Soulages, Peintures 1946 – 2019

Soulages, Peinture huile sur toile 1970,
Collection privée. Photo Valérie Cardi

Neige Noire

Dès 1948 et l’exposition « Französische abstrakte Malerei » qui
tournera pendant un an, l’Allemagne saura mettre en avant
l’originalité et le talent du peintre, même pas trentenaire, né à
Rodez. Le Dr Dominick, initiateur de l’évènement, choisira même
une de ses toiles pour l’affiche. Suivront des invitations aux trois
premières éditions de la documenta à Kassel et c’est à Hanovre qu’a
lieu sa première rétrospective dès 1960.
Celle du Museum Frieder Burda qui rassemble une soixantaine
d’œuvres fait suite à celle organisée l’an passé au Louvre à l’occasion
du centenaire de l’artiste.

Brou de noix, ce presque noir, organique et naturel

Le corps de l’artiste – une énergie que prolonge le bras, la main, le
pinceau, l’outil – et cette couleur sombre et végétale s’approprie le
support – toile, papier, panneau de bois. Par le geste se cristallise un
intense surgissement. Une concentration qui confine au tellurique.
Essentiel : Soulages n’aime guère le mot abstrait – abstraire c’est enlever… Lui ajoute, construit, fabrique.

Outrenoir

La série Outrenoir (qui suggère cet autre bout du monde, mais aussi
son autre versant) va aller au bout de ce noir (cette non-couleur), va
chercher cet au-delà. Soulages réduit cette distance démesurée et
ramène sous les yeux du visiteur la quintessence du noir. Car s’il a
peu à peu réduit sa palette, il a densifié la matière : une épaisseur
exigeante, délicate et obstinée, tendue de stries verticales,
horizontales, obliques, rompues quelquefois, selon les toiles. Un noir
qui désormais couvre tout le support, se suffit à lui-même et capte la
lumière (même celle discrète de cet octobre pluvieux) transmuant ce
noir en une luxuriante palette. Moirures, irisations, arêtes
éclatantes, vif argent par endroits. C’est encore plus saisissant sur
ces grands panneaux suspendus : des « murs de lumière » irréels
comme une galaxie dont les visiteurs seraient les satellites. 
Outrenoir, entamée en 1979 – des grands formats dont trois
peintures verticales de quatre mètres de haut exposées l’an passé au
Louvre (ses derniers tableaux datés de 2019) –, accueille le visiteur
dans la grande salle du rez-de-chaussée.

Le voyage remonte le temps (et les étages)

Soulages, peinture, 31 mai 1961
Photo Cardi Valérie

Les toiles des années soixante et soixante-dix se permettent encore
d’autres couleurs, creusent le rouille, le rouge, le bleu, des couleurs
dont l’affleurement est d’autant plus cinglant qu’elles sont
colonisées par le noir. Et puis ces blancs, ces lacunes concédées au
papier, au tissu, au bois brut qu’enlumine, non pas des dorures
imagées, mais ce noir toujours qui capte la lumière et désavoue le
noir qui n’est jamais obscurité, mais vibration polychrome. Il y a une
ivresse du geste et cette omniprésence de la matière noire avec ce
jeu sur le support : la coulure, la craquelure – ce jeu sur le temps qui
passe et magnifie, le pari de la chimie qui transmue la liquide
peinture en solide pigment telle cette matière croûteuse des
libations versées sur les idoles africaines. Le jeu de la légèreté et de
la masse, la spatule qui lisse ou racle, la brosse qui zèbre ou le
couteau qui affouille. La tache, l’aplat, la traîne, le large, le généreux,
le délicat, le fibreux, le ferme et le trouble. Et la vibration de tout ça
qui projette dans l‘œil le blanc, le bois, la respiration du support.
Avec la signature discrète au bas de la toile vivante.

C’est une remontée vers les origines, pas seulement vers les
premières années du peintre, mais aussi celui de la matière. L’huile
des Outrenoir brillante, épaisse, dense confrontée à ce lavis végétal
(cette brou de noix entre 1946 et 1954) appliqué en légèreté
laissant apparaître par transparence le grain du support. Ou d’autres
pistes : le goudron sur du verre… Et ce changement d’échelle comme
si le noir était à l’étroit dans les petits formats du début, souvent du
papier, et exigeait ces formats gigantesques, presque en lévitation.
Remarquable constance de l’artiste qui, du noir au noir, sait se
renouveler, inventer en creusant opiniâtrement le même sillon.

Retour à l’enfance aussi. Alfred Pacquement, ami du peintre et
commissaire aux côtés d’Udo Kittelmann, raconte cette belle
anecdote. Enfant, Soulages traçait de grandes lignes noires – déjà ! –
sur une feuille blanche et avec une telle concentration qu’un adulte
lui a demandé ce qu’il peignait ainsi. Il a levé les yeux et a dit : je peins
la neige.

Baden-Baden, Museum Frieder Burda du
17 octobre 2020 au 28 février 2021

Par Luc Maechel http://racinesnomades.net/ephemerides/ephemeride-2021/#Soulages