The Safe Place

En nous de Régis Sauder (2021)

En 2009, Régis Sauder avait filmé une quinzaine de jeunes des quartiers nord de Marseille (une ZEP) qui s’emparaient d’un texte du XVIIe siècle et, grâce au filtre des mots de madame de Lafayette, évoquaient leur vie, leurs difficultés, leurs rêves… C’était le très beau : Nous, Princesses de Clèves. Ils et – surtout – elles étaient en première ou en terminale et passaient le bac. La plupart l’ont eu, d’autres pas. Dix ans plus tard, le réalisateur les interroge à nouveau : Quand je les ai retrouvés pour entamer l’écriture de ce film, j’ai été frappé par leur force, leur aptitude à déjouer les schémas d’un verdict social qui les voudrait courbés, soumis, radicalisés…


S’il filmait beaucoup les visages, le réalisateur capte ici la gracieuse chorégraphie des corps qui marchent, conduisent, s’approprient l’espace urbain, le paysage – les parcs remplacent les cours et le béton. Il tisse aussi le temps entre le passé – quelques archives des Princesses – et le présent forcément plus terne. Les images sont tournées pour l’essentiel au début du 2e confinement (novembre 2020). Un contraste qui accentue la couleur de leur vie présente devenue sérieuse. Des lunettes mangent quelques visages. Au gré des échanges sont évoqués des enfants nés depuis, des séparations aussi, une responsabilité et des chemins de vie pas toujours faciles. Cependant par deux ou trois, le lien perdure et les rires, les partages renaissent avec le verdict du réalisme qui sanctionne désormais les départs de rêve. En dix ans, ils ont déjà beaucoup vécu mais l’engagement prend le pas sur la révolte.

© Shellac

Le Nous des titres est essentiel pour Régis, ses témoins, ces jeunes devenus adultes. Et si lucides sur leur condition. Être ou ne pas être, pour eux, la question ne se pose pas. Ils sont, envers et contre tout. Avec un peu d’amertume, car l’égalité des chances n’est pas vraiment au rendez-vous et la société leur renvoie obstinément leur condition d’origine, leur couleur de peau… un parfum discrètement patriarcal voire colonial malgré des avancées.

Si l’ascenseur social est en panne, Armelle défend le service public pour qu’il ne le soit pas définitivement. Laura, docteur en pharmacie, évoque l’insertion professionnelle bien plus facile pour les camarades issus de milieux favorisés. Au fil des conversations surgit ce maillon essentiel de leur réussite : l’école de la République et l’entrée au lycée pour décrocher le bac qui semble conjurer la prédestination à l’échec. En creux se dessine le schéma qui marche : l’appui du ou des parents avec l’indispensable soutien humain et matériel des services publics, l’école en tout premier.

Et c’est là où le bât blesse. En fil rouge du documentaire, la voix off dite et écrite par Emmanuelle, professeure de français depuis 15 ans au lycée Denis-Diderot, traduit le sentiment partagé par ses collègues et le réalisateur. Le désengagement de l’État enfonce le clou de la marginalité au nom d’une fictive rentabilité (ZEP, etc. : tous ces changements de noms avec toujours moins de moyens) favorisant le focus sur les voitures brûlées, les trafics et les règlements de compte. Le jeune Abou établit un constat similaire à l’hôpital : épuisé par sa tâche d’infirmier en France et le sentiment de ne plus être au service des patients (60 à gérer), il a trouvé un poste à Lausanne où il s’épanouit (avec seulement 15 patients).

Alors ?
Croire en Nous. Préserver et solidifier entre nous ce commun nécessaire : la bienveillance au bon sens du terme et au bon endroit, à l’opposé du laxisme brandit par certains. C’est ce qu’ont réussi ces jeunes : investir the safe place, pas seulement matérielle, mais en termes d’éthique, d’intelligence, de conduite de vie. La galère – quelquefois noire – serait-elle le préalable pour ouvrir notre conscience vers une lumineuse épiphanie ? Avec l’obligation de provoquer le miracle qui peut nous sauver…

Par Luc Maechel

documentaire de Régis Sauder
image : Aurélien Py, Régis Sauder
montage : Agnès Bruckert
son : Pierre-Alain Mathieu
production : Thomas Ordonneau (SHELLAC)