que les empires n’ont pas su apporter. « La religion est surtout un empire qui s’accepte » écrit ainsi Gabriel Martinez-Gros.

Pour réussir cette transformation, l’auteur décrit plusieurs phénomènes : la « barbarisation » de l’appareil politique et la nécessité de s’appuyer sur les agents de la sédentarisation pour construire leur légitimité et devenir eux-mêmes ou leurs successeurs des agents de cette même sédentarisation. La constitution d’une langue et de son écriture comme instruments de domination qui doivent consacrer cette prise de pouvoir des clercs. « Dès lors que la sédentarisation d’un empire-monde a fait croître sa branche cléricale et monastique, elle est presque indéracinable » écrit encore l’auteur.

Dépassant sa magistrale réflexion appuyée comme toujours sur une prodigieuse érudition, Gabriel Martinez-Gros, trace des pistes contemporaines. Son analyse aurait d’ailleurs pu s’étendre à d’autres formes d’empire, notamment les empires communistes du 20e siècle et en particulier celui de la Chine dont la mutation, sous l’influence du capitalisme néo-libéral, est encore en cours.

Replaçant ces phénomènes dans une perspective historique plus longue, il explique néanmoins que nous sommes parvenus, à notre tour, à un nouveau carrefour historique, celui d’une modernité déclinante incarnée par les Etats-nations. Une nouvelle religion est ainsi prête à voir le jour mais quelles en seront ses formes ? L’historien n’apporte pas de réponse sauf à prévenir que l’imprévisible peut surgir. « L’histoire est un perpétuel recommencement » affirmait Thucydide. Et à la lecture du magistral essai de Gabriel Martinez-Gros, on doit bien convenir que l’historien de la guerre du Péloponnèse avait peut-être raison.

Par Laurent Pfaadt

Gabriel Martinez-Gros, La traîne des empires, impuissance et religions,
Aux éditions Passés composés, 240 p.